Talleyrand et Charles de Flahaut

Talleyrand et Charles de Flahaut

1) La naissance de Charles de Flahaut

La plupart des contemporains et des biographes de la Révolution et des époques impériales attribuent à Talleyrand la paternité du jeune Charles de Flahaut, né le 21 avril 1785, rue de Gramont à Paris.
Sa mère s’appelle Adélaïde Flahaut, née Filleul. Ils se seraient rencontrés à plusieurs reprises, vers 1780, dans les salons du monde aristocratique et littéraire.
Elle était férue de politique et servait de son mieux les intérêts de son amant. Elle disait qu’elle était « mariée de coeur » avec Talleyrand, qui fréquentait assidument son salon au Louvre.
Le vieux mari, le comte Flahaut de la Billarderie jouait l’ignorance. Quand sa femme mit le petit Charles au monde, il endossa sans sourciller la paternité.
Mais tout le monde savait que le père naturel se nommait Talleyrand


2) Les « services » de Talleyrand pour Charles de Flahaut

Dès lors, Charles de Flahaut bénéficia tout au long de sa vie, de services prodigués par Talleyrand.

En 1798, Mme de Flahaut et son fils étaient rentrés en France grâce à la protection de Talleyrand devenu ministre des Relations extérieures. Il ne côtoyait plus son ancienne amie, mais continuait avec elle quelques relations dont son fils était le motif majeur. Le jeune Charles se faisait remarquer au piano, accompagné de son maître de piano, Jadin, après un dîner au ministère des Relations extérieures. La fibre paternelle relançait en lui une fierté toute naturelle. Il écrivait un jour à son fils : « Tu es un des premiers intérêts de ma vie, et quand je dis cela, je les réduis à deux ou trois. Je t’embrasse et te presse contre mon coeur. »

En 1799, Talleyrand place son jeune fils au ministère de la Marine ; il est titularisé le 2 septembre 1799, comme sous-ingénieur hydrographe surnuméraire de la Marine.

Il suivra ensuite attentivement toute sa carrière militaire. « Après le 18 brumaire, Talleyrand va exercer sa puissante influence en faveur de son fils et cette influence ne cessera plus de se faire sentir pendant tout l’Empire. C’est à Talleyrand que Flahaut doit sa carrière. » (Emile Dard / Dans l’entourage de l’Empereur)

Une intervention essentielle : sauvé du peloton d’exécution
Charles de Flahaut aurait dû subir le même sort que son compagnon et ami La Bedoyère, condamné à mort et exécuté. La liste des proscrits est sur le point d’être publiée quand Talleyrand, à qui le roi Louis XVIII est redevable de sa montée sur le trône, lui demande audience et lui avoue sa paternité; le nom de Flahaut est radié de la liste des coupables publiée le 24 juillet 1815.
Et voilà pourquoi les auteurs d’une célèbre Biographie nouvelle des Contemporains , publiée en 1822 avec l’autorisation des pouvoirs publics, purent imprimer à l’article « Flahaut » :

« Le prince de Talleyrand, depuis longtemps attaché à sa famille, obtint la radiation de son nom, et il ne fut point compris dans la fameuse ordonnance du 24 juillet, mais on l’engagea à voyager pendant quelque temps chez l’étranger. »
Talleyrand lui fournit un passeport lui permettant de rejoindre la reine Hortense à Aix-en-Savoie.

3) Echanges épistolaires

Le Fonds Flahaut, contient de nombreux courriers de Talleyrand à son fils (58 lettres), classés sous la référence 565AP12 aux Archives nationales (CHAN)
accès à la correspondance

Ces lettres sont souvent empreintes de tendresse, et évoquent l’actualité, des points de vue de leur auteur, mais aussi des nouvelles des proches : Montrond, la mère de Charles de Flahaut etc…
En voici deux exemples :

[Londres,] 11 octobre [1831]

Mon cher Charles, il y a des mouvements dans quelques endroits, mais comme on est décidé à la résistance, cela n’aura rien de grave : voilà je crois la réponse à la question que renfermait votre dernière lettre.
Cependant si vous voulez lire une opinion de l’opposition qui fait assez d’effet à Londres, lisez le Quaterly Review de novembre, et vous lirez ensuite l’Edimburg Review d’octobre qui raisonne dans un sens parfaitement opposé ; ces deux articles sont l’un et l’autre bien écrits.
Le choléra distrait un peu de la politique. Il faut espérer que les charbonniers du Sunderland ne l’apporteront pas en France.
Aujourd’hui on dit que le typhus est du côté de Newcastle.
C’est bien des maux à la fois.
Nous allons faire un traité avec Van de Weyer qui est arrivé ce matin avec ses pouvoirs. Le traité sera signé par les cinq puissances ; ainsi voila l’affaire de la Belgique qui finit complètement.
Le Roi de Hollande, dans mon opinion, finira aussi, mais pas avant les premiers jours de décembre : c’est l’époque à laquelle il recevra des réponses de Pétersbourg qui lui feront perdre tout espoir de guerre en Europe.
Montrond n’est pas à Londres ; il tâche de s’amuser et d’être jeune.
Le whist ne me parait pas lui être favorable ; mais la fortune lui reviendra.
Je voudrais bien pouvoir un peu quitter Londres, mais il faut que tout soit en règle avec M. Van de Weyer avant que je pense à découcher 24 heures.

Adieu.

Mille amitiés.

Mes hommages à Madame de Flahaut.

 

[Londres,] 31 octobre [1831]

Mon cher Charles, pendant que vous arrangez une jolie maison à Paris, j’en arrange une à Londres pour être un peu mieux logé que je ne l’étais l’année dernière où je ne m’y croyais qu’en passant. J’ai loué pour trois ans l’ancienne maison de Mme de Lieven : mon appartement a pour moi le grand charme d’un rez-de-chaussée : et je me suis pressé de m’en emparer.
Je rentre depuis trois jours sans avoir mon grand et effroyable escalier de Portland Place à monter.
J’ai profité des jours de repos que me laissent les affaires belges et hollandaises pour déménager. Celles de Belgique vont finir : mais celles de Hollande seront plus longtemps à se terminer à raison de l’humeur et des indécisions du Roi Guillaume. Cependant il faudra bien qu’il arrive : le gouvernement anglais prend les choses au sérieux et puis le besoin de finir presse tout le monde.
J’ai lu un bien beau discours de Thiers sur les bienfaits de la paix : je n’ai jamais lu une plus belle improvisation.
Lord Grey est à la campagne avec un gros rhume : j’ai été l’y voir hier : il croit que dans trois ou quatre jours il pourra revenir à Londres.
Tout ce qui est à Londres, où aujourd’hui il ne reste pas grand monde, s’occupe du mariage de Waleski.
Ces pauvres Polonais ont bien besoin d’un peu de bonheur intérieur. Les entreprises leur sont refusées pour longtemps.
Adieu. Ecrivez-moi donc ! Faites que je ne sois pas tout à fait ignorant de ce qui se fait ou se prévoit à Paris.

Mille amitiés.

Tall.

Beaucoup d’hommages à Madame de Flahaut.


4) Relations difficiles ?

Leurs relations furent peu fréquentes, malgré une riche correspondance. Charles de Flahaut ne subit pas l’influence de son père naturel dans son éducation, qui fut assurée surtout par sa mère Adélaïde.
Une fierté réciproque semblait prévaloir dans leurs sentiments respectifs. Mais il ne fallait surtout pas mêler les sentiments à la politique !

En 1815, Napoléon envoya Flahaut à Vienne pour tenter de se rallier Talleyrand, pour négocier le retour de Marie-Louise, et pour proposer son propre plan de paix. Mais Charles de Flahaut fut intercepté avant destination.

Talleyrand était particulièrement fier de son « petit-fils » Auguste, fruit de la liaison entre Charles de Flahaut et Hortense Beauharnais. Il suivait son éducation. Il dit un jour à M Martin, le précepteur des enfants Dino : « N’avez-vous pas rencontré dans l’escalier un petit bonhomme que M de Flahaut tenait par la main ?
– Oui Prince !
– Eh bien ! souvenez-vous de ce que je vais vous dire : cet enfant-là sera un jour ministre. »
Talleyrand ne s’était pas trompé, il s’agissait du futur duc de Morny, ministre du futur Napoléon III.

Talleyrand recevait régulièrement Charles de Flahaut et sa femme au château de Valençay. Un courrier de Talleyrand à Barante confirme les bonnes relations : « M et Mme de Flahaut sont ici depuis quinze jours. Ils sont excellents, aimables, et parfaitement commodes à la campagne. »

En 1829, Flahaut emmène son fils à Aix-la-Chapelle où séjournent Talleyrand et la reine Hortense. « Etonnant tableau de famille que celui formé par ce grand-père, ce père et ce fils qui font consciencieusement semblant de se considérer comme des étrangers. » dira un contemporain.

Le partage de la Belgique fut l’un des principaux points de discordance entre les deux hommes.
En 1830, c’est l’avènement de Louis-Philippe, Talleyrand est nommé ambassadeur à Londres en septembre, et Charles de Flahaut hésite entre la poursuite de sa carrière militaire et une nouvelle carrière diplomatique. Il visait depuis quelques temps l’ambassade de Londres, et pensait succéder rapidement à Talleyrand, sous l’impulsion de son ami Sebastiani, nouvellement nommé aux Affaires étrangères, et de ses amis Lod Grey et le marquis de Lansdowne à Londres.
Sébastiani le charge alors d’une mission délicate auprès de Talleyrand : le persuader de l’utilité du partage de la Belgique entre les Pays-Bas, la Prusse et la France. Talleyrand, de son côté souhaitait éviter la guerre avec la création d’un royaume de Belgique, gouverné par un prince. Oui mais quel prince ? le duc de Nemours, fils de Louis-Philippe, proposé par les Belges ? le duc de Leuchtenberg, fils d’Eugène de Beauharnais ?
En tout état de cause, Talleyrand restait l’homme de la situation et se cramponnait à l’ambassade de Londres… Pour se débarraser de son fils, il le fit nommer ministre à Berlin en mai 1831.
Quelques courriers de Talleyrand sont significatifs de l’état d’esprit qui l’animait à cette époque :
« Je vis arriver à Londres, écrit Talleyrand, un émissaire du Cabinet. C’était le comte de Flahaut.On avait supposé que la protection bienveillante que j’avais accordée à M de Flahaut au début de sa carrière, me rendrait sa présence agréable dans les circonstances actuelles. M de Flahaut venait lui-même avec l’intention de préparer les voies à sa nomination comme ambassadeur à Londres, lorsque je serai dans le cas de me démettre de ce poste… »
Lors de la deuxième mission de Flahaut à Londres, Talleyrand se contenta d’écrire à Sébastiani : « Je vous remercie de l’avoir choisi pour me l’apporter »

D’avril 1832 à décembre 1836, les deux hommes interrompirent leur relation. Talleyrand en rendit son fils responsable, dans son courrier du 7 janvier 1836 :
« Mon cher Charles, de tendres relations ont existé longtemps entre nous ; vous seul les avez interrompues : j’aurais désiré que, guidé par votre cour, vous fussiez revenu à moi avant qu’une circonstance cruelle vous eut rappelé que mon affection pour vous est restée vive et qu’elle le sera toujours. » (il évoquait certainement Clémentine, deuxième fille de Charles de Flahaut, décédée à l’âge de 15 ans)
De son côté, Charles de Flahaut s’estimait profondément blessé par les manoeuvres de son père, notamment lors de l’ intérim bloqué à l’ambassade de Londres, Talleyrand devant se soumettre à un repos forcé de quatre mois.
Son épouse cachait mal son dépit à Londres, et envenima l’affaire, si bien que Talleyrand écrivit à la princesse de Vaudémont , le 16 octobre 1832 : « Je suis ici au milieu des intrigues continuelles de Madame de Flahaut, qui ne quitte pas Lady Grey et qui tient les plus mauvais propos sur notre gouvernement actuel… Le fait est que son mari est à Paris et elle à Londres nuisent véritablement au nouveau ministère, et envérité c’est bien coupable… Je suis forcé de me trouver un imbécile quand je repoussais comme calomnie tout ce que j’entendais dire de ce ménage… »

Après leur réconciliation en 1836, Talleyrand et Flahaut entretinrent à nouveau des relations familiales, empreintes de tendresse. Talleyrand mourut le 17 mai 1838. On assure que son fils assista à ses derniers moments, quoique les journaux de l’époque ne mentionnent pas sa présence. « Il se peut qu’il soit venu revoir le mourant ; il semble, en revanche, qu’au moment où le prince de Talleyrand se réconciliait in extremis avec l’Église, la place de Flahaut, fils de l’abbé de Périgord, n’était pas à son chevet. Mme de Dino et lui durent le penser. Un fait est certain, Flahaut n’assista pas à l’enterrement. Le 18 mai, il écrivit au ministre de la Guerre pour lui annoncer qu’il quittait Paris le lendemain. » (Françoise de Bernardy)


5) Conclusion

Talleyrand, avec sa béquille, a dû envier cet enfant de sa race. Il a aimé Flahaut, quelque fatigué qu’il fût de Mme de Souza. Il l’a aidé de son argent, fier de ses prouesses et amusé de sa carrière de séducteur, car Flahaut n’eût pas été le fils de Talleyrand et de Mme de Souza s’il n’eût mêlé l’amour aux combats. (Archives de la guerre, dossier Flahaut. – Frédéric Masson, Jadis , 2è série (papiers de Mme de La Valette )) (Emile Dard / Dans l’entourage de l’Empereur)

Mais il convient d’observer que Flahaut et surtout Morny n’ont connu Talleyrand qu’à travers Mme de Souza, leur mère et grand-mère, qui les a tous deux élevés. Ils n’ont donc pénétré, ni l’un ni l’autre, les secrets de sa vie publique et privée, que l’histoire a peu à peu découverts. Ils n’ont reçu de Talleyrand aucune tradition directe, n’ayant pas vécu à son foyer (Emile Dard / Dans l’entourage de l’Empereur)

Jean-Paul Flahaut