Mémoires de la comtesse de Boigne (Tomes 2 et 5)

Mémoires de la comtesse de Boigne (Tomes 2 et 5)


extraits

Tome 2

… Miss Mercer, fille de Lord Keith, riche héritière mais fort laide, prétendait de son côté épouser le duc de Devonshire et lui apporter en dot son crédit sur la future souveraine. Tout le parti whig applaudissant à cette alliance, s’était ligué pour y déterminer le duc. Je ne sais s’il y aurait réussi ; mais, lorsque le mariage de la princesse semblait avoir assuré le succès de cette longue intrigue, elle échoua complètement devant le bon sens du prince Léopold. Il profita de la passion qu’il inspirait à sa femme pour l’éloigner de la coterie dont elle était obsédée, la rapprocher de sa famille et changer son attitude politique et sociale. Ce ne fut pas l’affaire d’un jour, mais il s’en occupa tout de suite et, dès la première semaine, miss Mercer, s’étant rendue à Claremont après y avoir écrit quelques billets restés sans réponse, y fut reçue si froidement qu’elle dut abréger sa visite, au point d’aller rechercher au village sa voiture qu’elle y avait renvoyée.
Des plaintes amenèrent des explications dont le résultat fut que la princesse manquerait de respect à son père en recevant chez elle une personne qu’il lui avait défendu de voir. Miss Mercer fut outrée ; le parti de l’opposition cessa d’attacher aucun prix à son mariage avec le duc de Devonshire et tout le monde se moqua d’elle d’y avoir prétendu.
Pour cacher sa déconvenue, elle affecta de s’éprendre d’une belle passion pour monsieur de Flahaut que ses succès auprès de deux reines du sang impérial bonapartiste avaient inscrit au premier rang dans les fastes de la galanterie. Il était précisément ce qu’on peut appeler un charmant jeune homme et habile dans l’art de plaire. Il déploya tout son talent. Miss Mercer se trouva peut-être plus engagée qu’elle ne comptait d’abord. Lord Keith se déclara hautement contre cette liaison ; elle en acquit plus de prix aux yeux de sa fille. Quelques mois après, elle épousa monsieur de Flahaut, malgré la volonté formelle de son père qui ne lui a jamais tout à fait pardonné et l’a privée d’une grande partie de sa fortune. Madame de Flahaut n’a pas démenti les précédents de miss Mercer : elle a conservé le goût le plus vif pour les intrigues politiques et les tracasseries sociales.

Tome 5

… Avertie par ce grand cœur qui ne lui fait guère défaut surtout dans la mauvaise fortune, madame la Dauphine se conduisit tout autrement. Elle prit le deuil de monsieur le duc d’Orléans, fit faire un service pour lui dans la chapelle de Kirchberg et manda à l’impératrice d’Autriche ne pouvoir se rendre à Vienne pour s’y trouver le jour de sa fête, selon son usage :  » Je suis atterrée, disait-elle, sans s’expliquer autrement, par l’événement de Paris. C’est, pour nous, un chagrin de famille.  »
La copie de ce billet, envoyée par monsieur de Flahaut, produisit une vive émotion à Neuilly. Le Roi répondit sur-le-champ à son ambassadeur, et sûrement bien, car il était profondément touché. Je crois savoir que ses paroles furent officieusement transmises à Kirchberg.

… Monsieur de Montrond était railleur, impitoyable, ne ménageait pas ses meilleurs amis, et emportait la pièce.
J’en veux citer un exemple entre mille. Monsieur de Flahaut, charmant dans sa jeunesse, mais tout à fait sur le retour et devenu très chauve, se montrait éperdument amoureux d’une jeune et belle comtesse Potocka. Il affichait ce sentiment de façon à se rendre ridicule.
Le jour de l’an approchant, il voulait trouver quelque chose n’ayant pas l’air d’un cadeau, mais de très élégant et de très recherché, pour servir d’étrennes à son idole. Le goût exquis de monsieur de Montrond étant reconnu de tous, monsieur de Flahaut alla le consulter. Il lui promit de s’en occuper.
Le soir au club, à travers une table, et au milieu de vingt personnes, il l’apostropha :  » Flahaut, lui dit-il très haut, tu cherchais ce matin un objet de peu de valeur mais très rare, à offrir à la dame de tes pensées… donne-lui un de tes cheveux, rien n’est plus rare.  » Le ci-devant jeune homme pensa tomber à la renverse, mais il n’était pas reçu de répondre à Monsieur de Montrond. Il se joignit aux rieurs.