Mémoires de la comtesse Potocka

Mémoires de la comtesse Potocka

Trois revues présentent les Mémoires de la comtesse Potocka
revue des Etudes historiques (1911)
revue des Questions historiques (1897)
l’Année littéraire (1888)

* extraits des Mémoires de la comtesse Potocka

 


Revue des Etudes historiques (1911)

Mémoires de la comtesse Potocka (1794-1820), publiés par Casimir Stryienski. Paris, Plon et Nourrit, 1897, in-8 de XXXI-424 p. avec un portrait en héliogravure et un fac-similé d’autographe.
« Encore des Mémoires qui nous arrivent de Pologne, comme ceux de la princesse Hélène Massalka, ils sont pleins de charme et d’humour : ces grandes Polonaises étaient bien les Françaises de l’Europe orientale. La comtesse Potocka, qui a laissé les souvenirs aujourd’hui publiés, était la petite-nièce du dernier roi de Pologne, Stanislas Poniatowski. C’était une patriote ardente, qui a longtemps espéré, longtemps cru possible la résurrection de la Pologne. De là son admiration passionnée pour le grand conquérant en qui la malheureuse nation démembrée avait mis sa confiance et qu’elle a servi jusqu’au bout avec un inaltérable dévouement. Malheureusement, si Napoléon eut un instant la pensée de faire revivre un peuple héroïque, il n’osa pas, entraîné par les calculs de sa politique, mettre cette pensée à exécution.
Il séjourna du moins en Pologne un certain temps, réveilla les aspirations légitimes des Polonais, et surexcita leurs espérances en leur donnant un semblant de vie et de gouvernement. C’est là aussi qu’il eut le roman le plus persistant et le plus touchant de sa vie, du moins de la part de celle qui en fut l’héroïne et dont l’attachement ne se démentit pas. Ses lieutenants s’efforçaient de marcher sur ses traces ; mais ils y mettaient plus de brutalité et de fatuité, témoin l’aventure, si gaiement racontée dans ce volume, où la comtesse Potocka remit à sa place avec une spirituelle dignité le propre beau-frère du grand empereur.
Ce n’est pas seulement à Varsovie, d’ailleurs, que la comtesse fit sa cour à Napoléon ; ce fut aussi à Paris, où elle fit un assez long séjour en 1810. L’empereur fut pour elle bienveillant et plein de galanterie, mais elle n’avait pas la même sympathie pour sa compagne, l’archiduchesse Marie-Louise ; elle relève à chaque instant son inintelligence et ses gaucheries, et ne dissimule guère ses regrets du divorce de Joséphine. Néanmoins, quand elle quitta Paris, elle était encore pleine d’admiration pour le grand homme et de confiance en son étoile. La confiance persista quand elle le vit traverser la Pologne pour la désastreuse campagne de Russie.
Malheureusement la désillusion vint vite ; à quelques mois de là, Napoléon repassait à Varsovie, mais en fugitif, ayant abandonné son armée, que les saisons avaient décimée plus que les balles. Puis venait la campagne d’Allemagne et Leipzig complétait Moscou, puis la campagne de France et l’île d’Elbe, puis les Cent-jours et Sainte-Hélène. La Pologne était morte et bien morte. Napoléon eût-il pu la faire revivre ? C’est bien douteux, il était trop loin et la Russie trop près. Alexandre en eut un moment la pensée, mais son frère, qu’il avait pris comme l’instrument de cette pensée, n’avait pas la même foi que lui et la même largeur de vues ; il ne fut qu’en apparence, dit l’auteur, le gardien des libertés constitutionnelles accordées au pays, et le rêve d’une Pologne indépendante s’évanouit encore une fois.
L’ardente patriote qu’était la comtesse Potocka brisa sa plume quand elle eut perdu tout espoir, et, quoiqu’elle eût vécu jusqu’en 1863, le livre s’arrête en 1820. « Les malheurs sans cesse croissants du pays, écrit-elle, et mes chagrins personnels m’ont ôté non seulement le désir, mais encore la faculté de m’occuper de mes souvenirs. » Sentiment profondément respectable, mais que nous ne pouvons nous empêcher de regretter, car, à en juger par ce que nous avons sous les yeux, la suite de ces Mémoires nous eût apporté tout un contingent d’observations fines et de piquantes révélations.

(article de M. de la Rocheterie.)


revue des Questions historiques (1897)

 Les Mémoires de la comtesse Potocka étaient dignes de l’impression. Anne Tyszkiewicz est polonaise : elle décrit avec un sentiment d’horreur le massacre de Praga ; elle assiste avec exaltation à la distribution des drapeaux aux trois légions Polonaises ; elle raconte avec une profonde émotion les adieux que lui fit Joseph Poniatowski ; elle aime la Pologne d’autant plus que la Pologne est opprimée et a droit à l’affection de ses enfants ; mais son patriotisme ne l’aveugle pas : elle loue son grand-oncle, le dernier roi, Stanislas-Auguste, mais ajoute que « la nature si prodigue envers l’homme privé avait refusé au monarque ce qui seul fait régner, la force et la volonté » ; elle reconnaît les qualités de ses compatriotes, mais ne se dissimule pas leur forfanterie et leur vanité. Après la Pologne, la France est son pays de prédilection. Elle voudrait renaître Française. Mais elle ne sépare pas la France de Napoléon. Bien que l’empereur n’ait pas rendu l’indépendance à la Pologne, bien qu’il n’ait pas mis Poniatowski sur le trône, elle l’admire, elle lui voue un culte passionné, elle éprouve, lorsqu’elle le voit pour la première fois, une sorte de stupeur comme à l’aspect d’un prodige, et il lui semble avoir une auréole.

Elle est femme : elle narre d’une façon charmante comment elle veut un soir que son mari l’aime en plein air, au clair de lune ; elle ne cache pas qu’elle fut éprise de Charles de Flahaut, cet homme séduisant, ce héros de roman et preux chevalier, et, si elle n’a pas succombé, c’est que Charles s’attache alors et sacrifie sa liberté à une mystérieuse française, qui lui était depuis longtemps dévouée. (Cf. p.269 ; mais l’éditeur pouvait nous dire que cette Française était la reine Hortense qui eut de Flahaut un fils, le fameux Morny, né le 21 octobre 1811.) (On a écrit p.94 et ailleurs le nom de Kalkreuth Kalkreyter ; – pourquoi imprimer F… et non en toutes lettres Flahaut, puisque l’auteur dit que sa mère était Mme de Souza ?)
Elle aime les arts : elle avait appris à les aimer dans la galerie de Willanow ; elle visite à Paris l’atelier de David, de Girodet, de Gérard, ainsi que le petit musée particulier du galant Denon et, à propos des portraits de Gérard, elle dit qu' »un peintre habile doit faire en sorte que ses portraits soient des tableaux. » Elle a une grande culture littéraire : L’Iliade fut dès son enfance son livre de chevet ; une citation de la Nouvelle Héloïse dans le Génie du christianisme lui fit lire le roman de Rousseau ; elle dévora Corinne dans l’exemplaire de Napoléon. Le français dont elle se sert est vif, hardi, personnel. Les personnages qu’elle nous présente sont vivants : sa tante, Mme de Cracovie, veuve du célèbre Branicki et châtelaine du superbe Bialystok – les anecdotes qu’elle tenait de son père Poniatowski sur Charles XII sont curieuses – ; les émigrés Bassompierre, hobereaux prétentieux ; la princesse Borghèse aux formes admirables « trop souvent admirées » et son insignifiant mari ; Murat qui n’a de beau que son panache et qui fait à la comtesse une cour inutile : Narbonne, qui doit être son mentor et qui vient, tout fardé et « vieux Céladon », la surprendre au bain ! ; Davout qui raffole de Polonaises et vit à Savigny, dans un « abandon un peu soldatesque » ; la sévère maréchale Davout « qui ne perd jamais de vue le maréchalat, Junon d’Homère, femme forte qui ne devait rire qu’au dernier jour » ; le bon Maret, homme de tact et de jugement ; Bignon qui cache de grands talents sous une enveloppe bourgeoise et vulgaire, le prince de Ligne qui porte si gaiement sa pauvreté ; Mme de Souza qui soigne ses phrases et s’occupe excessivement d’elle-même ; Mme Walewska, jolie comme un Greuze et qui joint à sa beauté l’attitude et la situation commode d’une jeune veuve ; le tsar Alexandre, serré dans son uniforme et si raide qu’il a plutôt l’air d’un officier que d’un souverain ; le grans duc Constantin à la fois sauvage et pusillanime ; Mme Zajonchek « moitié ministre, moitié Ninon, moins la publicité » ; le généreux Adam Czartoryski ; le grotesque évêque de Pradt ; Marie-Louise au visage de bois et aux gros yeux de porcelaine. M. Casimir Stryenski, l’éditeur de ces Mémoires, s’est très bien acquitté de sa tâche. Son introduction offre une analyse spirituelle et fine de l’ouvrage. Il a du reste connu la comtesse et il la représente telle qu’elle fut dans sa fière et enthousiaste jeunesse, comme dans sa vieillesse résignée et doucement mélancolique. Les notes, sobres, instructives, témoignent d’une grande connaissance des choses de Pologne et de l’histoire du premier Empire.

(article de A. Chuquet)


l’Année littéraire (1888)

Histoire d’une grande dame au XVIIIè siècle ; la comtesse Hélène Potocka, par M. Lucien Perey (Calman-Lévy)

La « grande dame » dont il s’agit, dans le nouveau travail de M. Lucien Pérey (nous avons déjà respecté ce pseudonyme masculin), c’est cette jolie princesse Hélène Massalka, dont le journal de pensionaire avait servi, l’an dernier, à cet érudit aimable pour montrer de près ce qu’était l’éducation d’une fille noble au dix-huitième siècle.
Dans la seconde partie de cette étude, les souvenirs innocents de l’Abbaye-aux-Bois sont loin déjà. La destinée capricieuse a fait son oeuvre. Hélène Massalka, mariée toute jeune au prince de Ligne, ce type séduisant de grand seigneur, soldat et lettré, a reconquis sa liberté, s’est jetée dans d’étranges aventures, emportée par ce qu’on appellerait aujourd’hui un tempérament singulièrement passionné. Retournée dans son pays, en Pologne, auprès de son oncle, le prince-évêque de Wilna, – qui devait périr d’une mort tragique, pendu par le peuple soulevé à l’approche des Russes, –
Hélène de Ligne s’était éprise du comte Potocki et s’était unie à lui par un mariage au moins prématuré, car le comte était déjà marié.
L’histoire devient dès lors du vrai roman. Il faut obtenir le consentement de la comtesse Anna, l’épouse répudiée, à un divorce, qui n’était pas d’ailleurs pour étonner la société polonaise, ni la cour papale, qui avait à l’accorder, car, à ce qu’attestent les documents du temps, on divorçait furieusement, en Pologne. Mais la comtesse Anna adorait Vincent Potocki, tout autant qu’Hélène l’adorait elle-même, encore que cet heureux comte ne fût pas un homme très supérieur. Elle ne se résignait point aisément à le perdre, alors même qu’il avait déjà deux enfants d’Hélène. Les lettres de celle-ci, retrouvées par M. Lucien Pérey, montrent une période de craintes, d’espérances, d’abattements subits. Quel effroi pour celle qui n’est encore, au vrai, que la maîtresse du comte, si son amour ne reçoit point une consécration légitime ! Le comte Vincent et Hélène, s’ils sont le moins du monde séparés, s’écrivent des billets brûlants, jaloux, inquiets. Enfin, leur mariage est reconnu. Mais la jalousie d’Hélène, du moins, n’a pas lieu de cesser. Devenu un mari sérieux, le comte trompe sa femme, sans prendre même beaucoup de précautions pour dissimuler ses torts. C’est le beau-père d’Hélène, ce charmant prince de Ligne, qui aurait pourtant sujet de lui garder rancune, mais qui ne sait être qu’indulgent aux caprices d’une aussi jolie femme, qui prend parfois la peine de la raccommoder avec le comte. Pour essayer de retenir celui-ci, Hélène imagine des projets assez singuliers : elle veut marier la fille née avec le fils de Vincent Potocki, et, là encore, le vieux prince de Ligne seconde Hélène. cette indulgence dans les affaires de coeur est caractéristique, à cette époque. Une philosophie bienveillante excuse tout.
Les années se passent, cependant. Hélène revient, après les orages de la Révolution, dans ce Paris où elle a été élevée. De ses compagnes du couvent, combien existent encore ? Sa chère amie d’enfance, la petite de Stainville, est morte sur l’échafaud, et s’est mis du rouge avant de monter dans la charrette fatale, « afin, a-t-elle dit héroïquement, que la mort ne la puisse faire pâlir ». Mais les fêtes de la société nouvelle arrachent vite Hélène à ces souvenirs tragiques. C’est alors que ses lettres présentent un intérêt historique général, dans les détails qu’elle donne sur le monde de la noblesse peu à peu ralliée à l’empire, et qui déjà ne boude plus, n’osant plus croire à un autre avenir, au milieu des victoires de Napoléon. Hélène Potocka donne même un portrait de l’empereur, qui prouve qu’elle subit aussi l’ascendant de sa gloire : « Il n’est pas grand, dit-elle, mais je lui ai trouvé de la dignité dans le maintien et dans la démarche. Il est gros, mais on voit que ce n’est pas de la graisse : ce sont des membres nerveux et ramassés qui donnent plutôt l’idée de la force que de l’embonpoint. Je viens à la tête : Oh ! pour cela, on ne peut lui disputer un grand caractère, prononcé en tout genre. Rappelle-toi toutes les actions se sa vie : tu les y verras peintes. Sa physionomie passe de l’expression la plus sombre à la douceur la plus angélique. Son sourire est un ciel orageux qui s’éclaircit. » Il est vrai que, plus tard, elle ne portera pas un jugement moins enthousiaste de Louis XVIII. Au fond, la politique se résume pour elle aux hommages qu’elle reçoit. Si ces mémoires d’une jolie femme sont curieux, c’est surtout par la peinture qu’elle fait de la société de son temps, et c’est à ce titre qu’ils valaient la peine d’être recueillis. Les anecdotes piquantes ne manquent point. On ne se souvient de cette scène d’une féerie, où chacun voulant aller voir une fête, la garde d’un palais, de grade en grade, finit par être laissée à un chien. Une aventure à peu près semblable se passa la veille de l’entrée de Louis XVIII à Paris, alors qu’il couchait à Saint-Ouen. Il avait remis le soin de sa sécurité au duc de Berry. Mais celui-ci avait un rendez-vous amoureux avec une danseuse de l’Opéra et donna le commandement de la garde nationale au maréchal Oudinot, lequel avait, lui, rendez-vous, pour la nuit, avec sa femme. Il se déchargea sur le commandant de la garde nationale qui, à son tour, pour un motif analogue, appela un colonel de la ligne, et celui-ci, en cette nuit qui devait être si bien remplie pour l’amour, délégua ses pouvoirs à un capitaine. Voilà qui fait l’éloge de la chaleur de coeur des officiers de l’entourage du roi, sinon de leur scrupuleuse observation à leurs devoirs !
Singuliers retours de la destinée ! Hélène Potocka, cette si vraie grande dame, mourant presque subitement pendant une absence de son mari, fut enterrée avec si peu de pompe, qu’on ne lui acheta même pas une concession, et que ses restes, au bout de quelques années, furent jetés à la fosse commune. Quant au comte, il revint à sa première femme, et il l’épousa de nouveau.
Un des documents curieux de l’étude de M. Pérey consiste dans la reconstitution de la garde-robe d’Hélène Potocka. On ne songeait pas alors au linge de soie noire ! Il y est fait mention de cinquante camisoles de nuit en taffetas blanc, de deux cents paires de bas de soie blanche et cent paires de jarretières pareilles. Voilà d’affriolants détails intimes sur cette belle mondaine d’autrefois.


Extraits des Mémoires de la comtesse Potocka

Les Français à Varsovie
« Je recevais beaucoup de Français. Mon mari faisait toujours partie de ces réunions et m’aidait à en faire les honneurs.
On jouait quelquefois, plus souvent on causait. Le prince Borghèse, beau-frère de l’Empereur, était au nombre de nos habitués, mais personne ne s’inquiétait de lui. Je n’oublierai jamais que dans les courts intervalles où la conversation devenait un peu sérieuse, il s’en allait chercher des chaises, les rangeait deux à deux, au beau milieu du salon, et s’amusait en fredonnant à danser des contredanses avec ces muets figurants. Nous avions habituellement le brave général Exelmans, l’aimable Louis de Périgord, qui mourut un an plus tard, durant un voyage de Pétersbourg à Berlin, regretté de tous ceux qui l’avaient connu ; l’intéressant Alfred de Noailles, le beau Lagrange, et quantité d’autres dont le souvenir s’est effacé avec le temps, ou à cause de leur nullité.
Sur ces entrefaites, mon fils tomba malade. Toute la maison était désorganisée, j’étais séparée de mon enfant. Il occupait une des ailes de l’hôtel attenant aux appartements cédés aux aides de camp du prince Murat ; pour aller voir mon pauvre petit malade, il me fallait traverser la cour. On était au mois de décembre ; ce court trajet, devenu dangereux parce que le sentier était glissant, m’avait été sévèrement interdit à cause de l’état dans lequel je me trouvais. Ne pouvant à toute heure voir mon enfant, je me le figurais beaucoup plus mal qu’il n’était, et, ne me sentant pas disposée à prendre part à la gaieté des autres, je me retirai ce jour-là beaucoup plus tôt que de coutume.
Dès l’aube j’envoyai chez la bonne afin d’avoir des nouvelles. Quelle fut ma surprise lorsque, au lieu d’une réponse verbale, on me remit un bulletin de tout ce qui s’était passé pendant la nuit ! Je savais le nombre de fois que le petit malade avait pris sa potion, combien de temps il avait dormi, quel avait été le degré de la fièvre ! … Mon coeur de mère, sans connaître cette écriture, la devina.
Ce jour-là je fus embarassée en abordant M. de F… (Charles de Flahaut), et comme je hasardais quelques remerciements :
– Ah ! mon Dieu ! me dit-il, voilà comment parfois on se fait un mérite des choses les plus simples. J’étais de service cette nuit, il y a dans la chambre de votre fils un canapé commode sur lequel je me suis installé ; et, ne voulant pas me laisser aller au sommeil, j’ai tâché de m’occuper de ce qui se passait autour de moi. Votre enfant est hors de tout danger, ajouta-t-il avec un accent qui alla jusqu’à mon coeur.
Je ne pouvais parler… il me prit la main, la serra, sans oser y porter les lèvres, et s’enfuit bien vite.
Dès ce moment, il s’établit entre nous une sorte d’intimité. On eût dit une vieille et sainte amitié qui avait tout le charme d’un nouvel amour mystérieux et craintif.
Fidèle à mes devoirs, je n’admis même pas la possibilité d’un sentiment qu’il eût fallu écarter, et je me contentai de nier le danger.
Il me sembla permis d’avoir de l’amitié pour un homme qui réunissait toutes les qualités qu’on eût désirées dans un frère. J’éloignais le trouble que j’éprouvais lorsque je rencontrais ce regard doux et mélancolique, lorsque j’entendais Charles chanter ces délicieuses romances que jamais peronne n’a chantées comme lui. J’oubliais enfin, et ce fut le plus grand de mes torts, qu’une jeune femme ne doit avoir d’autre confident et d’autre ami que son mari. Mais aussi pourquoi le mien ne m’en faisait-il pas souvenir ? …
L’hiver de 1807 fut extrêment rigoureux. Le pays, déjà appauvri par le passage de l’armée russe, se trouvait à bout de ressources quand il fallut subvenir aux besoins de cent mille Français arrêtés sur un seul point ! Les troupes souffraient beaucoup et commençaient à murmurer, car elles manquaient de tout.
Savary, alors ai de camp de l’Empereur, proposa ce qu’il appelait un parti vougoureux, (il s’agissait d’affamer la ville en fermant les barrières, et de s’ emparer des vivres qu’on amenait journellement pour la subsistance des habitants.)
Napoléon, fatigué des murmures de ses grognards, accepta cette proposition, et les ordres furent donnés. Nous étions donc à peu près condamnés à mourir de faim. L’ami nous avertit, bien en secret, de ce qui allait se passer. Une indiscrétion aurait pu le perdre, il fallait donc parer au mal, sans compromettre M. de F… Nous tînmes conseil, et mon mari décida que, sous prétexte d’un soudain voyage, nous allions faire faire des provisions. Fort heureusement ces précautions devinrent superflues. Le prince de Neufchâtel et M. de Talleyrand ayant eu le courage de représenter à l’Empereur qu’il risquerait d’exciter une émeute, on se décida de faire ouvrir de force le cordon autrichien, ce qui nous procura, ainsi qu’à l’armée, des vivres en abondance.

Voyage en France en 1810
Depuis son rétablissement Charles (Charles de Flahaut) ne venait plus me voir aussi souvent ; il choisissait les heures où je recevais les indifférents, étant certaine de ne pas me trouver seule. Il s’informait cependant fort exactement de ce que je faisais, il n’avait cessé de diriger mes courses. Voici le billet qu’il m’adressa le surlendemain du magnifique bal de la garde dont tous les journaux du temps ont conservé le souvenir :
 » Que faisiez-vous hier soir ? J’avais espéré vous rencontrer chez la duchesse de L… Vous deviez y aller ; pour quoi n’êtes-vous pas venue ? Craignant qu’il ne fût trop tard, je n’ai pas osé me présenter chez vous, ou, si je dois être franc, redoutant de vous trouver seule, je m’en suis abstenu. Me permettez-vous de vous accompagner demain matin chez Gérard ? Tout le monde y court pour voir le portrait de Mme Walewska. ce n’est plus qu’ainsi que je veux vous voir. Quelque bizarre que je vous paraisse, ne me retirez ni votre confiance, ni votre amitié. Tolérez-moi, plaignez-moi. Si vous pouviez deviner à quel point je suis malheureux, vous comprendriez que j’aie plus que jamais besoin de votre indulgente amitié et que je suis digne de votre estime. »
Il est des instants dans la vie où un mot décide de l’avenir. Ces quelques lignes amenèrent une explication que nous redoutions et évitions tous deux.
M. de F… avait continué à me témoigner le même empressement que par le passé ; s’il avait recherché toutes les occasions de me voir seule, si enfin j’avais supposé avoir à me défier de ses projets, je me serais tenue en garde contre lui et contre moi. Mais cette persistance à m’éviter, cette mélancolie invincible dont j’ignorais la cause, le mystère dont il enveloppait ses sentiments, et, plus que tout, la sagesse qui dirigeait toutes ses actions, me troublèrent plus encore que ne l’eussent fait ses assiduités passées. Pour la première fois j’osai entrevoir que je l’aimais, et je le lui laissai deviner. Il m’est impossible de retrouver les paroles dont je me servis, mais apparemment il y avait dans ma réponse un tel accent de vérité, une si vive agitation, un regret si poignant d’en avoir peut-être trop dit, que Charles ne put se méprendre sur mes sentiments ; et la parfaite connaissance qu’il avait de la droiture de mon caractère me servit mieux que tout l’art qu’une coquette aurait pu déployer en cette occasion. Au bout d’une demi-heure je reçus le billet suivant :
« Pourquoi m’avez-vous écrit ? Vous avez achevé de me rendre le plus malheureux des hommes ! Il faut absolument que je vous parle, recevez-moi seul ce soir. »
Je restai anéantie. L’idée de son bonheur avait seule pu l’emporter un moment sur la rigidité de mes principes et sur la ferme résolution que j’avais prise de ne jamais manquer à mes devoirs. Dès que j’acquis la certitude de l’inutilité d’un si grand sacrifice, j’éprouvai un sincère désespoir.
Lorsque, le soir, Charles se fit annoncer, il me trouva à la place où j’avais reçu sa réponse, absorbée dans mes réflexions au point qu’il fut effrayé de mon immobilité. Assis auprès de mon bureau, j’avais machinalement saisi un canif et, sans y songer, je découpais mon gant. Une goutelette de sang me fit sortir de ma rêveris et porta l’effroi dans ce coeur si familiarisé avec le danger.
– Que faites-vous ? s’écria-t-il en m’arrachant le canif. De grâce, écoutez-moi. Ayez pitié de l’état dans lequel je suis. Le moment est venu où l’honneur m’impose le devoir cruel de ne vous plus rien cacher. Lorsque je vous vis en Pologne, je vous aimai avec ardeur et dévouement. Jusqu’à cette époque j’avais été fort léger ; il vous était réservé d’amener un changement complet en moi. Je m’étonnai souvent de l’espèce de culte que vous m’inspiriez, à moi qui suis si peu timide auprès des femmes… je n’osais vous laisser deviner mon amour ! Vous étiez entourée d’une telle auréole de pureté et de candeur, je vous voyais si exclusivement occupée de votre enfant et si soumise à vos devoirs, qu’il me sembla impossible et pour ainsi dire criminel de chercher à vous détourner du droit chemin.
[…]
Effectivement, je finis par recevoir l’ordre ou pour mieux dire la permission de rentrer, signé de la main de l’Empereur lui-même. Décidé à vous oublier, mais toujours poursuivi par votre image, je vous comparais involontairement à toutes les femmes que je voyais ; votre naturel, votre gaieté piquante, cet abandon tout particulier aux Polonaises, et qui, surtout en vous, m’avait semblé si séduisant, rendait à mes yeux les Françaises maniérées et dépourvues de cette originalité qui multiplie les moyens de plaire et de subjuguer. L’une d’elles cependant, et c’est la seule dont vous deviez à jamais ignorer le nom, arriva à mon coeur tout en cherchant à me cacher le sentiment que je lui avais inspiré. C’était d’elle que me parlait ma mère dans toutes ses lettres. N’étant point jolie, elle se croyait condamnée à ne jamais être aimée et n’osait même pas chercher à plaire ; son constant et généreux attachement se dérobait à tous les yeux sous les dehors d’une affection toute fraternelle.
Mes rapports avec son frère, qui était mon meilleur ami, me donnaient l’occasion de la voir sans cesse. Je l’observai longtemps avant de la payer de retour. Elle ne m’inspirait ni l’attrait que d’autres m’avaient fait connaître à mon entrée dans le monde, ni l’amour exalté que vous seule aviez fait naître dans mon âme. Ke finis par l’aimer, car j’eux mille preuves de son dévouement. Plus je l’appréciai, plus il me sembla indigne de tromper son attente. « Oui, me disait-elle de sa douce voix, mais si vous pouviez encore aimer une autre femme, aimer comme vous avez aimé en Pologne, je sens que j’en mourrais. » Ces quelques mots firent que je lui sacrifiai ma liberté. Depuis deux ans je me suis dévoué à son bonheur et je me suis cru moi-même heureux en voyant avec quelle reconnaissance elle acceptait ma sincère affection. Votre présence a détruit subitement toute illusion ; j’ai retrouvé auprès de vous les vives émotions que je croyais à jamais anéanties. Je me suis senti renaître à l’espérance, à la joie ; l’absence de mon amie, partie quelques jours avant votre arrivée, m’a livré sans défense à l’entraînement si puissant que j’éprouvais. Mais dès que j’entrevis que vous pourriez être touchée de tant d’amour, et dès que j’eus envisagé sérieusement ma position et ma conduite, la voix sévère de l’honneur s’est fait entendre ; j’ai compris que mon devoir était de vous fuir !!! J’ai beaucoup souffert et beaucoup lutté ; je voulais surtout que vous puissiez me garder votre estime. Je vous connais trop, je sais trop vous apprécier pour oser vous offrir un coeur enchaîné par le devoir à une autre existence.
« Vous êtes si digne d’être l’unique objet de mon culte que vous ne pourriez sans indignation voir une autre femme réclamer sa part de mon affection. Si en Pologne j’avais osé espérer qu’un jour vous pourriez m’aimer, j’aurais tout quitté, ma mère, mon pays, mes amis. Votre patrie serait devenue la mienne, je l’aurais défendue et servie avec cet enthousiasme que vous seule Polonaise savez si bien inspirer. Je vous voyais entourée d’hommages, vous étiez également aimable pour tous, jamais vous ne m’avez encouragé à faire un aveu. Maintenant je vous ai tout dit, j’ai rempli mon devoir… je ne vous ai pas trompée en abusant de votre touchante et généreuse confiance. N’en exigez pas davantage ! Gardez-vous de moi et de mon amour. Il est possible que, pour être bien sûr de vaincre, je devrais renoncer au dangereux bonheur de vous renconntrer sans cesse ! Mais vous avez de la raison pour deux ; comment trouverai-je le courage de vous quitter en songeant que bientôt la destinée va nous séparer peut-être à jamais ! Vous retournerez dans votre pays, et moi je tâcherai de me faire tuer à la première occasion qui se présentera. Or, vous savez, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique, que l’Empereur ne nous ménage pas ces occasions-là. Comment pourrais-je donc me priver du triste bonheur dont je puis encore jouir quelque temps ? Un condamné a dans tous les pays le droit de disposer de ses derniers moments. »
Je l’avais écouté en silence, il était tard, pour la première fois je le vis partir sans regrets. Mon coeur était prêt à se briser !… Un torrent de larmes vint enfin me soulager ; dès qu’il me fut possible de réfléchir, je sondai l’abîme au bord duquel j’avais marché. En rendant hommage à la crupuleuse délicatesse de celui qui m’avait soutenue au moment où j’eusse peut-être succombé, je compris toute l’étendue du danger auquel je venais d’échapper. Toutefois, l’estime et l’admiration vinrent encore exalter un sentiment dont je ne pouvais me défendre et qui pendant longtemps encore domina tous les autres. L’image de cette femme mystérieuse que je voyais sans cesse entre lui et moi m’était odieuse ! Je la parais de tous les charmes qu’elle n’avait peut-être pas, et je ne pouvais admettre qu’elle enviât mon sort, car, à tout prendre, la plus aimée devait se trouver la moins malheureuse.