Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut | Dossier 7 | Six lettres du 10 août au 1er décembre 1820

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Correspondance familiale
Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut

Dossier 7

Six lettres du 10 août au 1er décembre 1820

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 158)

10 août 1820

Que je te remercie mon bon ami, mon fils qui m’est si cher ; que je te remercie de ta bonne lettre du 3. Elle m’a fait pleurer mais du moins ces larmes étaient douces et m’ont fait du bien. Je suis très contente que ma fille revoie son père, cela doit leur faire du bien à tous deux. Tu ne l’as donc pas vu ! Enfin, une difficulté après l’autre . C’est ainsi que les hommes usent ce peu de jours qui leur est accordé.
J’embrasse tendrement ma gentille Emilie ; tous les matins je pense à elle, j’entends sa douce voix m’appeler maman car ce petit quart d’heure était bien tendre entre nous ; et quand Mme Fleury la soulevait du jardin à ma fenêtre, la pauvre petite me criait, me baisait sa petite main, me faisait toutes ses petites grâces qui m’ont laissé un si vif souvenir qu’il n’y a pas de matinée où je n’y pense, que Dieu la bénisse s’il écoute mes prières.
As-tu reçu ma petite lettre que je t’ai écrit par le courrier portugais et ma fille a-t-elle reçu ses paquets que j’ai portés moi-même chez M. de Marialesa (?) A-t-elle reçu aussi une lettre que j’avais chargée Mme Henry de lui remettre ? Je suis surtout inquiète des paquets.

Mon roman paraîtra lundi. M. Siméon remettra au Roi un bel ex. ce jour-là dont la reliure coûte un louis, ce qui ajoute au mérite de l’ouvrage.
Je viens d’écrire à Sir Charles Stuart pour lui demander la permission d’en envoyer un ex. à ma fille par son courrier. S’il me l’accorde, elle le recevra en même temps que cette lettre. Sinon il paraîtra à Londres dans le courant de la semaine et mon amour-propre le recommande à lady Jersey. J’ai lu toutes les phrases sensibles de votre courrier sur l’humble soumission dans laquelle la reine devrait se renfermer, cela m’a rappelé une bête d’histoire de ton enfance ; tu avais cinq ans, tu frappais à droite et à gauche et je t’avais promis le fouet la première fois que tu battrais quelqu’un, l’habitude l’emporta ; un jour où tu étais retombé dans cette faute, je voulus te fouetter, tu étais déjà très fort, je ne le suis pas beaucoup, tu te démenais comme un vrai démon et je ne pouvais parvenir à t’infliger ta punition ; je ne pouvais même te déshabiller (en été ce sera bien plus commode) enfin, une vieille bonne qui me respectait beaucoup et qui te voyait te tortiller, te dit : Mais monsieur, tenez-vous donc, voyez donc la peine que vous donnez à madame votre mère ! Les rires que cette bêtise me fit faire te sauva, tu ignorais mon pauvre ami que j’avais frappé à côté.
Gabriel est tout à fait brouillé avec la barbe bleue et cela le sauvera peut-être de la coquetterie de Mme P… Il se déshonore, finira par se distraire, et peut-être même par s’attacher. Il dit que non, mais sa jeunesse criera plus haut que sa raison.
Je m’arrête pour parler à ma fille. L’ambassadeur me fait dire à l’instant qu’il se charge de mon paquet. Voilà donc ce grand oeuvre, ma chère fille, je vous supplie qu’il n’y ait que lady Jersey et lady Gwydir qui le lisent car j’ai promis à à Bassange que je n’en enverrai point en Angleterre tant il craint que ceux qui l’auront lu ne l’achètent point (c’est flatteur pour moi) et il redoute surtout les contrefaçons mais si ces deux dames veulent le mettre à la mode, je crois qu’il gagnera beaucoup à la petite infidélité que je lui fais. Lisez-le encore comme…

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièces 159-160)

14 août 1820

D’abord, mon cher Charles, et comme la plus importante affaire, prenez votre ex. de Mlle de Tournon et page 199, dernière ligne, grattez le « p » de ressentit dont ils ont fait pressentit , ce qui est un contresens .
Voici un bel ex. que je vous prie de donner à lord Holland, je vous garde ici le vôtre pour que vous le fassiez relier comme ceux de la petite boîte car Horace Vernet m’a promis deux dessins que j’y joindrai quand ils seront finis.
Nous sommes fort occupés ici de l’abbé de Pradt qui va comparaître sur la sellette devant les juges ; chose qui n’était jamais arrivée à un archevêque, chose dont Rome refusait le droit à toute espèce de juridiction hors un tribunal ecclésiastique, chose enfin qui aurait fait excommunier toute la France dans un autre temps ; et que ce soit un ministère amoureux des anciennes us et coutumes qui la permette . C’est ce qui prouve bien l’aveuglement des passions. M. de Ségur, le père, disait hier chez moi à Mme de Nansouty, l’amie intime de M. Pasquier, : « Je voudrais que l’abbé de Pradt se rendît au tribunal en rachat et en piété  » Tu seras peut-être étonné que ces deux personnes se soient trouvées chez moi, c’est Mlle de Tournon qui m’a procuré ces visites. Elle a contre elle de paraître le même jour que le livre de M. Clausel de consigne contre M. de Case, et pour elle de servir de moyen d’attaquer Mme de Genlis à qui les libéraux, les gens d’esprit ne pardonnent point d’avoir corrigé l’article en disant des injures grossières à J.J.R. Je serai fort innocemment la main avec laquelle on la frappera ; je prévois cela.
Il y a aujourd’hui un terrible article contre elle dans le courrier.
As-tu vu M. de Case ? On se réjouit ici qu’il ait donné un dîner au général Foy et à M. de Polignac. Il reviendra un bien meilleur ministre lorsqu’il aura un peu goûté de la liberté d’esprit et de conversation dont on jouit en Angleterre, et de cet amour de justice qui y anime toutes les classes de ce règne de la loi que nous ne connaissons pas jusqu’ici, du moins la loi est une barrière qui n’a jamais arrêté personne, les puissants la franchissent et les petits se glissent par-dessous.
Toi qui es devenu tout d’une pièce, et qui t’indigne et te mets en sévérité depuis le regard jusqu’à la pointe des pieds, tu trouveras cela affreux et tu auras raison ; cependant tu en aurais ri autrefois ; tu es meilleur par tes principes, mais tu étais bien aimable par tes défauts. Et il y a du bonheur à se pouvoir coucher sur l’une et l’autre oreille, certain d’être content de soi, ou d’avoir enchanté les autres.
Gabriel me dit que M. de Montrond est revenu de Valençay ennuyé à tel point qu’on baille rien qu’en en entendant parler. Mme Dorothée est devenue mystique ; pauvre Edmond, considérer petitement cette grossesse qui est venue de Dieu grâce ; il craint que son oncle ne le force pas à garder le lit quand Dorothée accouchera. Il voit les esprits si disposés à croire aux miracles qu’il ne sait pas si on ne lui proposera point d’allaiter l’enfant. En attendant, l’oncle a défendu à Brunot de Boisgalin de venir à Valençay parce que la jeune dame avait été si émue des soins qu’il avait rendus à Mme Aimée de Coigny qu’elle éprouvait un entraînement, un penchant ; enfin l’oncle craignait tout cher Abner.
Voilà bien du bavardage mais je ne veux plus laisser échapper aucune des idées qui oppressent mon pauvre coeur. Le temps me rendra ton affection, et un travail constant et forcé me sauvera la vie. Regarde bien Mlle de Tournon et sois sûr que sans elle, je serais morte.
Je veux dire un mot à ma fille. Votre lettre, ma chère fille, m’a fait un sensible plaisir, je vous en remercie de tout mon coeur. Songez que toutes les fois que vous m’écrirez, vous me ferez du bien. Mon mari et moi nous avons été charmés de tout ce que vous nous dites de l’Angleterre et de votre éloge de la duchesse d’York. C’est si simple, si bien écrit, que nous l’avons d’abord lu tout haut, et puis chacun de nous l’a lu seul tout bas. Enfin, nous sommes deux à vous remercier. Je vous supplie, Charles et vous, que j’aie souvent de vos nouvelles et de celles d’Emilie. Je vous promets de rechercher tout ce qui pourra vous amuser dans ce Paris que vous connaissez si bien, et pour vous un seul mot qui me dise comment vous êtes tous trois et je vous en remercierai de tout mon coeur.
M. de Bourke est fort malade dans son lit. On dit la goute, mais je sais par Dupuytrain que c’est un catharre à la vessie. Brûle ce vilain mot et n’en parle point car ils s’en cachent comme si en Dannemark un ambassadeur ne pouvait avoir ce mal.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 161)

3 septembre 1820

J’ai reçu ta lettre du 29 hier mon cher enfant et elle m’a fait du bien. Je t’en remercie de toute mon âme. Ecris-moi, songe que chaque mot, chaque ligne me fait du bien, et que j’ai bien besoin d’être soutenue et consolée car toutes les peines m’accablent.
Ma soeur a enfin consenti à cette ponction, elle doit se faire après demain, mais elle veut que je sois présente, elle dit qu’elle sera courageuse si elle tient ma main, et je ne lui refuserai pas cette consolation. Les médecins ne m’abusent point, ils me disent qu’elle est inguérissable mais que cela pourra la faire vivre quelques mois de plus ; elle est si douce, si patiente, ne se plaignant jamais ; qu’Arthur dit qu’il n’a jamais vu une pareille malade.
Papa vient d’avoir un de ces rhumes et Moreau en a été inquiet, en tout les commencements d’hiver lui font toujours mal ; il est mieux mais très faible.
Après toutes ces douleurs, je te parlerai politique pour t’amuser, hélas, quand mes lettres sont gaies, c’est à force d’… comme lorsque j’écrivais mon Roman, ayant le coeur plein de larmes.
On est inquiet de Brest, on a imprudemment ordonné le désarmement de la garde nationale de cette ville, et ces bonnes têtes bretonnes ne veulent point consentir à une pareille ignominie. L’aigle Lauriston a été envoyé pour joindre la force du raisonnement à la magie de la persuasion. Où cette pauvre bête trouvera-t-il tout cela ? Les Rois peuvent-ils comme Dieu pouvoir donner le don des langues.
Je m’adresse à ma fille. Voici ma chère amie votre chaise remplie. J’espère qu’elle vous paraîtra moins laide. Donnez-moi des nouvelles d’Emilie, des vôtres ; et croyez qu’il y a au fond de mon coeur un attachement pour vous qui me rend digne d’être votre première et meilleure amie. Je vous embrasse tous deux de tout mon coeur. Ces Russes sont très propres ; laissez vos meubles couverts de leurs housses et ne font pas plus de bruit que des souris, je vous écrirai au 1er jour, mais aujourd’hui je suis si faible, si accablée moi-même que je ne puis dire un mot de plus.
Emilie dit-elle quelques mots de plus ? Marche-t-elle ? Parle-t-elle encore d’Augu ? Qu’elle est joile, gentille, gracieuse, intelligente auprès de ces masses de chairs qu’on promène dans le jardin et qu’on appelle des enfants. Je vous embrasse encore tous, et vous souhaite tous les bonheurs possibles.
M. le duc d’Orléans m’a écrit une lettre charmante sur mon Roman, papa l’a mise dans ses archives et le sévère M. de Marbois en est enchanté, vous conviendrez qu’après ce succès on peut être tranquille, car il n’a pas une figure romanesque. Lady Gwydir en a-t-elle été contente ? Mais ces pudiques amours sont de l’eau claire après le beau Roman que l’on plaide à la face d’Israël chez votre décente nation. Cette majesté me paraît une marie … ; et ces juges, des brunets déguisés en bride oison. Quel scandale ! Et cet ambassadeur dénichant des témoins et rédigeant leurs instructions après s’être nourris l’esprit de quelques mauvais livres à l’usage de la rappée. Du reste, notre ami Fourié qui veut des mathématiques en tout, et qui rit de tout me disait : Je ne vois là aucune preuve. Et quant au fond de l’affaire, vu l’âge de la coupable, cela intéresse le Roi … un peu ! et John Bull pas du tout ! Son esprit algébrique prétend qu’on dit toujours sur les femmes la moitié plus qu’on n’en sait, et les trois quarts moins que ce qu’il y a. En disant ces paroles, il croit défendre le beau sexe ! Et sa tête ronde se redresse d’un air gracieux. Tout le monde s’accorde ici à trouver inique le mode de procédure , même la sage Mme de Rumford ! Fourié prétend qu’il n’y a que les ignorants qui peuvent s’arrêter à cette danse de Mahomet, que c’est l’usage dans le pays et qu’il a vu des femmes qui aimaient mieux mourir que de laisser voir leur visage, qui assistaient très gravement à ces danses obscènes. Ce procès fera l’éternelle…

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 162)

20 septembre 1820

J’ai remis hier au petit Carbonnel les rasoirs dont il m’a paru très satisfait. Jusqu’à présent, il était resté à la campagne mais je lui avais écrit que votre présent était là, qu’il eut à venir le prendre sur ma cheminée si même il me trouvait sortie. Il m’a paru les regarder avec toute la joie d’un enfant. Son cousin arrive ici samedi. Ce pauvre Fabvier a été arrêté avant hier matin, par ordre de la Chambre des pairs et conduit dans leur prison ; on a arrêté aussi M. Combes banqier, neveu de Sieyes, et une douzaine d’autres ; tout cela pour la conspiration. Quelqu’un de bien instruit me disait que l’on n’avait osé l’arrêter que d’après l’invitation du duc de Raguse qui a dit : qu’il fallait l’arrêter, le juger, le condamner, et qu’après il demanderait sa grâce ; ce qui est sûr, c’est que la révolution en ayant été privée, ce grand homme est parti tout de suite pour sa terre. Il craignait sûrement que l’on ne vienne lui demander son appui pour l’arrestation seule, et préfère lui rendre un service éclatant. Personne ne sait encore de quoi on l’accuse car il est au secret. Ce qui est certain, c’est que le jugement devra être prononcé en plein air tant il y a de prévenus et de juges. Je ne vois point de local assez grand pour les contenir. En attendant, l’on fait des chansons. Mais d’après la composition de la Chambre, le jugement ne peut être douteux. Dans les deux pays, la voix des pairs et la voix du Prince. Mais gare qu’hors de là, le proverbe que la voix du peuple est la voix de Dieu ne se justifie. Surtout si par Dieu on entend la puissance, j’en suis effrayée.
J’ai remis à Mme de Bourke les 6 paquets de coton pour Mlle Rosalie, la pauvre fille ne sait ce qu’elle fait ; toutes les broseuses ici veulent du coton anglais comme une fois meilleur pour festonner et broder ; les lacets de laine ne seront faits que le 2 du mois prochain. L’homme ne les avait pas commencés. J’ai aussi remis à Mme de Bourke les rubans de la duchesse de Bedford. Lord Gwydir est parti sans me prévenir de manière que je n’ai pu lui rien remettre. Je ne puis trouver la lingère de lady Lansdowne rue traversière. Cette Mme Billiet était elle en boutique ou en chambre. Si c’est ce dernier, il faut m’envoyer son n° ou à peu près l’endroit de la rue parce que je saurai au 1er logement où elle sera llée si elle en a changé. On travaille pour lady Holland. J’attends la réponse de ma fille pour ses ch… et il faut les faire chaque couleur de la même nuance. Dès que j’aurai sa réponse, je les lui enverrai. Voilà je crois, la réponse à toutes les commissions. A présent je commence ma lettre.
Mes chers enfants, je suis d’une tristesse qui m’accable ; il n’y a pas de jours où je n’entende tous les malheurs qui sont trop vraisemblables à prévoir pour le Portugal. Je les écoute avec attention parce que je crois que cela soulage papa d’en parler, cependant je pense que ces prévoyances lorsqu’on ne peut rien aux choses sont un malheur de plus. Dieu qui nous cache si bien l’instant de notre mort, de celle de ceux qui nous sont chers, ne nous apprend-il pas ainsi que la vie serait un supplice continuel si l’avenir nous était découvert. Je n’ai vu personne qui ne se soumettait à la nécessité. Il faut donc l’attendre sans user ses forces ou la redoutant. Mais comme tout le monde sent différemment, je suis avec papa toutes les fautes passées, toutes les suites à craindre. Et lorsqu’après il part pour le spectacle, je reste moi, dans ma tristesse qui me suffoque. Si je n’avais pas Auguste, je ne sais ce que je deviendrais. Mais il m’intéresse toujours et me distrait quelquefois. Par exemple, il est revenu de son école en disant qu’il avait appris l’histoire de Joseph et qu’elle était charmante. M. Gallois lui a dit : Hé bien, conte la moi, ca je ne la sais pas. Alors après le mais, si, comme, et comment, après qu’il eut conduit Joseph dans le puits, il nous dit : Mais comme le puits était à sec, on le tira de là , et il devint l’esclave de Mme Putiphar ; mais comme il voulut faire des farces à Monsieur Putiphar, il tomba encore dans la peine. Mais, reprit M. G. , quelles farces voulut-il faire à M Putiphar – Oh ! Je ne sais pas, moi, peut-être lui a-t-il menti. Après cette belle paraphrase de l’histoire sainte, mon papier étant fini, je vous embrasserai mes chers enfants de toute mon âme. J’embrasse ma chère petite Emilie. Que je serais heureuse de la revoir douce et gracieuse et chère enfant.
Ma soeur est mieux.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 163)

14 novembre 1820

Je rouvre ma lettre parce que je crains que vous en donniez trop d’extension à ma pensée sur papa. Dieu me garde de dire ou croire qu’il se mettait à la tête d’un parti qui attaquerait les prérogatives Royales ; mais il suffirait qu’il soutînt les intérêts du peuple, qu’il défendît ses droits, qu’il prononçât le mot liberté, pour (ce qu’il ne manquerait pas de faire) que toutes les haines de la cour et des nobles s’attachassent à son nom et à sa personne, et que les envieux ou les ennemis de la fortune de … (qui a été extraordinaire à son âge dans son pays) s’en servissent chaque jour pour attaquer le père et mère ou fils. D’ailleurs, qui ne sait qu’en révolution les haines ne s’attachent qu’aux noms connus qui paraissent dans les commencements, nous en avons mille exemples chez nous. La cour détestant plus M. de Lafayette que Robespierre. C’est le général ordinaire qui a arrêté le duc d’Enghien, mais comme c’était un nom ordinaire, on ne nommera à tout jamais que M. de Caulaincourt qui n’y a été pour rien. Je pense donc que l’âge, la santé de M. de Souza, la situation de son fils, tout devrait faire désirer qu’il restât ici, mais je ne dirai pas un mot dans cette affaire et je me soumettrai à leur décision quoi qu’ils décident.
Je reviens à vous, Charles, le Loire dit que tu es toujours malade, obligé de prendre constamment médecine, cela me tourmente, comme tu serais tourmenté si Emilie était toujours souffrante. Je crois que ce climat humide et relâchant de l’Angleterre ne t’est pas bon du tout. J’en ai pour preuve que le mortel climat de Russie t’avais engraissé au lieu de te tuer comme tous les autres ; penses-y et songe que papa s’est abimé l’estomac par ces continuelles médecines, qu’il s’en repent bien aujourd’hui quoi qu’elles procurent un allègement soudain et momentané, et que depuis que Moreau lui fait prendre un peu d’eau de quiquina, il est mieux.
Adieu mes chers enfants, je vous aime et vous embrasse de tout mon coeur. Le Loire chante vos louanges à tous, porte aux nues la bonté de ma fille et la tienne, mais il dit qu’Emilie est un miracle. Que je serai heureuse si jamais je vous revois tous ! Adieu, adieu, je vous embrasse encore.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 164)

1er décembre 1820

D’abord, ma chère fille, voici les lacets et les laines pour les coudre. J’ai envoyé le Père de famille avec sa facture à M. Delessert. Les quatre garnitures montent à 60f 10c ce qui fait 15f chacun. C’est cher en gros mais pas en détail, car il y en a pour… C’est en laine et de très bon teint. je crois que les lacets de votre M. de la rue du Roule ne peuvent sevir que pour de la percole, car ils emporteraient toute mousseline. J’envoie à mon fils pour ses étrennes un livre que M. Gall. dit être excellent, et nécessaire pour connaître parfaitement tous les evénements de la révolution, tu étais si jeune alors que ce te sera plus nouveau et plus utile que l’histoire ancienne, enfin, on dit que c’est le livre le mieux fait, et j’espère qu’il te sera agréable. Son seul défaut à mes yeux, ou plutôt pour mes yeux, est de ne pas être en quatre volumes et en plus gros caractères mais cela contient tout.
Ma pauvre soeur recommence à grossir, cela me tourmente beaucoup, mais elle soutient cela aussi gaiement que le malheur, après avoir eu 500 mille livres de rente ; cependant c’est le malheur qui lui a donné une obstruction qui cause cette hydropisie.
On dit ici qu’il y a un Rgt Russe qui s’est révolté. C’est l’élite de l’armée, et l’on ajoute encore plus bas que trois autres régiments à qui l’on avait ordonné de marcher pour le désarmer ont refusé d’obéir ; je crains que ces troupes n’aient trop profité de leur voyage, peut-être l’Emp. Al. trouvera-t-il un jour qu’il n’aurait pas du les amener si loin, et que l’air de la France leur a été malsain. Les amis de M. Fabvier disent que son affaire va fort mal, ce qui est sûr, c’est que les derniers jugements qui ont été prononcés doivent effrayer. Du reste il est calme mais par une exaltation de fausse vertu, il s’est compromis dans ses réponses, en convenant qu’on était venu lui parler de ces projets d’insurrection, et qu’il avait pris toutes ces confidences comme faites par des agents provocateurs. On lui a demandé les noms. Il a répondu que lui, n’était pas un délateur et qu’il ne nommerait personne. Le voilà donc nécessairement compris dans la loi qui condamne la non révélation comme le crime, le fameux, le vertueux président de … à jamais célèbre, ne fut pas décapité pour un autre crime sans le card. de Richelieu ; il ne déclara point les confidences que son jeune ami St Marc lui avait faites, quoiqu’il eut fait tout au monde pour le détourner de sa folle entreprise et il fut condamné et exécuté. S’il eut trahi son ami, il aurait été méprisé ! Dans ce cas-là, il n’y a de salut que dans la fuite, assurément le point d’honneur qui fait qu’on se bat en duel est moins fort que l’honneur véritable de ne point trahir son ami, et qui supporterait un lâche qui refuserait de se battre. Mais les juges d’un card. de Richelieu, ou ceux du temps des partis mesurent le bien et le mal suivant leur ambition ou leur haine.
Au surplus, on plaisante sur ce que la Chambre des pairs, pour trouver un local assez spacieux, ira prononcer son jugement dans la salle nommée des pas perdus au palais. C’est une salle plus grande qu’une église et où St Louis tenait sa cour pleinière ; on l’a nommée des pas perdus parce qu’on perd beaucoup de temps à la traverser, tant elle est grande.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 165)

21 décembre 1820

D’abord voici qu’on me dit que le courrier d’aujourd’hui ne peut se charger que des deux paquets de ma fille, et qu’il faut remettre mes étrennes et mon gros livre au prochain courrier. D’ailleurs M. de Souza me fait observer qu’étant annoncé pour se vendre aussi chez Bossange à Londres, tu l’auras peut-être acheté. S’il est ainsi, mande-le moi et je ne l’enverrai point. Sinon, dis un mot et il partira, ce n’est point qu’il n’y parle mal du pauvre chou, ce qui me refroidit un peu, mais aujourd’hui, c’est du récitatif obligé. Cependant, je le supporte encore moins que ne faisait M. de Souza de Rossini, ici ce livre que M. Gallois trouve si bon, se vend 11 francs, et je suppose qu’à Londres il est fort cher tandis qu’à moi cela entrera dans mes comptes de librairie, ainsi parle sans te gêner, je n’ai plus que mon travail à donner, et je serai charmée de te donner des étrennes.
J’ai été très touchée de la fin de ta dernière lettre, ce que tu me dis sur la sécurité que tu désires me paraît juste , mais il l’est aussi de me dire combien de temps il te faut. J’ai besoin de le savoir pour des raisons qui me sont personnelles, enfin pour savoir si j’aurai le temps d’attendre ce retour que tu me fais entrevoir. Je me suis imposée des privations telles que personne ne les eut cru possibles, et depuis 15 mois j’ai dépensé pour tout au monde y compris le blanchissage 659 f sept sols. Je n’ai fait que ce que j’ai dû car je ne voudrais pas coûter un sol s’il était possible à cet excellent papa que la révolution de Portugal vient encore bouleverser, il me paraît content de ma sévérité pour moi-même, mais je sens à peine les privations et le malheur est comme l’orage qui purifie l’air. Cependant, si à travers toutes ces privations et tant de regrets et de larmes j’avais rencontré des regards un peu plus doux, j’aurais moins souffert. Que de fois le sourire de ma pauvre et chère petite fille m’a touché jusqu’à me briser le coeur, mais je ne peux plus écrire parce que je pleure. Je reprendrai tantôt.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 165)

23 décembre 1820

Quand tu m’écriras, je te supplie, ne parle point de ces 659f 7s, car lorsqu’à la fin de chaque mois papa ne voyait que 30 ou 40 francs, il ne trouvait cela que bien. Mais lorsqu’au bout de 15 mois je lui en ai fait l’addition à l’occasion d’une discussion d’économies, sur son petit livre rouge, je l’en ai vu si embarrassé, il avait même l’air de regretter, d’être presque honteux des privations que j’avais dû m’imposer. Et je suis sûr qu’il serait affligé que tu les connusses, aussi je ne te le dis que pour te prouver que tu peux reprendre ta sévérité. Lorsque je me les suis imposées, sans jamais en dire un mot pendant 15 mois, où puis-je penser compter sur mes résolutions, et quand je reconnais que je n’ai le droit ni de m’en vanter ni de m’en plaindre, je pense aussi que j’ai le droit qu’on puisse aussi compter sur ma parole, et une de celles que je me suis donnée, c’est que je vivrai ainsi tant que Dieu me laissera en ce monde. Encore aurai-je dépensé moins si le respect humain ne m’avait forcé à avoir un ou deux jolis bonnets, car je dois à mon nom d’être extérieurement comme tout le monde. Mais laissons tout cela.
J’ai été hier passé la soirée chez la duchesse de Plaisance. Mme de Dinau y est venue, elle était fort jolie, et paraissait assez embarrassée en me voyant, je ne comprenais pas trop pourquoi lorsque deux minutes après son arrivée l’on a annoncé M. de Boisgelin. Elle a rougi et m’a aussitôt regardée comme si elle voulait s’assurer de ce que j’en pensais, elle a bien tort, si elle croit que je me permettrais le moindre mot qui put affliger personne.
L’on nous a donné la nouvellle que Monsieur le duc de Bordeaux serait baptisé avec de l’eau du Jourdain, rapportée par M. de Chateaubriand à son voyage de Jerusalem ; c’est Sostène de la Rochefoucault qui a eu cette grande idée, et qui a décidé la cour.
Auguste devient de plus en plus charmant. Il a fait un thème ce matin tout seul, et si bon que M. G. a cru qu’on l’avait aidé. Je lui ai fait donner un répétiteur à son école qui le prend une heure et demie seul et le fait travailler. Je vais lui faire ôter son maître de danse pour lui donner un maître de dessin. Enfin j’espère qu’à ton retour tu seras content de ses progrès.
Je vous embrasse, mes chers enfants, de tout mon coeur et je vous souhaite bien d’être heureux.
Le Maréchal Soult était hier chez M. de Plaisance. Sa femme m’a demandé de tes nouvelles, c’est elle qui ayant une maison contigüe avec Mlle Bourgoin lui écrivit pour des difficultés de voisinage et signa sa lettre Elisabette de Dalmatie, à quoi l’autre répondit en signant : Iphigénie d’Autriche. Le Mael (?) nous a dit en parlant de la reine : J’ai passé beaucoup de temps à Brunswick et d’après tout ce que j’ai su, c’est une femme d’une conduite déréglée, ayant un langage vulgaire, mais d’un grand coeur, et capable plus qu’aucun homme que je connaisse de marcher à la tête d’une révolte et de se faire tuer dans une émeute..
Mais pour le coup, mon papier fini, adieu et God bless you tous les quatre. Le titre de mon livre est : réveil chronologique (?) l’histoire de France depuis 1887 jusqu’en 1818.

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