article du Colonel Fabre de Navacelle
dans « L’Investigateur »
extrait
Il s’agit ici des notes et de la correspondance d’un homme qui résida en France de 1789 à 1794, écouté de la Cour, plus tard ministre de la république des Etats-Unis, près de la Convention.
Je suis loin d’être parfaitement édifié sur la perspicacité tant vantée de Gouverneur Morris. Lui-même y croit beaucoup, prophétise et signale ses divinations. C’est un homme intelligent, gardant un sang-froid un peu dédaigneux en présence de passions qu’il ne partage pas, et ayant par devers lui, lorsqu’il est ministre en France, ou qu’il y réside de 1789 à 1794, l’expérience d’une révolution dont il a pris sa part et qui a réussi. Il se trompe souvent, comme tous les prophètes politiques ; mais souvent, il devine juste : il devine, par exemple, que la violence ne fonde rien de durable et rejettera un jour, dans les bras de quelque despote, la nation indignée et écoeurée de tant de sang versé. Il se souvient des transactions qui ont permis de terminer heureusement la révolution d’Amérique malgré les cris et les colères des violents, et les accusations de quasi trahison qui ont poursuivi Washington et lui-même.
Pour nous Français, c’est le moment où Morris est en France qui détermine l’intérêt culminant de ce recueil de notes et de correspondances. Mais on connaîtrait mal notre auteur, si l’on n’avait pas lu d’abord toute l’histoire de sa vie politique. Cette histoire est souvent fatigante et bien des détails des luttes de Morris, de 1771 à 1778, sont d’une lecture difficile. Il est bon toutefois de savoir à quel prix on devient un homme politique important sans cesser d’être honnête, sans cesser de faire passer ses principes avant son intérêt. Que de dégoûts à surmonter, et quels efforts pour rester juste quand on a si souvent quelque motif de s’irriter ou de s’indigner ! – Ce qui ressort de ce premier volume, c’est que Morris, de famille torie, s’attache à la révolution, dès le principe, essaie en vain de la réconcilier avec la royauté anglaise, renonce enfin à l’espoir d’y parvenir, et se trouve dès lors en communion d’idées avec Washington, qu’il aide de sa parole dans les assemblées, de son savoir en finances, plus tard de sa perspicacité politique en pays étrangers.