Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut | Dossier 6 | Vingt-neuf lettres du 1er janvier au 18 juillet 1819.

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Correspondance familiale
Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut

Dossier 6

Vingt-neuf lettres du 1er janvier au 18 juillet 1819.
La pièce 140 est précédée d’une note de Stanislas (de Girardin ?)

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 128)

1er janvier 1819

Je me suis levée avant-hier pour la première fois, et hier, j’ai joué au piquet, ainsi tu vois que je suis bien ; malheureusement, ce petit sorcier de Moreau m’a fait prendre médecine aujourd’hui et je l’ai avalée sans penser au jour du courrier, ce qui fait que je ne pourrai pas t’en dire bien long.

On assure que M. d’Osmont va être rappelé et que le duc d’Albert lui succède. Je ne sais pas si tu seras content de ce dernier choix. Le Chabrol de Lyon qui était rayonnant d’ultracisme va rester dans l’obscurité, il perd sa place au ministère de l’Intérieur, il n’y a qu’un cri contre M. Molé. Il croyait que jamais le Roi ne renverrait M. de Richelieu, ministre si considéré des étrangers et s’était jeté à corps perdu dans cette fraction du ministère ; mais craignant l’ascendant de M. de Case sur le Roi, il avait tout bonnement proposé à M. Lainé de le faire prendre, mettre dans une voiture et le faire partir à l’instant pour Petersbourg . M. Lainé s’est indigné de l’arbitraire et a dit à tous ses amis la proposition, de manière que les libéraux ne parlent que de la probité de M. de Richelieu qui malheureusement ne connaît pas la France ; de l’honnêteté de M. Lainé qui était aveuglé par la peur de la République, et de la noirceur et du criminel despotisme de M. Molé qui est le bouc d’expiation, c’est une révolte générale mais les ultras le prônent ; malgré cela son ambition est déconcertée et on le dit de très mauvaise humeur et fort malheureux.
Baring m’a fait dire par sa femme qu’il viendrait dès qu’il aurait un moment, je l’attends toujours. Et t’écrirai aussitôt.
La pauvre reine d’Espagne est morte faute d’une saignée, ce Roi se remariera, il n’est pas chanceux.
Ma chère fille, j’espère pouvoir sortir après demain pour toutes vos commissions. Avez-vous reçu nos étrennes ?
Dogen (?) a encore fait banqueroute, on en annonce quelques autres.
Mes chers enfants, je vous aime de toutes les forces de mon âme, et je vous quitte parce que cette médecine me fait mal au coeur.
Le duc de Devonshire a donné des étrennes superbes à la Reine de Suède et à la duchesse de Courlande.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 129)

13 janvier 1819

J’ai enfin vu M. Baring. C’est par erreur qu’on a refusé de payer ta lettre de change, il écrira demain pour qu’on la paye, ainsi tu peux tirer sur lui. Il viendra après-demain pour tout régler mais il est si occupé qu’il n’a pu me parler que debout, il a fait des cris de regret qu’on ait refusé de payer ta lettre. Il m’a chargé de te faire mille excuses. Je t’écrirai après demain plus en détail. C’est comme je l’avais pensé, qu’il n’a pas rendu compte à sa maison de notre situation vis-à-vis de lui.
Adieu mon cher enfant, je t’aime et t’embrasse de toute mon âme ainsi que ma chère fille.
Cette lettre part par la poste de France.
M. d’Osmont est positivement rappelé. M. de Caraman aussi.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 130)

17 janvier 1819

Je suis mieux mais d’une si grande faiblesse qu’on ne sent pas mon pouls. Du reste point de fièvre et presque plus de douleurs. Voilà sur ma bonne vérité mon état mes chers enfants.
Que dis-tu des 30 ou 40 graines de calomel dans les 24 heures ?. Mais mon enfant, tu voudrais donc que je perdisse toutes mes dents et mon peu de raison. Dieu te préserve de faire autant d’usage du calomel, cela fait lever les épaules à Moreau et tousser madame ta mère . D’ailleurs l’inflammation de mon foie était telle que ma bouche et ma pauvre langue ont été dépouillés et il ne restait pas de peau sur ma langue et je ne pouvais parler. Si j’y avais ajouté la moindre invitation, j’étais perdue. Hors certes, je veux vivre jusqu’à ce que mon âge résiste mes chers enfants et que j’aie béni ma petite fille. Ce sera un garçon puisqu’elle se donne déjà tant de mouvements. L’eau des veaux dont tu te moques me paraissait de l’eau de vie, enfin j’ai bien cruellement souffert, à ce pauvre Flemming, à ma pâleur, croira que je me suis enivrée d’eau de poulet.
Tu as dû recevoir une lettre de Baring qui répond à tout ce que tu écris à papa, qui t’écrira aussi jeudi car il est en course aujourd’hui.
Mon enfant, je t’en supplie, ne prends pas tant de calomel et de … Si tu as encore tes dents et si elles ne sont pas jaunes comme si tu avais cent ans. Le cher B. dit qu’on guérit le foie mais que le … attaque d’autres viscères. Et c’est un Anglais de 80 ans qui est frais comme une rose qui dit cette grande vérité.
Ma chère fille, c’est par vous que je finirai après avoir si ennuyeusement parlé de moi à mon fils. Que je suis heureuse que votre santé soit aussi bonne. Moi, Charles et votre enfant vous devons la reconnaissance pour le courage avec lequel vous avez supporté les souffrances de cette grossesse et l’ennui de cette éternelle chaise-longue, moi qui mets mon bonnet de docteur pour conseiller, je ne sais pas si j’aurais eu la patience de garder cette chaise-longue, enfin je vous admire et je vous en bénis.
Lady Hamilton m’a fait avoir une robe d’enfant de lady E. Mervart (?) ainsi les vôtres seront bien à la mode anglaise, mais il n’y en aura que trois dans ce que vous m’avez envoyé. J’en ai fait faire deux autres en mousseline à notre mode et j’espère qu’elles vous plairont.
Adieu mes bons amis, mes chers enfants, je ne puis en écrire davantage, je suis trop faible encore. Que nous sommes de pauvres machines, je ne puis ni parler, ni entendre parler, enfin j’ai été aux abois et j’accorde que la convalescence d’une maladie traitée à l’eau de veau est triste et longue.
Frecki demeure rue Blanche n° 21 Il y a 6 mois que je n’ai vu M. de Montrond , ainsi je ne puis lui donner tes instructions pour Flemming, mais Frecki y suppléera . Dieu veuille qu’il ne l’entraîne pas en salon, car mon favori Flemming a le coeur brûlant mais la tête… Au surplus j’ai envoyé ta lettre au courrier. Je crois que Stanislas G… va avoir une préfecture. Baring a du l’écrire hier.
Adieu mon excellent fils, je te bénirai à ma dernière heure, mais j’espère bien t’avoir vu et embrassé auparavant et même d’avoir vu mes enfants.
M. de Souza ne veut plus que je travaille au métier ma chère fille. Ainsi les fauteuils que je vous avais commencés ne seront pas finis, j’en suis bien fâchée. Je vous embrasse de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 131)

21 janvier 1819

Comment êtes-vous ma chère fille, et toi mon cher enfant ? Je suis beaucoup mieux, mais pour m’achever, je souffre à présent comme tu souffrais à Lyon ; enfin il faut souffrir ce qu’on ne peut ni guérir ni empêcher.
L’amiral Flemming n’est pas arrivé, du moins je le présume puisque je ne l’ai pas vu. M. Frecki a stylé Montrond sur les services qu’il doit rendre , aussi je n’ai pas à m’en mêler , mais à m’en inquiéter, oui.
Mon Dieu que je serai tourmentée de ce tableau que Gabriel t’a envoyé. Comment se fait-il que tu ne l’aies pas reçu ? Je serai si désolée qu’il fut gâté.
Mes chers enfants je ne puis en écrire plus long car je sors du bain et ne suis pas encore bien forte, mais toutes les douleurs ont cessé, il n’y a plus que de la faiblesse, et puis ce petit agrément qui est … la plus sûre preuve de guérison.
Je vous aime, je vous embrasse de toutes les forces de mon âme. Je suis bien contente ma chère fille que cette petite lampe vous ait été agréable ; je vous bénis et mon petit enfant de tout mon coeur.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 132)

25 janvier 1819

Pas de lettre de mon pays le dernier courrier, cela m’a attristé, j’imagine que Palmella est en course, mais avez-vous reçu le tableau, Gabriel et moi nous en sommes bien inquiets. Les nouvelles sont qu’Excelmanns est arrivé ici avant-hier ; il est maigre, mais du reste ni changé ni vieilli sous aucun rapport. Il a été le lendemain faire une visite au ministre de la Guerre et le hasard a voulu qu’il arrivât en même temps que le général Despinois et qu’on les annonçât ensemble. Leurs deux noms ainsi proclamés ont causé une rumeur … qui a fait pousser les coudes aux voisins de chaque parti opposé. Du reste je crains bien que cet excellent homme ne soit revenu pour voir mourir sa femme qui est dans un état affreux. Il paraît que dans ce village perdu où elle a été, on l’a blessée en accouchant, et non seulement elle est bien mal, mais elle souffre de douleurs horribles . On espère qu’il va être réintégré suer les tableaux … et qu’il touchera aussi tout son traitement de la Légion d’honneur, ce qui lui fera quatre années à la fois.
Mme de Ravignan qui est toujours dans la même exagération, est cependant une excellente mère et est parfaite pour sa fille et ses petits enfants, et Excelmanns ne dit pas un mot de politique, ne se permet pas une plainte sur le passé. Alors cela pourra aller.
Mes bons amis, je suis encore bien faible, je ne puis pas m’occuper un instant, mais cependant j’ai repris ma vie habituelle. Mon ouvrage que j’aimais tant, est abandonné.
M. de S… ne veut pas entendre parler de revoir paraître mon métier . Il se trompe, cela me distrayait sans me fatiguer, mais il a été si inquiet, si tourmenté, que je n’ose pas le contrarier. Mme de Bassano est ici et va chez toutes ses anciennes amies. Lord W. Russell m’a écrit une lettre bonne, charmante, sur ma maladie. En voilà une des phrases qui m’ont touchée aux larmes car je suis un peu faible .
« I saw M. de Funchall yesterday who told me that you had been seriously ill. This was the first that I had heard of illness my poor dear bonne mère ; how you suffer and no child to console and comfort you . But I was happy to hear at the same time that you were recovering. »
Au mois de juin, au plus tard juillet, j’espère avoir mon Charles, ma chère fille, et mon petit enfant pour me rendre foi, bonheur et santé, que je serai heureuse, trop heureuse et si je l’aurais acheté par bien des peines, ce me sera un tel bonheur que je n’aurais ni l’envie ni le droit de rien reprocher aux hommes, ni me plaindre du ciel.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 133)

28 janvier 1819

J’avais placé chez Mme Demidoff une certaine demoiselle mariée dont tu m’as vu m’occuper ; elle sait très bien faire les modes, et les robes, et d’ailleurs peigne très bien. Elle est très fidèle, très honnête, son seul défaut est d’être lente, voir si ce défaut est compatible avec ma fille. Alors je te l’enverrai tout de suite. Je réponds des modes et des robes, mais pour le peignage, c’est elle qui me l’a dit ; le fait est que c’était elle qui coiffait toujours Mme Demidoff qui était excellente au fond, mais qui avait une vivacité qu’on peut bien appeler le grand diable, et qui était très difficile pour ses cheveux. Si ma belle-fille la veut, je crois qu’elle en sera contente, sauf la lenteur, cependant elle m’a paru un peu plus délibérée depuis qu’elle a été secouée par Mme Demidoff. L’autre ne veut pas sortir de France à cause de sa mère. J’aime qu’on aime, les mères aussi, je ne l’ai pas autant gagnée que mon humeur contre elle m’en donnait l’envie .
Je n’ai reçu que le 26 soir ta commission pour Frecki, ainsi je ne l’ai vue que le 27 et nous sommes convenus de nos faits pour aujourd’hui 28.
C’est le général La Tour Maubourg qui est nommé pour remplacer M. d’Osmont, malheureusement l’Europe présente beaucoup de jambes de bois ainsi j’espère que la sienne lui offrira plus de raison d’estime que d’éloignement. Il est frère de Mme de Villeneuve, amie de Mme d’Arblay, ce qui me fait imaginer qu’il sera d’abord introduit chez Lord K. où je suppose qu’il parlera de toi si l’occasion s’en présente, avec l’estime que je lui ai toujours vu professer pour ton excellence, mais je ne l’en préviendrai ni ne l’y engagerai. Car à moins qu’il n’ait l’habileté infuse des Maubourg, je ne crois pas que son adresse s’étende par-delà la famille ; mais je crois à sa loyauté, car au milieu de tous ces abandons d’amitiés, il est toujours resté fidèle, à M. de La Fayette par exemple, et à tous ses amis.
Le général Andreossy est nommé ambassadeur à Constantinople, ce qui fait jeter les hauts cris aux ultras. C’est un pair des Cents-Jours. Le général Fata (?) est un peu piqué de se voir oublié mais peut-être attrapera-t-il quelque chose ; cependant j’en doute, ceux dont il s’est éloigné ne le lui pardonnent pas ; et ceux qu’il a courtisé, révérencié, n’en veulent pas.
Croirais-tu que le comte Molé a eu la bassesse de demander à ce nouveau ministère l’ambassade d’Angleterre, mais Sir Charles Stuart a insinué qu’il ne plairait pas (ceci entre nous trois) Il en a été de même pour M. d’Alberg. Il paraît que M. de Jaucourt qui avait été mis sur les rangs et qui y aurait fort convenu, a été éloigné par la crainte que sa femme étant une divorcée, n’éprouvât quelques désagréments. M. de Caraman sera rappelé de Vienne; on ignore encore qui lui succédera. Mme de Bassano qu’il a fort persécutée en Autriche, le travaille ici d’une jolie manière. Et même avant le départ de M. de Richelieu, ayant été conduite chez lui par M. de Semonville, elle lui a raconté toutes les persécutions qu’il avait fait éprouver à tous les bannis et M. de Richelieu n’en revenant point a fini par la prier d’être bien convaincue que ce n’avait été ni par les instructions, ni d’après les intentions du gouvernement français.
Actuellement, ma chère fille, je reviens à vous. Je me suis d’autant moins plainte de ce que Monsieur de Lieven n’avait pas invité Charles chez lui, que le premier mot de Mme de Nesselrode a été pour me dire qu’il n’était sortes d’éloges que Mme de Lieven n’ait fait de Charles, la veille chez elle, et cela avant que j’eusse vu Mme de N… . Elle … simplement de M. d’Osmont dont j’ai parlé avec indignation, c’est je crois le seul homme que je déteste et j’ai fort bien dit et expliqué que c’était uniquement la faute de M. d’Osmont ; au surplus j’en ai parlé de même avec le plus souverain mépris à lord Castlereagh qui est venu me voir une fois pendant son séjour ici. Ce qui me regarde seul s’efface, mais ce qui regarde mes enfants … , au lieu de s’effacer et je suis comme (sauf comparaison) comme le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, je hais jusqu’à la troisième génération ceux qui ont été mal pour Charles. Cele jamais je ne le pardonnerai, mais ceux qui l’ont aimé dans le malheur, et c’est vous ma chère fille, je les honore, les adore, et donnerais ma vie pour eux.
Mes chers enfant, je vous embrasse de toute mon âme.
Je crois que le duc de Vienne qui te fait mille compliments va avoir le plus grand chagrin, son excellente mère est bien mal. Baring a dû t’écrire. La maison Gabriel est en très bon état. C’était la peur qui faisait tout craindre.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 134)

1er février 1819

J’ai rêvé cette nuit que ta femme était accouchée le 21 avril, ce serait un assez beau bouquet qu’elle te donnerait, enfin j’ai rêvé cela ; j’y étais, j’ai reçu le petit garçon car c’en était un et j’étais fort heureuse.
Palmella n’est point encore arrivé mais j’ai reçu la baptiste d’Ecosse. Je voudrais savoir ce qu’elle coûte en Angleterre ; ou plutôt à Edimburgh car ma chère Mme Dupont ma lingère, m’a dit : mon Dieu, madame, faites-moi avoir … de cela, et je vous donnerai toutes les broderies du monde en échange. J’aimerais à faire un échange avantageux et à envoyer à ma fille une certaine robe que j’ai eu. Ne prenez pas vos airs dignes, monsieur Charles, les Anglaises qui sont ici en font autant tous les jours. Je n’ai pas encore pu savoir si les Shall brodés en or pouvaient être vendus ici, je ne le crois pas, car tous les objets de luxe se donnent au lieu de se vendre (exempté les mousselines brodées). Il faudrait cependant savoir ce qu’ils coûteraient à ma fille et l’on pourrait juger à quoi on pourrait les placer ici.
Je vous remercie mille fois ma fille de votre excellent thé, nous en avons pris et c’est réellement excellent ; mon mari a été bien sensible à cette attention de bonté. Il est toujours d’une tristesse terrible et ne veut plus voir … il lève au ciel ses grands yeux noirs puis ne dit plus rien. Car entre nous, il a peur de manger, de parler. Je m’étais arrangée avec Moreau pour qu’il amène Despuitrain chez moi, cette petite bête de Moreau le lui a dit : il s’est mis dans une colère horrible, enfin tout cela est bien triste.
Tu auras vu la proposition de M. Lafitte, il est convenu que le jour où elle devra être prise en délibération : les ministres viendront tous à la Chambre et diront : que le Roi ne souffrira jamais qu’on altère en rien la loi des élections. Alors Lafitte proposera de changer sa motion en une adresse de remerciement. Si cela ne passe pas, l’on cassera les Chambres, l’une chassée, l’autre dégradée dans l’opinion, nous voilà dans un joli taudis. Le Roi est très sombre et ne parle à aucun courtisan. Excepté Arnaud, tous les bannis.
Je vous aime, je vous embrasse de toutes les forces de mon âme.
Victor Maub… a penché pour la majorité de la Chambre des P.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 135)

3 février 1819

Nous sommes ici dans une agitation extrême pour cette proposition de M. Barthelemy ; elle a passé hier dans la Chambre des Pairs à une majorité de 83 contre 55. Lanjuinais a parlé si fortement contre qu’il s’est fait rappeler à l’ordre, il leur a dit textuellement : « Vous ne voulez que changer le ministère, hé bien vous parviendrez à avoir un ministère digne de 1815, avec tous les accompagnements et bientôt après vous aurez le Réveil du peuple ». Cela, ils l’ont passé doux comme miel , en gens qui se croient (et qui disent tout haut) sûrs de la Garde royale et des Suisses, mais il a ajouté : Déjà l’on voit des cocardes vertes, il y en a dans les provinces, on en a vu à Paris. C’est pour cela qu’on l’a rappelé à l’ordre. Cependant, M. de Case est monté à la tribune et a dit : L’on m’a bien fait le rapport qu’une dizaine de brigands qui commettent toutes sortes de désordres sur les grands chemins portaient la cocarde verte, mais du reste la nation est tranquille. Il a répété cependant que la proposition de M. Barthelemy était la plus funeste qu’on pût présenter. Elle n’en a pas moins passée, mais d’après la charte, il faut dix jours avant qu’une proposition d’une Chambre soit prise en considération dans l’autre. Et dans cet espace de temps, vous verrez des pétitions arriver de toutes les parties de la France ; c’est déjà un mal incalculable que d’avoir sommé les … citoyens à se réunir entre eux que de laisser avoir … au peuple que la noblesse est son ennemie née. Les propos des cafés sont affreux contre eux. Enfin tout ceci ressemble à 1791 comme si l’on y était. Et j’ai bien pensé que de même les constitutionnels se croient obligés d’appeler à lui le peuple pour défendre la liberté comme ils ont fait alors. L’on dit tout haut que ceci est la St Barthelemi de la liberté, à côté de toutes choses est le Roi qui met de la lenteur et donne son poids à tout. Il y a 4 jours qu’il a dans sa poche une liste de cinquante nouveaux pairs qu’on devait introduire dans la Chambre, il l’examine, il l’examinera et pendant ce temps, la proposition passe et ils arriveront à la Chambre lorsqu’ils n’y seront plus nécessaires , du moins pour cette grande question, on devrait changer tous les préfets ultras, on n’en a ôté que 6 et trente sont à Paris menacés de perdre leur place, se réunissent entre eux, parlent dans leurs réunions des esprits inquiets et fort irrités de l’incertitude de leur sort qui les tourmente depuis deux mois, ils retourneront dans leurs départements feront en-dessous tout le mal qu’ils pourront au gouvernement actuel, et jamais on n’aura de repos. Qui a fait tout cela ? Deux hommes qui veulent à tout prix être ministres : M. de Talleyrand et M. Molé. Pozzo di Borgo s’est … et a déclaré à M. de Case qu’il n’y avait plus que les ultras auxquels on peut se réunir. De là une querelle terrible et une séparation, brouillés à ne plus se revoir, nonobstant le lendemain, M de Case ayant reçu du monde, Pozzo y est arrivé. Le ministre causait avec M. de Vicence lorsqu’il est entré. Pozzo est venu droit à lui en disant : il faut oublier tout cela et lui tendant la main. Cases s’est retiré en répondant : Non monsieur, je n’ai pas de main à vous donner, je la donnerai à M. de Vicence mais à vous jamais.
Le gouvernement a reçu hier une lettre de l’empereur de Russie qui en témoignant le regret que le Roi se soit cru obligé d’éloigner M. de Richelieu, se félicite que le nouveau ministère soit aussi bien intentionné pour la paix générale, et pour la bonne harmonie entre les deux puissances ; enfin une lettre très bonne est très rassurante. C’est aujourd’hui que l’on doit discuter à la Chambre des députés la proposition de Lafitte pour demander au Roi qu’il ne soit rien changé à la loi des élections : on assure que le ministère par l’organe de … que la volonté du Roi est qu’il ne soit apporté aucun changement à la loi des élections et qu’alors Lafitte changera de proposition en une adresse de remerciement. Si cette adresse ne passait pas, l’on casserait la Chambre ; alors Dieu sait quels députés l’on verrait arriver. Je crois que ce qui produit la lenteur des ministres est la peur intérieure qu’ils en ont. Ils promettent beaucoup au parti libéral, et ils n’ont encore rien tenu ; cependant il serait pénible qu’ils se fussent flattés jusqu’à hier de ramener encore la Chambre des Pairs car les gens à délais sont sujets à illusion, mais je finirai toute ma politique demain.
Tu as donc terriblement souffert, mon pauvre enfant, l’on connaît ici ces fièvres locales et l’on t’aurait donné plutôt du quinquina, mais je te conseille bien de n’en pas faire abus car il produit souvent des obstructions. La douleur cessée, tu dois finir le quinquina , du moins voilà ce que ma raison me dit, cependant je suis loin de donner des conseils, de loin ils sont trop téméraires, ce que je sais de mieux, c’est que j’aurais bien voulu souffrir à ta place.
Je suis enchantée de l’heureuse délivrance de lady Grey, j’étais inquiète de ses tristes pressentiments. J’espère que la voilà guérie de se tourmenter sur l’avenir, il y a un joli quatrain de … sur ces tristes prévoyances qui finit par : qu’ils vous ont donné de peine ces maux que vous n’avez point eus.
Je suis très contente que votre petit Ficknos (?) vous plaise. Je le crois très bien instruit de l’état de l’Europe. Si la France se met en mouvement (ce que les ultras ont bien amenés, du reste ils disent tout haut qu’ils désirent la guerre civile et qu’ils la feraient aujourd’hui avec avantage) je crois qu’ils se trompent mais c’est leur idée et le motif de leur conduite. Je crois donc que si la France se met en agitation, la péninsule se mettra en révolution et qu’excepté cet oasis d’Angleterre, nous verrons de terribles troubles partout.
Mais adieu mes chers enfants et à demain, je vous enverrai vos rubans par la première occasion. Votre Schall noir est raccommodé, il partira de même, mais il y avait tant à faire qu’il a coûté 80 frs de raccommodage. Je vous enverrai les morceaux qu’on en a parce qu’il est si mauvais que tous les fils se cassaient sous l’aiguille. Combien voudrait en avoir du Schall rouge dont vous m’avez parlé, j’espérais pouvoir les placer.
Je vous embrasse tous deux et vous aime de toute mon âme. Mes chers amis, je vous écris régulièrement par les deux courriers de la semaine, je ne conçois pas 5 jours sans lettre de moi.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 136)

4 février 1819

Hélas mon enfant, chaque jour nous amène de nouvelles peines ; papa en a une dans ce moment que son excellent esprit ne peut surmonter. Il a eu la faiblesse de faire mettre une fausse dent de devant, il y a plusieurs années ; cette fausse dent a ébranlé les autres et découvert un os de la gencive et il y a exfoliation ; enfin il paraît qu’il va perdre tout un côté de ses dents, que cela lui fera dans la figure un creux presque difforme. Eh bien cela lui cause une mélancolie qu’il ne peut vaincre et il m’a dit qu’il ne se montrerait plus, qu’il ne pourrait plus ni parler ni entendre. Je ne puis te dire l’effet que cela lui fait, et j’en ai le coeur brisé. Ne me réponds pas là-dessus car cela lui ferait de la peine que je t’en aie parlé. Mais il en est venu à une humeur noire qui m’afflige profondément car depuis toutes ces années de persécutions, de solitude, et de malheur, nous sommes unis plus étroitement que jamais et nous nous sommes devenus si nécessaires qu’en vérité la fin de l’un serait la mort de l’autre. Nous sommes deux frêles machines qui marchons en nous soutenant mutuellement, mais si l’un des appuis manquait, l’autre tomberait. Je suis encore bienheureuse qu’il ait conservé son goût du spectacle et quoique pendant ce temps je reste souvent seule à faire des patiences car on ne peut toujours lire, et je ne travaille pas à la lumière. J’éprouve toujours un sentiment de joie lorsque j’entends sa voiture s’en aller et je remercie le ciel qu’il ait encore cette distraction, enfin que de peines ! Et les grands malheurs, les persécutions, les proscriptions n’enpêcheront point les tracasseries d’affaires, les dérangements de santé, les infirmités de la vieillesse, ces grands malheurs qui paraissent surpasser les forces humaines sont par-dessus le marché.
M. de la Tour Maubourg part la semaine prochaine, il m’a écrit qu’il viendrait prendre mes ordres ; et ces ordres seront de dire sur mon Charles tout ce qu’il en connaît, tout ce qu’il en a vu. Je suis même assez heureuse, mais pour que la vérité satisfasse assez mon orgueil, … qu’elle soit assez flatteuse.
Ma chère fille, avez-vous enfin reçu mon tableau, ou plutôt le tableau de Gabriel. En avez-vous été contente ? Et aura-til l’honneur de devenir un tableau de famille. Je vous ai écrit au nom de Gabriel pour vous remercier du beau cachet et je crois être sûre qu’il m’a dit vous en avoir écrit aussi pour vous remercier, mais je crois qu’il y a beaucoup de nos lettres de perdues. Ou du moins de bien retardées. J’en ai reçu une fois de vous deux, cinq à la fois, parce que notre ami Pal… avait été à Brighton. Le dernier courrier, je n’en ai pas eu, mais adieu mes chers enfants, je finirai ma lettre demain, je vais me lever pour monter chez mon mari et tacher de lui persader que les dents, les yeux, les cheveux , tout cela ne sont que les feuilles de l’arbre, et qu’on peut vivre longtemps heureux et en santé après les avoir perdus.

5 février 1819

Il partira un courrier samedi et il vous portera une pièce de baptiste, 23 aunes de Valencienne, 6 petits bonnets brodés, très très beaux, trois fort jolis, plus votre modèle ; d’une robe d’enfant à coqueluche telle que nous les faisons ici, un foureau de votre baptiste d’Ecosse et puis, pour la façon, sur un de ceux de lady Elisabelle, mais pour les enjolivements. Sur un de ceux de la duchesse du Berry, car c’est sa lingère qui travaille pour vous et 12 chemises d’enfant. Le reste vous arrivera par le courrier de mardi, et un bonnet pour vous. Envoyez-moi bien vite l’aune que je vous demande et recevez tous deux mes plus tendres embrassements.
Les deux autres foureaux seront brodés. Et la 2ème robe à coqueluche garnie tout autour, et brodée.
Je souffre toujours de mon foie. Je ne peux écrire que couchée. Adieu les romans et la tapisserie, ce sont aussi des feuilles que je perds.
Je vous aime mes chers enfants, je vous embrasse de toute mon âme. Lord … est arrivé. Lady Hamilton est bien souffrante, mais je crois qu’il y a bien des maux de nerfs dans sa tristesse. Elle doit quitter la France au mois d’Avril, j’en serai fâché pour le retour de ma fille, car sa maison était agréable. Mme de Bassano que j’ai revue, m’a conté tout ce qu’elle a souffert dehors. C’est vraiment affreux, elle est bien maigrie mais toujours belle. On ne veut pas que son mari revienne.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 137)

11 février 1819

Ce pauvre Frecki est dans un état affreux depuis 15 jours mon cher enfant. Il a dans les yeux la même maladie dont il avait eu des atteintes à Londres, ne luis dis pas que … et ce n’est que d’hier que Moreau et Dupuitrain espèrent qu’il ne sera pas aveugle ; quoique ses yeux soient encore dans un état affreux. Tout ce qu’il a souffert ne peut pas s’imaginer : il a été 6 jours sans avoir un moment de sommeil et depuis 16 jours il ne boit que du bouillon coupé. Toi qui le connais, tu dois juger l’état de son moral pendant ces inquiétudes quoique les médecines ne soient jamais convenues avec lui de son danger, il ne le saura qu’après. J’ai été le voir, mais il est si faible que ma voix lui faisait du mal, et cependant elle n’est pas comme celle de Mme de Coigny. Ses yeux sont constamment fermés, on les lui ouvrira de force toutes les dix minutes pour y injecter je ne sais pas quoi, qui empêchera que cette … corrosive ne détruise l’oeil. Enfin c’est Job sur son fumier. . On espère d’hier seulement que d’ici à cinq ou six jours les douleurs de … vont cesser, mais hier seulement, Dupuitrain a dit qu’il espérait qu’il ne serait pas aveugle. Ce mot fait frémir et lorsqu’après sa guérison il l’entendra, je suis persuadée qu’il en tombera évanoui.
Je dîne aujourd’hui chez Baring et je saurai l’explication de la phrase que tu as soulignée à papa, je crois qu’elle est toute relative à tes conventions matrimoniales, mais enfin je le saurai et te le manderai lundi. Envoie-moi porter pour poster tes noms tels que tu les portes et dis si tu es obligé de mettre à tous tes actes et signatures le nom de Mercer pour qu’on insère aussi ta particule de comte. Je puis bien aimer à garder un trésor, mais mon goût ne va point jusqu’à contrarier ta volonté aussi dès que tu auras répondu à cela tu auras tes inscriptions. Papa te répondra lundi ; il souffre de ses dents mais ne me parle pas de cela dans tes lettres, je voudrais qu’il vît Dupuitrain mais il craint, je crois, la vérité. Enfin j’espère l’y décider, aidé de Manuel.
Excelmanns a dîné hier ici avec Gabriel et Carbonel, ce non Excelmanns qui n’a pas de rancune, a imaginé d’aller faire une visite à M. de Talleyrand lundi soir, quoiqu’il … inscrit sur … , au moment où il y avait un monde énorme, et il faut entendre Excelmanns sur son entrée dans ce salon rempli : De la fleur des ultras; tout le monde à son nom, a tourné la tête ; M. de Talleyrand a eu l’air étonné ; cependant, en traversant son salon (dans le courant de la soirée) il a passé près d’Excelmanns et lui a pris de côté les mains, comme dit Excelmanns, l’on fait à un homme à qui l’on glisse un cent (?)
Je reviens à ma fille. Ma très chère fille, je vous enverrai le reste de ce que vous désirez par le courrier de Mars. Mais je vous prie instamment, envoyez-moi l’aune de pascale que je vous ai demandée. Mettez-la dans mes lettres et faites la moi parvenir par lady Holland en la priant de l’adresser à Sir Charles Stuart comme elle faisait dans le temps de ses commissions. Tout le monde s’accorde à dire que le Roi a été assez malade il y a trois jours de la goute. En tout nous sommes un peu sur un abîme car la France en serait un véritable s’il mourait avant trois ou quatre ans.
Avez-vous enfin le tableau de Gabriel, j’ai tant de hâte, tant d’envie que vous l’ayez, que lorsque je vois dans vos lettres qu’il n’en est pas question, cela m’impatiente extrêmement.
Je ne prendrai pas ton remède mon cher enfant. Moreau dit que tout ce qui peut irriter me serait mortel.
Quand vous serez arrivés, je ferai ce que vous voudrez, jusque là je m’enivrerai d’eau de poulet.
Mme de Vicence accouche au mois d’Avril. Mme de Caulaincourt est mieux, écris à Howick l’état de ce pauvre Frecki, car lady Grey sera peut-être étonnée qu’il n’écrive à personne.
Adieu encore, mes chers enfants, je vous aime et vous embrasse de toute mon âme.
Le duc de Glouster est très fêté ici, je crois qu’il y reviendra. L’on dit même qu’il est épris de Mme Edmond de Périgord. Ce qui est sûr, c’est qu’à un bal chez la duchesse de Courlande le duc l’a entraînée dans un boudoir dont la porte est restée ouverte à la vérité, mais d’où l’on voyait du salon les personnages seuls assis sur un canapé. L’Altesse Royale très amusée , l’Altesse Sérénissime très en coquetterie, les regardaient très étonnés.
Je ne t’ai point parler de l’amiral Flemming. J’en suis bien aise car il me trouverait si changée qu’il me croirait une grand’ mère sempiternelle.
Adieu encore. Quand m’écrirez-vous que le tableau est arrivé. Gabriel a écrit à ma fille pour la remercier du tableau.
Son cachet dont il a été honoré et enchanté.
Sûrement il se perd beaucoup de lettres au Foreign Office, car je m’aperçois que tu ne réponds souvent pas aux miennes, mais voici assez de bavardages, cependant je ne peux finir sans dire encore que je vous aime, mes bons amis, de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 138)

18 février 1819

J’ai vu hier ce pauvre Frecki, c’est Job, c’est Lazare, c’est tout ce que tu peux imaginer de plus affreux , mais ne le lui dis jamais. Cependant il conserve la vue, mais Dieu sait quand il pourra ouvrir les yeux, il faut les lui ouvrir de force pour les bassiner, il ne mange rien, il ne quitte pas son lit, il est d’une faiblesse horrible, et voilà 22 jours de cet état, il désire savoir des nouvelles de lady Grey , si elle est accouchée et sauvée de ses tristes pressentiments.
Excelmanns est bien, Guys est à Leba… avec son régiment.
Je ne sais pourquoi tout Paris veut que le Prince Eugène ait demandé ses passeports pour venir ici et qu’on l’y attend. On ajoute même que sa soeur y viendra pour affaire de famille. Mais cela, je ne le crois pas, cependant la rage des ultras ne parle pas d’autres choses . Papa a en son nom, les trente mille livres de rente de Baring, envoie- moi les noms que tu veux mettre dans ton inscription et à l’instant tout ce que tu as ici sera placé en ton nom, mais c’est pour les intérêts, comme s’ils l’étaient déjà.
Je n’attends que tes noms. Mme Guys est aux informations de l’homme que Guys a dit d’attendre à St-Denis, mais autant qu’elle peut s’en souvenir, elle le croit un intriguant , cependant elle n’en est pas sûre. Je t’en écrirai par la première poste.
M. de … perd beaucoup dans l’opinion, il avance à contre-temps des opinions intempestives, il ne prouve pas ce qu’il avance , enfin il fait beaucoup de mal à son parti pour un peu de peine à l’autre.
A présent je reviens à ma fille. De grâce, ma chère fille, envoyez-moi cett aune de pascale que je vous ai demandée. Le courrier prochain vous portera le reste des petites affaires de mon petit enfant.
L’a. Flemming est arrivé avant-hier, il est venu hier chez moi, je ne l’ai pas vu, mais il m’a remis à ma porte le plus joli sac que j’aie vu de ma vie. Quel ouvrage ! C’est fait comme par la main des fées. Je serais incapable d’une pareille patience et d’autant d’adresse. Je le garderai toute ma vie, les glands sont trop magnifiques pour une vieille infirme comme moi, enfin je vous remercie de tout mon coeur.
Je suis bien triste, M. de Souza prétend qu’il souffre des douleurs dans l’os de sa mâchoire supérieure et c’est (entre nous) tout ce que les chirurgiens craignaient, enfin je suis frappée de terreur sur ce mal, car on m’a dit de cruelles vérités, si cette exfoliation ne tombe pas d’elle-même, mais mon excellent ami ne le sait pas.
Ah ma chère fille, dans quelle triste maison vous tomberez auprès d’un père et d’une mère si malades et si mélancoliques ; mais la vue du petit enfant vous consolera de tout. Vous serez bien étonnée que cet enfant ne sera pas plutôt né de vous trouver à votre premier regard, à son premier cri, embrasser tout son avenir.
Gabriel vient tous les jours demander si vous avez reçu son tableau ? J’en ai un désir, une anxiété que je ne puis vous dire. Où le placerez-vous ?
Adieu mes chers enfants, je vous quitte pour monter chez papa car Manuel vient de me prévenir qu’il était bien souffrant et bien triste. Cependant, il doit t’écrire aujourd’hui ; à moins que sa tête qui lui fait beaucoup de mal ne l’en empêche. Moreau lui-même veut que je commence le calomel, mais moi qui aime la procrastination par-dessus tout, je crois que je remettrai à votre arrivée à rien faire et qu’alors je donnerai toute ma confiance au docteur Marguerite. En attendant je l’embrasse ainsi que toi de toutes les forces de mon âme, et je bénis ma petite fille.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 139)

25 février 1819

Je ne t’écrirai qu’un mot, mon bien aimé Charles, pour te dire que les yeux de Frecki sont sauvés. Je l’ai vu, il se lève, il mange un peu, enfin il n’y a plus rien à craindre.
J’ai commencé un traitement de calomel et cela me rend souffrante toute la matinée, c’est ce qui fait que t’ayant écrit lundi, je ne ferai que vous embrasser de toute mon âme mes chers enfants, car j’ai mal au coeur comme si j’étais sur mer.
Ma fille aura ses rubans par le 1er courrier portugais.
Nous sommes dans un grand émoi pour la motion des Pairs, mais les ministres et le Roi sont décidés à prendre toutes les mesures nécessaires, et à ôter toutes les places aux ultras. Il va y avoir cinq ou 6 semaines encore de troubles, non dans les rues, mais dans les deux Chambres et dans les salons ; ensuite, tout ira comme il y a huit jours. En attendant, je suis bien heureuse que tu ne sois pas ici car les duels sont bien fréquents. D’ailleurs, si pendant cette crise le Roi mourait, ce dont Dieu nous préserve, heureux ceux qui seraient dans la paisible Ecosse.
Ma très chère fille, mon bien cher Charles, je vous embrasse de toute mon âme.
L’amiral F. est parti pour Bordeaux avant-hier à 4h du soir et en bien mauvais état de santé, mais ces amiraux sont entêtés à faire trembler, je le lui ai bien dit. Il m’a lu une lettre où l’on disait que tu allais prendre les bains de Bath. Je désapprouve cela du kinkina et de légers purgeants, voilà ce qu’il te faut.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 140)
précédée d’une note de Stanislas (de Girardin ?)

6 mars 1819


« Mon cher Charles, je t’embrasse de tout mon coeur et j’aime mieux dans les circonstances actuelles vous embrasser de loin, que de près, c’est assez vous dire que je parle que vous avez sagement agi en retardant votre voyage. »
Voilà ce que Stanislas a voulu t’écrire mon cher enfant.
Lafitte n’a point voté l’adresse des remerciements sur la déclaration du ministre de la Justice. C’est malheureux parce que le peuple qui n’entend pas grand chose aux formes du réglement de la Chambre voit dans les … la proposition de Lafitte un penchant des députés à adopter celles des pairs et l’agitation est extrême. Je ne crois pas que le ministre puisse se maintenir s’il ne prend pas des mesures plus décidées, mais le pourra-t-il ?
Ma chère fille, je vous enverrai par le 1er courrier une seconde robe à capuchon car il faut bien en avoir une quand l’autre est sale. Deux foureaux de votre baptiste d’Ecosse brodées mais non faites et un foureau de pascale dont j’ai trouvé la broderie jolie, puis un petit bonnet tout simple et digne des premiers jours mais d’une jolie broderie.. Aimez-vous les bas brodés à jour ou unis ?
Adieu mes chers enfants. Boissi Douglas disait à de Case, si vous pouviez prendre un maître qui vous apprît comment les révolutions commencent et comme vite elles marchent, vous ne le payerez pas trop cher en lui donnant mille francs par 5 minutes. A Rouen il y a en plus des quatre mille signatures contre la Chambre des Pairs depuis sept heures du matin jusqu’à dix du soir ; la place a été remplie d’une foule où il ne serait pas tombé une épingle. Et l’on n’entrait que deux à deux pour signer. Les ultras aussi demandent des signatures ; ainsi voilà les villes, les villages divisés comme les familles l’étaient déjà. Juge le bel état et les corps diplomatique résidant ici dit ce n’est rien que tout cela ? Les petits changements qu’on demande ne signifient rien. Voilà des haines qui ne … bien leurs souverains.
Je vous embrasse de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 141)

11 mars 1819

Mon Dieu ! une dent de devant ! Mais est-ce possible que je le retrouve sans dents, ni cheveux, mais mon Dieu, une dent de devant !
Ma chère fille, de grâce, dites-moi si cela le rend bien laid, certainement je ne l’avais pas créé et mis au monde avec une figure à effaroucher les oiseaux, mais il a souvent gâté les mignardises de madame sa mère. .
Je n’ai jamais passé un courrier sans t’écrire mais il y a beaucoup de négligence Dieu sait où, par exemple aujourd’hui je reçois 4 lettres de toi à la fois, et à mon tour aussi j’étais inquiète.
Frecki est bien mais il y en a encore pour six semaines. L’autre jour, il m’a pris la main et (entre nous deux) sans que ma fille le lise, j’ai par discrétion pris du tabac après, et j’ai été huit jours sans dormir d’inquiétude. Moreau en faisait de beaux rires , mais je te dis toutes mes bêtises. Je vais voir Frecki tous les deux jours, ainsi j’espère remplir tes intentions. Crois à l’avenir quand tu n’auras pas de lettres qu’elles seront perdues, car moi ou Carb… nous ne passerons pas un courrier sans t’écrire. Tu sais d’ailleurs que lorsque mes crises sont passées, en voilà pour un an. Mais tous les lundis et jeudis je t’ai écrit et t’écrirai sans manquer. Mais quel dent ! Ne sais-tu pas qu’avec … derrière les oreilles ou un vescicatoire tu te serais guéri !. Essayes-en la première fois, une dent de devant ! Mais il y a de quoi se pendre. Mon mignon, quand mon fils est brèche dent je ne dois plus porter de fleurs sur mon chapeau. Voilà le pire de l’affaire. Ma chère fille, je vais sortir pour vos souliers.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 142)

19 mars 1819

Mon Dieu, que tu as souffert mon pauvre enfant, mais si cela t’arrivait encore, mets une mouche vescicatoire derrière l’oreille, là se rejoignent les nerfs des dents et cela calme tout de suite les douleurs, je crois bien que ce gros rhume que tu as est une suite du rhumatisme que tu avais dans la tête. Je te vois récitant tes vers dans ton lit de douleur et je frémis de tes souffrances et du genre d’inquiétudes qu’elles te causaient. Dis-moi en comptant du milieu quelle dent tu as fait arracher.
Ne m’enverras-tu donc pas ces médailles que l’on m’a fait prier de te redemander. En tout, tu ne réponds guère à toutes mes lettres. Durosnel est venu passer trois jours ici, il m’a bien prié de te parler de lui. Excelmanns et Lobau sont rétablis sur le tableau. Le dernier est gros et gras comme un moine. Desparre a été avec les nouveaux pairs faire sa cour Dimanche, Monsieur le duc de Barri lui a dit : Vous ne vous attendez sûrement pas à un compliment : après le zèle que vous avez montré dans les Cent jours, il est bien ridicule de vous voir pair de France, enfin il lui a dit mille injures. Desparre s’en est allé parce que, dit-il, il ne se sentait plus maître de lui, et monseigneur l’a poursuivi jusque dans le second salon toujours lui chantant pouille, pour parler élégamment. Lorsque son Altesse a vu M. Greffenelle, elle lui a dit : Vous devez être bien content de ne pas faire partie de cette fournée là. On assure que l’autre jour au dîner du Roi : je ne sais à l’occasion de quelle cérémonie, monsieur a dit à monsieur de duc de Barri : Pourquoi n’aviez-vous pas votre habit de pair ? et que ce jeune Prince a répondu : il est trop sali pour cela. Ce qui a rendu le Roi cramoisi d’indignation. Tu ne peux pas te faire d’idée comme ce moment rappelle le commencement de la Révolution. C’est de même cour qui commença à dégrader le Roi, ensuite la noblesse qui voulut opprimer le Tiers Etat, par des propos et des manières que l’urbanité avait bannis de la conversation depuis un siècle, ce qui rendit les démocrates d’alors aussi enragés sur les choses que l’aristocratie l’était sur les personnes. Aujourd’hui les ultras ne voient de même que les personnes et les libéraux se jettent aveuglément sur les choses. Dieu sait où cela nous mènera. Il est positif, et le ministre en convient à présent que la cocarde verte a été arborée dans la Vendée par plusieurs chouans.
Le ministère n’aura pas encore la majorité dans la Chambre des pairs et l’on parle d’une nouvelle nomination de 32. Ce qui est plus sérieux c’est qu’on assure que le ministère est divisé, MM Dessoles, … Desserres, et Louis contre M De Case ; ce dernier veut n’entrer dans la liberté qu’autant qu’il ne sera pas trop douloureux pour le Roi. Les autres veulent solidement l’établir. Voilà ce qu’on assure. Et puis des calembours, des bons mots, le seul digne de t’être présenté est de M. de Thiars qui voyant toute la famille d’Houdetot dans les nouveaux pairs, et puis deux noms en blanc sur la liste, dit à M. de Barente : Ah ! ces personnes inconnues encore, je vois ce que c’est, Barente le regarda avec une curiosité inquiète : C’est pour les époux futurs de ces demoiselles, en montrant les deux petites d’Houdetot qui sont à marier.
Mais voilà assez de bavardages politiques, parlons d’abord de ma fille, puis nous viendrons à papa. Je suis inquiète de ce changement de régime et quoiqu’Esculope (?) le conseille, je tremble d’une fausse couche. Donnez-moi bien exactement de ses nouvelles.
Mes noms sont Adélaïde dont les diminutifs en français sont Adèle, Alice, Alix, Marie Emilie. Vous choisirez mes enfants, j’aime mieux Charlotte que Caroline pour mille raisons. J’approuve fort la seconde inscription que tu veux faire mettre au tableau, mais j’espère que tu la feras graver au bas du cadre, car pour celle du haut que j’y ai fait mettre, je désire vivement qu’elle y reste. J’approuve fort aussi qu’il ne soit pas dans ton salon, mais bien qu’il soit dans la chambre à coucher de ma belle fille. J’espère qu’alors elle y fera pénérer ceux à qui elle voudra faire juger le bon coeur de mon Charles et celà quand tu seras à courir les champs, et avec plus de mystère qu’elle n’en mettrait pour y admettre un amant si j’ose propnoncer ce nom. Ce que je désire c’est que ce tableau qui m’a paru charmant d’expression, de composition, et de couleur ne se gâte pas un instant en restant enfermé dans la caisse parce que surtout aux tableaux nouvellement peints, le jour et l’air leur sont tout à fait nécessaires. Sans quoi la couleur s’abime. Ne pourrait-elle pas le mettre dans sa chambre à coucher à Edimbourgh, on le replacerait facilement dans la caisse pour l’emporter à Meiklour . Voilà ma chère fille mon désir que je vous prie de remplir.
Venons à papa. Il souffre et s’attriste beaucoup, j’espère lui faire voir Dupuytrain car c’est une opération purement chirurgicale et les dents tiennent si peu qu’avec les doigts on les ôterait. Je t’en écrirai plus au long la semaine prochaine . Aujourd’hui, je suis si fatiguée de cette grande lettre, d’autant qu’il fait un vent de nord qui me peine cruellement le foie.
Ma chère fille, vos lettres m’enchantent et la peinture que vous me faites de vos sentiments philantropiques envers les américains m’a fait bien rire ainsi que papa. Avez-vous été contente des bandes et du bonnet que je vous ai envoyés dernièrement ? Les rubans sont-ils jolis ? Ceux d’été n’arriveront que pour Longchamps. Alors je vous en enverrai. Je vous embrasse de toute mon âme, ma bien chère fille, je bénis mon petit, et j’embrasse monsieur son père.
Je ne sais où l’amiral Flemming se perd et ce qu’on appelle flâne, à présent.
Adieu encore mes chers amis, mes bien aimés enfants, God bless you.
Je t’écrirai sur papa la semaine prochaine. J’ai déjà consulté en peignant sa situation, on ne croit pas de danger présent. Mais il s’inquiète et craint de voir Dupuytrain. J’espère, je suis même sûre de l’y déterminer, il a déjà parlé à Moreau, c’est beaucoup, mais ne songe pas à quitter ta femme, même pour un jour car souvent on avance sur le terme , surtout en faisant tout à coup de l’exercice.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 143)

25 mars 1819

Nous avons le temps le plus humide qui a succédé à un vent d’est le plus sec que tu aies connu, aussi Paris est-il plein de maladies. Surtout des rougeoles et fièvres scarlatines assez mauvaises. L’humidité fait bien mal aux dents de papa, et Manuel vient de me dire que tout un côté de ses dents d’en haut ne tenait plus qu’à un fil, ce sera un terrible chagrin aussi est-il d’une mélancolie à ne pouvoir se tenir. Ni se sortir de lui-même. Il se reproche de ne t’avoir pas encore écrit, mais il remet d’un jour à l’autre parce que vraiemnt il ne peut pas baisser la tête. Et quand ses dents seront tombées, je suis persuadée, moi, qu’il souffrira moins, qu’il s’accoutumera à ce trou dans sa mâchoire mais il a (entre nous) la faiblesse de s’en désoler et (à ma suite) il ne parle de rien moins que de ne plus se montrer. Je souffre aussi de cette humidité. J’ai mal à la tête et aux dents, aussi ne t’en dirai-je pas bien long . Je suis d’ailleurs une véritable garde-malades.
La duchesse de Vicence est heureusement accouchée d’un garçon, elle en souhaite autant à Marguerite ; moi je recevrai également bien ton petit enfant que tu me donneras.
Mme de Caulaincourt a été très mal et est encore dans le plus grand danger. On craint toujours pour l’oeil de M. de Frecki. Il ne le sait pas et commence à être d’une tristesse et d’une impatience extrêmes mais il y a un ulcère sur la cornée qui ne cède à rien. On dit qu’il s’est inoculé ce mal en touchant étourdiment son oeil sans s’être lavé les mains. Ce qui est sûr c’est qu’on en désespère presque.
M. de Morny a été assez malade, il est mieux, mais pas encore dans son état naturel. Tous les enfants de Stanislas de Girardin ont la rougeole ; enfin ma société est un hôpital mais papa surtout m’attriste et m’inquiète.
Le ministère n’est pas ce qu’on appelle divisé, mais il y a un grand refroidissement. MM de Case et Portal d’un côté, les quatre autres de l’autre. Les premiers espèrent toujours qu’ils pourront réconcilier avec tous les partis, les autres veulent franchement être constitutionnels. M de Serre a une grande place dans l’opinion publique et dans la haine des ultras. Ce que je ne conçois pas c’est comment le pavillon de … pourra régner en se montrant d’avance si opposé au voeu général.
M. le duc d’Orléans a vu le Roi et Sa M. lui ayant demandé ce qu’il pensait de cette nombreuse nomination de pairs, M. le duc d’Orléans a répondu qu’il en était charmé, d’autant qu’il lui paraissait que le Roi avait voulu choisir des hommes véritablement notables par les services qu’ils avaient rendus à leur patrie c’est précisément. C’est que j’ai voulu, a repris le Roi, et j’ai bien dit à M. de la Tour Maubourg de bien assurer en Angleterre que telle était ma volonté, je suis arrivé comme Henri quatre après de grandes divisions et comme lui je me servirai de tous, sans distinction du passé. Mais aussi comme Henri quatre, a observé M. le duc d’Or… votre Majesté trouvera les plus grands obstacles dans sa cour. Oui, mais comme lui, je ne les écouterai pas. Depuis cette conversation, le Roi a dit au Premier ministre qu’il avait vu le duc d’Or… et qu’il avait été fort content de lui. Il y a un peu loin de tout cela au jour où le Roi appelait la Chambre de 1815 la Chambre introuvable mais voilà l’ordre du moment.
Ma chère fille, je reviens à vous, ménagez-vous bien. Donnez-moi un petit enfant qui ait autant d’esprit que madame sa mère et permettez-moi de vous embrasser ainsi que Charles de toutes les forces de mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 144)

5 avril 1819

Tous mes malades vont bien mon cher enfant. Mme de Caulaincourt en reviendra, Frecki voit un peu du mauvais oeil, il commence à s’impatienter. Il sort un peu à l’ombre, je ne sais pas s’il reprendra jamais l’air de jeunesse, mais il est terriblement changé ; il n’y a que ce pauvre vieux Beaun… qui, en apprennant que Mme de Caulaincourt était mieux, a joint les mains en disant : Ah ! Que je meure pourvu qu’elle vive ! s’est assis, a fermé les yeux , il était mort. Le duc de Vicence a été si troublé du danger de sa mère, de la mort de son vieil ami, dont il a été le témoin, qu’il est atuellement gisant dans son lit avec un rhumatisme aigü. Papa a aussi une douleur très forte sur les reins qu’il attribue à la maladie que tu as eu à Lyon et que je crois rhumatismale ; en tout ce pauvre papa devient bien triste et bien maladif. Enfin hier, pour la première fois, il a consenti à venir avec moi en voiture voir M. Frecki. Nous avons donné à dîner à M. et Mme Russell avec le comte de Funchall qui l’adorerait si son coeur n’était pas aussi dévoué à la magnifique duchesse d’Hamilton, magnifique est le nom qu’il lui donne. Le général La Tour Maubourg est venu me dire adieu , il me semble fort douteux de ses moyens et un peu embarrassé de sa besogne. M. de Case qui était à Londres a dit ici que le Prince R. était furieux de tout ce qui se passait en France , que les ministres avaient affecté encore plus d’intérêt et de regrets au d’Osmont qu’ils ne l’auraient peut-être fait sans la circonstance et le remplaçant. T’ai-je dit qu’Edmond de Beauveau avait dîné l’autre jour dans une maison où se trouvait Mme de Boynnes ; qu’elle a dit : (de ce ton doux , on est obligé de rendre justice au diable) Il faut convenir que M. de Flahault vit très bien avec sa femme mais qu’il est plus impertinent que jamais. J’ai beaucoup grondé Edmond de n’avoir pas répondu que ta femme faisait bien de bien vivre avec toi, parce que sans cela tu l’aurais envoyée voyager en Savoie, mais Edmond ne va pas jusqu’à penser à tout, et à Mme de Boynes par exemple.
J’ai une rage de dent abominable que j’ai gagnée à regarder des pêches à fleurs doubles qui sont tout en fleur dans le jardin.
Ma chère fille, je tremble que vous ne soyez pas contente d’une des petites robes à cause de ces tulles brodés que vous n’aimez peut-être pas autant que nous qui en raffolons, enfin vous me le direz. Vous accoucherez j’espère le 21 avril et ce jour sera pour vous comme pour moi le plus heureux. Je vous embrasse et vous aime de toutes les forces de mon âme mes chers enfants.
Ton grand cheval ne va pas trop bien, il ne peut pas sortir.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 145)

8 avril 1819

Voilà trois courriers que je n’ai pas de vos nouvelles. Mes chers enfants, je me désole, j’en ai mal au côté. Ah ! Pitié pour ces cruelles terreurs que cause l’absence, l’éloignement, écrivez-moi ou faites-moi écrire un seul mot chaque courrier.
L’amiral Flemming est arrivé avant-hier au soir, je ne l’ai pas encore vu.
Le général d’Alryinple (?) a mis hier sa carte chez moi, j’y passerai ce matin et je ferai tout ce qui sera en moi pour acquitter les bons procédés qu’il a eu pour toi en Ecosse.
Funchall vient d’être nommé gouverneur du Royaume de Portugal, il en est furieux ; j’ignore ce qu’il prétend, ce qu’il espère, mais il a dit hier à mon mari qu’il refuserait ; alors il se perd entièrement, n’en écrit point à Palmella car j’imagine que le temps lui portera conseil.
Mais de quoi vous parlai-je quand j’ai le coeur serré jusqu’aux larmes. Tois courriers ! Et dans ce mois où ma fille doit me donner un petit enfant. Ah ! Si c’est votre faute, vous avez bien tort de me laisser dans cette inquiétude.
Mes enfants, mes chers enfants, vous êtes ma santé, mon bonheur, ma vie, je n’existe ici que comme une espèce de somnanbule ; mon coeur, ma pensée, sont en Ecosse ; et pas de nouvelles. Et dans le moment où j’aurais besoin d’en avoir tous les jours. Je croirais bien que dans ce moment d’inquiétude sur l’état de la France on arrête mes lettres au Foreign Office. Mais les vôtres qui ne parlent guère de politique, pourquoi ne pas les envoyer ? Enfin, ce qui est sûr, c’est que je n’en ai pas et peut-être aussi lorsque vous recevrez cette lettre, en aurai-je eu trois ou quatre à la fois comme il m’est arrivé quand Palmella était absent de Londres ; en attendant, je ne puis écouter même cette bonne raison que je me répète à tout moment et que mon coeur n’entend pas.
Adieu, je vous aime de toutes les forces de mon âme.
Tous mes malades vont bien à l’exception de papa qui ajoute à ses dents un lombago. Il m’a chargé de te dire que s’il ne t’écrivait pas, c’est qu’il savait que je t’écrivais chaque courrier.
Ton petit mot que tu m’as écrit à part sur ses dents me fait trembler, mais il a la faiblesse de vouloir les conserver et souffrir et être dans une mélancolie que tu ne peux concevoir ; ne me réponds pas sur ce dernier artcile.
Ma chère fille, je vous bénis, je vous embrasse de toute mon âme. Puisse le ciel bénir mon petit enfant et son aimable mère.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 146)

12 avril 1819

D’abord mon enfant je te souhaite un heureux jour de naissance. Cette lettre arrivera pour ce jour-là. Voilà encore un 21 avril qui passera sans que je t’embrasse, sans que je te bénisse pour tout le bonheur que je t’ai dû depuis que tu es au monde, jamais il ne fut une plus heureuse mère et ce jour du 21 (comme ce sera ma prière à ma dernière heure), je demanderai au ciel de t’accorder des enfants qui te rendent aussi heureux que tu nous as rendus. Enfin mon fils, mon Charles, mon frère, mon ami, si les bénédictions et les prières d’une mère peuvent parvenir jusqu’à Dieu, ton enfant mériterait aussi que tu le bénisses dans toute l’affection de ton âme.
Ensuite, je reviens à vous, ma chère fille, que vous seriez aimable de me faire grand’ mère le 21 avril. Il me semble que ce jour doit être plus heureux et que les enfants qui viennent ce jour-là doivent être meilleurs et devenir la consolation , tout le bonheur de leurs parents, je vous prie instamment de me faire écrire par dupli, triplicata, le bien heureux jour où vous serez accouchée , un mot par Pal…, un par lady H… , un par la poste. Hé mon Dieu ! Jamais il ne m’arrivera autant de lettres que je relèverai de fois celle qui m’annoncera ce bienheureux événement.
Avez-vous reçu vos robes ? En êtes-vous contente ? Vous faut-il encore des bandes de mousseline. Je vous dirai, sans vous donner cet avis comme bon, qu’ici les médecins croient que d’avoir les bras si nus c’est très mauvais pour les yeux, les dents et la poitrine . Je sais que cela les rend plus forts, et surtout plus jolis, lorsqu’ils peuvent le supporter, mais Mme de Sévigné écrivait à sa fille : Prenez garde qu’en voulant faire rustaud les délicats, on les fait morts. Dieu préserve que … même ma pensée aille jusqu’à ce malheur ; cependant, si j’obtenais de vous des longues manches seulement jusqu’à ce qu’il y ait des fleurs dans votre froide Ecosse, je serais bien contente. Parlez-en au Dr Hamilton, car mes connaissances en médecine baissent pavillon devant lui, et s’il trouve que j’ai tort, je serai plus tranquille pour mon cher petit ; s’il pense que j’ai raison, , je serai encore plus tranquille . Car ce pauvre petit vient d’un appartement un peu chaud, et tout de suite ses petits bras, sa petite poitrine à l’air, cela me fait transir. Quel nom lui donnerez-vous ? Ce sera un garçon, voyez-vous. Georges est un beau nom, et comme je suppose que vous appellerez un fils Charles, que je l’appellerai ainsi jusqu’à ma dernière heure, vous entendrez que lorsque la vieille grand’ mère appellera un de ses enfants, il ne faut pas que tous tournent la tête.
Je suis toute enfluxionnée, j’ai si mal aux dents que je puis à peine vous écrire. Papa est toujours bien triste, ses dents vont comme un battant de clocher, ce qui irrite encore l’os de la mâchoire, mais il s’obstine à les garder, ne me réponds pas là-dessus. Car il serait très affligé que je t’en parlasse, il sait que c’est une faiblesse et il s’en cache. Il avait consenti à voir Dupuytrain, il ne le veut plus. Tout cela m’attriste. Mais quelle joie lorsque je vous verrai arriver tous les trois, je crois que j’en mourrai. M’aimerez-vous, ma chère fille ? Me gâterez-vous ? Charles m’y a accoutumée.
Mes chers enfants, je vous aime et vous embrasse de toutes les forces de mon âme.
M. Frecki commence à sortir en voiture, mais stores et jalousies fermées. Il pourrait marcher à la suite de la georgienne que l’ambassadeur de Perse mène avec lui et à qui son Excellence interdit la lumière du jour . Frecki prétend cependant aller vous chercher à Londres pour vous ramener à Paris. Je le laisse se flotter de cette illusion. L’amiral Flemming dit, à ce qu’on m’a dit, qu’il doit retourner en Ecosse pour baptiser l’enfant de Marguerite.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 147)

19 avril 1819

Je t’ai écrit par la poste lundi dernier comme tu me l’avais dit, mon cher Charles, cependant je n’aime pas trop cette voie car je sais positivement que mes lettres sont fort examinées. Aussi t’ai-je dit à peu près que j’avais mal aux dents et puis c’était tout.
L’amiral Flemming a dîné chez moi vendredi dernier ; je l’aime un peu plus que jamais, quel excellent homme ! Si franc, si bon. Je ne laisse pas de croire qu’il va être bien tourmenté par les vieux oncles et les vieilles tantes car (ceci entre nous trois seulement) il part pour l’Ecosse avec une petite espagnole et deux petites filles à lui ; les Anglaises d’ici commence à en chuchoter, ainsi cela gagnera naturellement Londres. Il paraît, d’après tout ce qui m’est revenu de Bordeaux, que cette petite espagnole y a eu une conduite admirable et qu’elle a toutes les vertus compatibles avec le Flemming et les deux petites filles, mais les vieux oncles, les vieilles tantes : que d’agitation ! que de commérages ! Je les entends d’ici . Ah ! Que l’on serait heureux sil’ on s’occupait la moitié autant de ses affaires que l’on s’agite sur celles des autres.
Ah Mon Dieu, comme j’allais continuer cette lettre, ma pauvre Sally s’est trouvée mal comme pour mourir, j’ai cru qu’elle allait passer, je ne puis te dire le saisissement que cela m’a causé. 28 ans qu’elle est près de moi ! qu’elle m’a vue dans toutes mes situations, elle est mieux mais a encore les yeux bien tournés.
Mes enfants, mes chers enfants, je vous aime de toute mon âme. Dieu vous bénisse, vous protège, et puissiez-vous être aussi heureux que mon coeur le désire.
Je tremble encore trop pour écrire plus longtemps. Ce sera pour l’amiral Fl… qui va partir.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 148)

21 avril 1819 – 3h1/2 du jour

Voilà justement le jour et l’heure où le meilleur des fils est venu dans ce monde. Je t’ai béni, je t’ai recommandé au ciel et à Marguerite pour être heureux. Je finirai ma lettre tantôt, mais j’ai voulu à cette heure exactement t’embrasser et te dire mille fois que je te bénis et que je t’aime.

22 avril 1819

Ma très chère fille, c’est à vous que je m’adresse aujourd’hui. Je sais, dès l’année passée, que vous n’avez point en Ecosse de fleurs à donner le 21 avril, mais quel bouquet je vous devrais si vous étiez heureusement accouchée d’un petit garçon. Ce jour qui me paraît prédestiné pour le bonheur des mères. Ce enfant ne peut qu’être bien reçu puisque vous désirez une fille et que moi je préfère un garçon ; ce n’est pas que je n’aimerais bien « la petite » si elle arrive à bon port et ayant autant de talents, d’esprit et d’âme que Madame sa mère ; mais je suis accoutumée à préférer un fils depuis une trentaine d’années, et vous me pardonnerez d’aimer mieux ce petit garçon dont vous ne voulez ni l’un ni l’autre.
Je vous prierai de m’envoyer tout de suite un peu de ses cheveux que j’en voie la couleur, je vous préviens qu’étant petit, Charles avait les cheveux blonds argent, vous voyez qu’on ne peut compter sur rien avec les enfants.
En honneur du 21, j’ai donné hier à dîner au général et à lady d’Alrympte, à l’amiral Flemming, à M. Russell, au général Excelmanns, , au colonel Fabvier, à Gabriel Delessert, et nous avons tous bu à la santé de Charles. J’ai bien peur que lady d’Alrympte ne se soit assez ennuyée car elle était assez près de M. de Souza, qui parle difficilement à cause de ses dents et qui en outre avait la fièvre ce qui l’empêche même d’écrire à Charles pour le 21. Il avait l’air si souffrant que j’en avais le coeur brisé et que tout le monde s’apercevait des efforts qu’il faisait, efforts qui réussissaient peu, car entre nous lady D. baillait beaucoup et cela me désolait, mais ne le … ; cependant je crois que ce n’était qu’un gros rhume ajouté à toutes ses autres douleurs de dents. Du reste il n’est pas possible de lui faire voir Dupuytrain ; cependant, comme je vois qu’il commence à s’inquiéter, je saisirai le premier moment pour obtenir cette complaisance, ne fut-ce que pour ma tranquillité, il doit finir par me l’accorder.
Mais revenons à vous, ma chère fille, mon Dieu que je voudrais être à vous soigner dans ce terrible moment, mais vous êtes forte et courageuse, et lady Hamilton m’a dit que si sa fille était en Afrique, elle la ferait revenir à Edimburgh pour être soignée par le Dr Hamilton qui était le complément de toutes perfections et de tout savoir. L’amiral Flemming m’a dit qu’il se nommait Charles, ce m’est une raison de plus pour aimer ce nom.
Sally va mieux, mais je crains bien que quoiqu’elle ait été soignée, elle n’ait une autre attaque d’ici à peu de temps ; elle est cramoisie, ceci est pour Charles qui en serait sûrement aussi fâché que moi. Et je vous assure que je la regretterai beaucoup, plus que nombre de mes parents, car à présent en France, la division des familles est telle que les parents ne sont même plus des prochains.
Adieu mes chers enfants, j’attends de vos nouvelles demain avec bien de l’impatience. Je vous aime de toute mon âme.
Je ne t’ai pas écrit pas Sir … parce que je savais qu’il n’allait pas dans ton endroit.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 149)

6 mai 1819

J’ai reçu ta très petite lettre du 24 et les manches (?) du 21 arrivent ordinairement 11 jours avant d’accoucher ; enfin je sais bien bon gré à ma fille d’en avoir eu quelques velléités le jour de ta naissance, Moreau me dit bien de te recommander si elle se fatiguait de lui persuader d’être accouchée de force, que c’est la plus petite opération du monde, et que cela vaut cent fois mieux que de laisser épuiser la mère et fatiguer l’enfant. Tu es né comme cela ; ainsi tu vois que mère et enfant se portent bien.
J’ai été ce matin chez trois juges demeurant aux trois coins les plus distants de Paris. A commencer par le Jardin des Plantes . L’un d’eux, ultra, m’a dit d’un air goguenard : Vous êtes Mme de Fl… – Oui, Monsieur. – Vous avez acheté votre maison de M. Franklin ? – Oui, Monsieur. – Avec le fils du célèbre amoureux de la liberté ? – Oui, Monsieur. Hé bien, Madame, il vous donnera des forêts en Amérique. – Monsieur, si j’y avais voulu des terres, j’en aurais acheté moi-même, et j’aurais mieux fait d’en avoir là qu’ici, puisqu’après avoir rempli toutes les formalités voulues par la loi, l’on me fait un procès. – Mais, Madame, nous ne sommes juges qu’en 1ère instance, nous sommes des médecins qui blessons mais ne tuons pas. – Mais Monsieur, si les médecins blessent, la nature guérit, et dans ce cas, la loi doit remplacer la nature. Enfin, je suis partie désolée. Deux autres ont été parfaits. Mais mon côté se ressent de ces fatigues, j’étais levée à 6 heures et demie, aussi n’ai-je que la force de vous embrasser de toute mon âme, mes chers enfants. Mon Dieu que je serai heureuse d’apprendre l’accouchement de ma fille.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 150)

24 mai 1819

Je t’ai écrit ce matin, par Mme Rowdon et je t’écris actuellement pas Guerriero pour qu’une lettre du moins t’apporte mes sincères félicitations. Que cette heureuse couche m’a fait de bien. Ta maladie m’avait laissée si inquiète ! Ma bien aimée fille, que vous êtes bonne de m’avoir écrit deux lignes le 17. Je vous en serai reconnaissante toute ma vie, votre écriture est un peu tremblante et prouve encore mieux votre bonté. Je garderai les cheveux de ma petite fille qui sont noirs à ce que papa croit réellement y avoir fait quelque chose et dit fièrement : elle aura l’air d’une petite portugaise. Comment nommerez-vous cette petite merveille ? Lady Hamilton dit : Georgina, moi je dis : Charlotte ou Marguerite, et puis le nom n’y fait rien. Je l’aime et je l’aimerai jusqu’à ma dernière heure.
Je reviens à toi pour mon procès, c’est une dame qui prétend que le prix n’a pas été entièrement payé par celui qui a acquis il y a 25 ans ; mais j’ai un recours en garantie sur M. Franklin et d’ailleurs ce qui restera à payer d’après ses quittances, ne se montera pas à 12 mille francs dont je ne puis pas perdre un sol. Mais cela me donnera beaucoup de peine et d’ennui ; les dépends même auxquels je suis condamnée tomberont sur M. Franklin.
Adieu mes chers amis, je vous aime et vous bénis de toute mon âme. Je porte dans mon coeur le Dr Hamilton. Il en sait encore plus que moi.
Gallois n’était pas du dîner du 21 parce qu’il était à la campagne. Son amitié a été la même que tu l’as toujours connue.
Tout le monde ici est venu me féliciter, plus d’Anglais que de Français. Que je plains ces pauvres Burrell.
Mes bons amis, je vous aime de toute mon âme et j’embrasse ma petite …

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 151)

24 mai 1819

Ah ! Quel bonheur mes chers enfants que Marguerite soit heureusement accouchée ; cette maladie qui avait frappé toute votre maison me causait une terreur que je ne puis exprimer, et depuis la lettre de Marguerite, je ne dormais ni ne mangeais ni réellement respirais, enfin ce qui va te le prouver, en te faisant rire, c’est qu’après avoir lu la bonne nouvelle, je me suis endormie dans mon fauteuil, comme si moi-même j’éprouvais le repos, ce calme qui suit les grandes douleurs. Que j’ai dormi deux heures ! Et que tout le jour je ne pouvais m’éveiller, je riais, je me sentais prête à pleurer, et je retombais dans un accablement que je ne pouvais vaincre. J’avais été si effrayée. D’abord pour Maguerite, et puis pour toi, car dans l’état de faiblesse où tu étais, je sentais tout ce que tu aurais à souffrir pendant les douleurs de Marguerite. Enfin remercions le ciel à deux genoux, et quoique lady Hamilton grogne un peu que ce ne soit pas un garçon, moi j’aime déjà ma petite fille de tout mon coeur. A présent je prie les matrones de me dire si elle aura les grands et beaux yeux de sa mère. Ce qui va t’étonner, c’est que c’est à lady Grey, à l’amiral Flemming que je dois de savoir cette bonne et heureuse délivrance. Leurs lettres me sont arrivées samedi à 11 heures du matin, et je n’ai pas encore la tienne aujourd’hui lundi midi ; sans eux je serais encore inquiète et trois jours de plus de tourment que j’éprouvais, était un supplice, que je leur saurai gré toute ma vie de m’avoir évité.
Papa est ravi de joie, mais comme il faut que la vanité de l’homme se montre toujours, il ne dit autre chose que ne vous l’ai-je pas toujours dit ? Charles est heureux. Il t’embrasse de toute son âme.
Après t’avoir parlé de ma joie, il faut te dire la peine que la lettre de l’amiral Fl… m’a fait éprouver. Dans cette lettre, il m’apprenait la mort du fils de Mme Burrell et ce pauvre M. Burrell est venu tout joyeux me féliciter sur l’heureuse délivrance de ma fille. Sa joie, son attachement pour elle, pour toi, me rendaient son malheur si sensible, si personnel que j’en étais oppressée. Il rit, il est heureux pour nous, me disais-je et dans un moment la plus grande peine va l’accabler. Je ne pouvais pas me résoudre à la lui apprendre ; je sentais qu’une lettre de sa famille la lui adoucirait plus que je ne pouvais le faire, et j’ai appris qu’en rentrant chez lui, un de ses amis la lui a annoncé qu’il est parti tout de suite et comme il aura souffert seul dans cette longue route.
Ma chère fille, je sais par lady Grey que vous avez cruellement souffert et avec un courage surnaturel, pas une minute il ne vous a manqué et que surtout les quatre dernières heures ont été affreuses, que j’attends une ligne de votre main avec impatience pour me dire si vous ne recommenceriez pas toutes ces douleurs de grand coeur pour éviter le moindre mal à cette petite qui ne peut encore rien pour vous, ma chère fille, il me semble que je suis encore plus votre mère, plus celle de Charles depuis ce nouveau lien. Je vous vous embrasse tous deux et la petite de toutes les forces de mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 152)

28 mai 1819

D’abord je te prie instamment de faire vacciner notre petite par Dr Hamilton avant de penser à l’amener ici car depuis qu’on retourne au passé, on ne fait plus autant vacciner ici, et dans les tables de mortalité de cette année, il y a eu 800 et quelques personnes mortes de la petite vérole, cela me rappelle l’heureux temps où la Sorbonne défendait l’inoculation, celà s’appelait tenter Dieu. Car enfin c’était donner une maladie dans un temps où Dieu ne l’envoyait point. D’ailleurs je crois le vaccin meilleur en Angleterre qu’ici. Et puisque notre petite est si gentille, il ne faut point qu’elle perde un oeil ou deux de la petite vérole.
Ne crains jamais mon bien aimé Charles de ne trop parler d’elle ni de son aimable mère. Tu ne peux concevoir combien je jouis de te voir ce ravissement d’être époux et père. Combien tes anxiétés pour Marguerite et pour… (Comment s’appelle-t-elle notre petite ?) m’enchantent. Je désire bien que la petite ait les yeux de sa mère, car c’est notre côté faible. A-t-elle des sourcils ? C’est encore une chose que je lui désire. Quant à mes mains, c’était, il y a un siècle, ma prétention, ainsi que mes pieds, j’ai mis assez qu’elle ne recommence. Cependant en général les Anglaises ont les mains plus belles que nous. L’as-tu portée ? Quand elle criera, approche-la de ton visage et elle se taira tout de suite. Je me rappelle que Vicq d’Azyr qui était mon ami et médecin célèbre fut chargé par la pauvre Reine de faire l’expérience en grand à Mousseau de nourrir plusieurs enfants trouvés, au lait de vache car à l’hospice, sur 1000 enfants qu’on y porte chaque année à Paris, il y en mourrait le tiers la première année, ce qu’on attribuait aux mauvaises nourrices et aux mauvais traitements que recevaient ces pauvres petites créatures, vu le modique prix de 7 francs par mois que l’hospice donnait aux nourrices. On transporta donc 24 petits nouveaux-nés à Mousseau, on y mit des femmes pour les soigner, elles crurent faire assez de les tenir proprement et de leur donner à boire quand elles criaient, les laissant d’ailleurs dans leurs petits berceaux presque toujours ; ces pauvres enfants moururent presque tous, et il fut reconnu qu’ils étaient morts de froid, (quoique ce fut en été) mais que les tous petits enfants ont besoin de s’approcher de la chaleur animale, de la mère ou de la nourrice ; et j’ai remarqué depuis que lorsqu’un enfant criait en l’approchant de soi, il se calmait. J’ai vu cet établissement de Mousseau avec Vicq d’Azyr, il y mettait un intérêt extrême, tout était propre, les berceaux étaient élégants comme il appartient aux expériences des reines, mais la chaleur animale manquait, et toutes ces caresses, tous ces embrassements de mères, tout ce bonheur à presser l’enfant contre son coeur, ces bras qui l’entourent toujours, lui sont aussi nécessaires que le lait et l’air. Voilà ce que je te prie de dire au Dr Hamilton. Vicq d’Azyr était convaincu de tout ce que je te conte là. Quant à l’eau froide, je n’y dis rien, c’est l’usage en Angleterre et cela ne dure qu’une minute. Cependant, j’ai ouï dire à Hume même qu’il y avait beaucoup d’enfants à qui cela avait fait bien du mal, mais le Dr Hamilton a si bien traité Marguerite que si j’étais près de vous non seulement, je ne deviendrais pas folle, mais j’aurais en lui une confiance entière et aveugle, telle que tout ce qu’il ordonnerait me paraîtrait une voix de la Providence. Notre pauvre petite a donc déjà un quart d’heure de chagrin tous les matins ! C’est trop pour nous qui la voudrions si heureuse. Mais Diieu veuille que par la suite tous ses jours soient ainsi dispensés et qu’il n’y ait qu’une minute de peine contre des heures de bonheur. Pauvre petit ange, comme je le presserai contre mon coeur, et avec quelle tendresse, quelle ferveur je prierai le ciel de la rendre aussi heureuse qu’il est accordé à notre faible nature de l’être dans ce méchant monde. Je suivrais tes instructions pour M. Elphinstone et pout l’ami de Fata. Qaunt à celle-ci, je me doutais de cela.
Je te quitte pour écrire à Marguerite et je t’embrasse de toutes les forces de mon âme, mon bon et cher enfant. Tu es né le jour où l’on ferait des réjouissances publiques pour la naissance de ce pauvre petit dauphin mort au Temple. Certes je ne croyais pas alors que tu fusses destiné à être tellement plus heureux que lui ; espérons donc que notre petite sera aussi heureuse que si son grand’ père lui avait assuré toute sa fortune. Un bon père, une bonne mère, voilà ce qu’il lui faut et ce qu’elle a. Je t’embrasse et vous bénis tous les trois.

Madame de Souza
à sa belle-fille Margaret Elphinstone
(pièces 153-154)

4 juin 1819

Je ne puis pas comprendre ma chère fille comment mes lettres ne vous arrivent pas. J’écris sans cesse et je soupçonne que mes lettres restent à Foreign Office. Je vous envoie les deux mémoires de M. Berryer pour moi et une copie du jugement. C’est au tribunal de 1ère instance et j’en ai appelé à la Cour Royale : ce qui suspend le jugement. Je vous ai déjà mandé que cette affaire ne serait reprise au plus tôt qu’en janvier et d’ici là j’espère l’avoir arrangée.
Je vous envoie une petite garniture de mon ouvrage. J’espère que vous voudrez bien la porter sur une robe du matin. Il faudra mettre une torsade bleue et blanche en haut de la troisième garniture ; celle d’en bas est plus grande, la 2ème moindre et la troisième encore moins, il faudra donc les mesurer avant de les appliquer.
Sur une de vos jolies mousselines de couleur, il me semble que cela ferait bien. La seule attention à avoir est de la repasser à l’envers. J’ai cousu du lacet pour les bandes sur les manches, mais cela n’est pas fini, je vous les enverrai par la première occasion. En attendant, portez ma robe et vous me ferez un vrai plaisir.
Si vous voulez que l’enfant ne soit pas constipé, faites boire à la nourrice de l’eau et du lait sucré avec du miel. Il prendra de la magnésie anglaise ; c’est que son lait est trop fort et trop bon pour notre petite, il faut le rendre moins succulent et peut-être aussi est-elle mieux nourrie chez vous qu’elle ne l’était chez elle. Souvent cela produit cet effet.
Emilie est un très joli nom, et je respecte comme vous celui de Jane, ainsi ma chère fille, quel que soit celui de ces deux noms à quoi ma petite fille répond, j’en serais également contente.
Dieu merci, je ne quitte pas mes roses ni mon saule ; ce dernier est fort admiré par les Ecossais ; moi je l’admire aussi, mais je ne l’aime pas, il me cache mes roses ; en tout, il est mal placé et trop proche de la maison.
Je ne vous ai pas écrit, ni par Mme Burrell ni par M. Flemming parce qu’une fois pour toutes M. Charles m’a défendu d’écrire par des occasions. Ah ! mon Dieu, oui j’ai bien plaint cet excellent M. Burrell et jugez que je venais d’apprendre la mort de son enfant lorsqu’il est entré dans ma chambre tout joyeux me féliciter sur votre heureuse délivrance. Sa joie, ses rires, son » shake and to me » me brisaient le coeur, je n’ai pas eu le courage de lui apprendre son malheur car ma lettre qui m’apprenait la naissance de ma petite, et la mort de son fils, m’étant arrivé par la poste, et lui, m’ayant dit qu’il n’avait pas de lettres, j’ai pensé que peut-être on lui envoyait quelqu’un des siens pour lui annoncer, et lui adoucir ce cruel malheur. D’ailleurs on ne me chargeait pas de le lui apprendre et je sentais bien dans mon coeur que je les aimais assez pour partager profondément leur peine, mais je ne me trouvais pas assez ancienne comme son ami pour espérer la lui rendre moins amère. J’ai pensé ensuite que j’avais mal fait et que j’aurais mieux valu qu’un Sir William Conningham qui ne connaissait pas du tout M. Burrell a cru de son devoir de venir tout courant lui apprendre la mort de son fils. Il se serait fait scrupule de lui accorder un quart d’heure de grâce. Que je déteste cet officieux qui, se caressait le col pour venir plutôt annoncer à quelqu’un son malheur.
Donnez-moi de leurs nouvelles, je vous en prie ma bien chère fille, que je vous sais bon gré de m’avoir écrit ; que votre écriture est belle ! Qu’elle prouve votre force ! Mais votre lettre est trop longue, j’ai peur qu’elle ne vous ait fatiguée.
Un mauvais plaisant a dit : Voyez-vous ! toute l’histoire des deux règnes Napoléon et Louis 18, toute la situation de la patrie se trouve dans ces deux pièces de cent sols que j’ai dans la main. On se regarde, on s’étonnne, il joue avec, il montre l’effigie de Bonaparte, celle du Roi, oui messieurs, les voilà ; enfin il lit sur le cordon de l’écu de Bonaparte : Dieu protège la France, parce que la France était tout et brillait partout alors. Sur le cordon de l’écu actuel : Domine solisum fae regenc.. (?) parce que le Roi remplace tout et console de tout . Ne me réponds point sur cette belle histoire et jette-la au feu s’il vous plaît.
Mon Charles, quand je t’ai répondu sur la fierté, c’était bien à toi seul que je m’adressais ; néanmoins je te prie de me pardonner si je t’ai déplu. Ceci est une grande condescendence de ma part , et toi qui es un Romain, tu sais que les pères, et je veux croire les mères, avaient droit de vie et de mort sur leurs enfants.
J’enverrai à François son inscription s’il la veut ou j’attendrai le coupon de 7 livres., comme cela lui conviendra. Que ce nouveau donne ses ordres.
Un doux baiser à ma petite et vous mes chers enfants, recevez l’assurance de ma plus tendre affection.
Mon cher Charles, je ne veux pas finir cette lettre sans t’adresser un mot de plus d’affection et d’inquiétude sur ta faiblesse, ménage la bien. Mets du sucre candy dans ton lait d’ânesse. Dans le courant du jour, il n’y a rien de si bon au goût et de si sain que de faire , bien bouillant, chauffer un peu de lait ordinaire, d’en mettre le quart d’un gobelet sur du sucre candy en poudre, et quand il est bien fondu, verser dessus en le faisant mousser trois quart d’eau de seltz. C’est excellent au goût, rafraîchir et donner de la force. Essaies-en je t’en prie. Je crois que sous bien peu de jours, papa perdra ses dents, alors il sera réellement un peu défiguré et le 1er moment où il se verra m’inquiète fort pour lui. Ne réponds pas à cela.
Lobau, sa femme, le duc de Vicence, sa femme, Excelmanns la sienne, et Fay de même, les deux Carbonnel, Gabriel, Fata ; enfin, tous les vrais amis ont été ravis de joie sur l’heureuse délivrance de ma chère fille. Le duc de Vicence veut un garçon avant la fin de l’année. Vous sentez-vous capable ma chère fille de recommencer sitôt vos stations sur la chaise-longue ? Je vous prie de me rapporter un petit rosier mousseux blanc. Mes chers enfants je vous aime et vous embrasse de toutes les forces de mon âme. Sir Jonh d’Al… m’a amené M. Elphinstone . Ce dernier m’a dit qu’il avait passé 20 ans en … qu’on l’y a envoyé en nourrice car il a l’air tout jaune quoiqu’il paraisse malade, il part pour la Suisse : reviendra dans 6 semaines et alors dînera chez moi. Il ne m’a point paru trop timide et a fort admiré ton portrait. L’ambassadeur et l’ambassadrice d’Angleterre sont venus se faire écrire chez moi pour le compliment de la naissance de ma petite. Lord et lady Marley et lady Hamilton ont été charmés mais surtout ce bon Sir John et sa femme ont été dans une joie comme s’ils étaient de la famille. Lord Marley m’a raconté que pendant qu’il était en Italie, l’empereur d’Autriche à Venise a été au spectacle ; lorsqu’il est entré dans sa loge, le plus profond silence ; de même aux révérences de l’impératrice son épouse ; mais lorsque Marie-Louise a paru, cela a été des applaudissements d’une telle rage tellement recommencés, qu’ils ont duré plus d’un quart d’heure. L’empereur offensé a fait dire à sa fille de s’esquiver au milieu du spectacle afin que pareille scène ne recommence point. En effet elle est sortie bien doucement, mais on ne la perdait point de vue et dès qu’elle a été partie, tout le monde a quitté le spectacle et voilà qu’en une minute la salle a été complètement vide sauf l’empereur et l’impératrice d’Autriche. Ce n’est pas qu’on aime Marie-Louise, mais c’est qu’on déteste les allemands. Pour Dieu, brûle cette lettre car elle sent le fagot, mais j’espère que Charles la trouvera assez longue.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 155)

11 juin 1819

Que je voudrais donner à ma chère fille le superbe bouquet de roses que j’ai sur ma cheminée et qui toutes viennent du jardin . Je les ai cueillies parce que le pluie continuelle les gâte, car sans cela personne n’y toucherait, pas même moi.
Je t’ai écrit une grande lettre le 5 par le courrier du comte de Palmella, et j’ai envoyé à ma chère fille une petite garniture de robes du matin. Je désire bien que ce paquet t’arrive tout de suite à cause de la lettre qu’il renfermait. L’amiral Flemming m’a écrit et envoyé le livre de son frère, j’y suis bien sensible. Nous n’avons ici aucune nouvelle, on se traîne sur le budget et il me semble que l’on épluche beaucoup plus les dépenses qu’on ne le fait chez vous.
Comment se porte ma petite Emilie ? Ses bains lui paraissent-ils toujours la plus grande calamité, pauvre enfant ! J’aurais bien de la peine à lui infliger ce supplice chaque matin. Nous croyons ici que ma fille fera très bien de ne pas se tenir debout ni de ne pas trop marcher jusqu’à son retour de couches. Ceci est pour elle seule, afin qu’elle soit moins exposée à d’autres accidents si elle redevient grosse encore.
Savez-vous que le duc de Rohan que tu as vu chanter avec Mme La… et dont la femme a été brûlée vient de se faire abbé ; il aurait dû prendre ce parti avant d’entrer dans le mariage dont il n’a jamais eu que des idées confuses.
Stanislas Girardin est assez embarrassé dans sa préfecture, tous les employés sont des fervents de 1815 ; il n’a pas le pouvoir de les renvoyer et ils le déjouent sur tous les points.
J’ai reçu une lettre charmante de La Marquise de Worcester sur la naissance de ma petite fille. Elle parlait ici avec une grande amitié de toi et de Marguerite.
On dit que Flemming va vous aller trouver en Ecosse, j’espère que vous le ramènerez ici. Il a renasqué un peu sur ce que c’était une fille , mais je lui ai mandé que c’était entièrement la faute des Elphinstone, car je connaissais des amiraux de ce nom bien braves gens d’ailleurs qui n’avaient que des filles (et, c’est lui-même qui regrette fort de n’avoir pas un petit garçon).
Adieu mes bons amis, mes chers enfants, que je serai heureuse de vous recevoir ; avertissez-moi 15 jours à l’avance pour que moi et la maison nous ayons le bouquet sur l’oreille.
Comment va ta faiblesse, mon bien aimé Charles ?

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 156)

14 juin 1819

Je suis bien fâchée contre le dear Flemming à l’occasion de Dieudonné, donc je conçois que tu es fort embarrassé. Voilà comment la chose s’est passée. Le dear amiral était à dîner chez moi et paraissait aimer la cuisine française ; il me parla même du désir d’avoir un cuisinier française. Je lui dis que j’en avais un excellent à placer, que j’avais en quelque sorte arrêté pour toi, mais que comme l’intention de Marguerite était de venir ici immédiatement après ses couches, ce n’était pas la même de faire la dépense de ce voyage pour quelques jours. Hé bien, dit-il, donnez-le moi , je le garderai en Ecosse pour moi, jusqu’à ce qu’ils y reviennent toujours prêt à le céder à Charles quand il le réclamera mais pendant son absence il me sera utile. Cet arrangement me paraît très bon, lui répondis-je, je vous enverrai l’homme et vous vous arrangerez avec lui, mais Charles n’en a pas besoin avant son retour de France en Angleterre. Dieu donné alla chez l’amiral, fit tous ses arrangements avec lui, partit, arriva à Londres, et je n’en ai jamais entendu parler depuis. Il est à Flemming, et ne le prends pas si tu en est gêné car voilà les conditions sous lesquelles il est parti. Du reste, je crois qu’il sera très facile de le placer, car indépendamment qu’il est excellent cuisinier, il sait très bien faire la pâtisserie, les compotes et même les glaces. Voilà cher ami tout ce que je sais de cette affaire dont je conçois que tu as été ébaubi ou ébahi. Dans tes deux dernières lettres, tu ne me dis pas un mot d’Emilie. Faut-il toujours qu’elle prenne médecine, les bains froids du matin peuvent en lui donnant de la force la resserrer encore ; je te conte mes réflexions comme si je causais avec vous, mes chers enfants, bien libre à vous de n’y faire aucune attention et de me regarder comme une radoteuse, attribut naturel de la grande maternité !
Je reviens au cuisinier, je pense qu’il gênait, my dear, à Londres, qu’il te l’a envoyé pendant qu’il y reste encore et te le reprendra durant ton voyage à Paris et son séjour en Ecosse.
Florimont de La Tour Maubourg est arrivé ici, il a l’intention d’aller à Londres voir son oncle et j’espère qu’il y sera lorsque tu y passeras. Je suis étonnée que son oncle ne t’ait pas répondu, je crainsd’après cela qu’il n’ait qu’un mérite négatif , c’est le passage entre l’active méchanceté de d’Osmont, et la bienveillance d’un troisième.
Je ne sais rien de Barrelli, donnez m’en des nouvelles, ma chère fille, je suis inquiète d’eux. M. Burrell me paraissait tant aimer ses enfants !
Comment êtes-vous ma chère fille ? Le lait ne vous tourmente-t-il pas ? Avez-vous retrouvé toutes vos forces ? N’êtes-vous pas surprise de marcher et de n’être plus sur cette chaise-longue que vous devez regarder avec horreur ?
Dites-moi donc si ma petite paraît avoir vos yeux qui sont bien plus beaux que ceux du côté paternel. Lord Jersey me disait que vous aviez les plus beaux yeux jamais vus ; ceux de Charles et les miens sont très petits, les miens surtout. La petie ferait donc beaucoup mieux d’avoir les vôtres.
Excelmanns n’ose pas se montrer, sa femme est grosse de son cinquième enfant et dans l’état de santé où elle était, c’est vraiment criminel. D’ailleurs la pauvre petite prend ce mal en patience.
Les d’Alrympte vont partir dans deux jours pour Spa, les bords du Rhin, la Suisse, et l’hiver à Rome. Ce sont d’excellentes gens. Lady d’A… est beaucoup mieux depuis qu’elle voyage. M. Elphinstone était aussi bien mieux à Paris. Il y dormait mais oubliant que le mieux est l’ennemi du bien. Il est allé se faire trimballer en Suisse pour revenir, dit-il dans trois semaines ; jamais les voyages n’ont fait dormir et la fatigue n’est nullement bonne aux personnes faibles. Elle ne procure le sommeil qu’à ceux à qui la jeunesse ou les passions donnent un trop de force qu’il faut accabler. Mme Fergusson est attendue ici à la fin de la semaine… Frecki va mieux, il est venu me voir hier et n’avait pas de lunettes ; actuellement on traite ses paupières ; mais cependant malgré ce mieux, l’oeil gauche nest pas tout à fait guéri et on lui met toujours du perlinpinpin dans l’oeil. Quelle horrible maladie il a eu là, et quel miracle qu’il en soit quitte ou du moins à peu près.
Adieu mes chers enfants, quel bonheur de vous revoir : car, ma chère fille, vos lettres sont si aimables, si bonnes, que je crois vous connaître. Comme j’espère que vous m’aimerez comme je sens que je vous aime. Charles n’aura qu’à se bien tenir s’il veut avoir trop raison entre nous trois. Dites-lui bien qu’il ne sera que mon gendre.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 157)

18 juillet 1819

Je n’y puis pas tenir, il faut que je fasse mes radotages, grogner si tu veux ; comme tu es loin, je n’ai pas peur et ma chère fille m’excusera. Florimont m’a sous le secret, ainsi tu ne lui en parleras point quand tu le verras ici, car il te conserve une véritable amitié. Florimont m’a apporté une lettre de sa tante Mme de la Maison Neuve qui est avec l’ambassadeur à Londres. Cette tante lui mande que lord K. a demandé à son incomparable amie Mme d’Arblay ce qu’elle pensait de toi ? Que celle-ci a fait un éloge le plus grand de toi, et lui a surtout raconté ta rencontre à Joigny, ton Rule britannia dans ce puits etc… Il l’a écouté avec intérêt, avec attention, mais ne sachant comment se tenir (?) des éloges qu’elle faisait, et auquel il a dit qu’il croyait ; il a cependant ajouté : En comparant les époques, il devait être bien jeune. Mme d’Arblay a dit à Mme de la Maison Neuve qu’elle ne doutait point d’une prompte réconciliation, que son estimable amie lady K. n’en doutait pas non plus et y travaillait jour et nuit. Je crois qu’elle ne saurait mieux employer son temps. L’ambassadeur a ajouté à l’incomparable amie, que si lord K. te voyait 2 heures, il te préférerait à toute sa famille. Pendant que nous étions ainsi à bavarder, je lui ai dit : Secret pour secret ? Il a levé la main ; alors je lui ai demandé pourquoi son oncle ne t’avait point répondu lorsque tu lui avais fait part de la naissance d’Emilie ? Tu ne lui avais écrit que par estime pour son caractère personnel et que cette même estime avait dû te rendre pénible son silence. Florimont m’en a paru étonné, fâché, ne le concevant point, mais m’a ajouté que tu serais très content de son oncle qui était quelquefois un peu négligent sur les billets de parts.
A présent, pour couler à fond mon bavardage, je te ferais observer combien ta gentillesse dans ce puits de Joigny a laissé de trace et je te prie de bien dire à l’oncle qu’on recueille tout ce qu’on sème, et que toi qui n’as jamais fait que le bien et que du bien, tes plus grands ennemis n’ont jamais eu pour motif que (encore quelquefois, mais rarement) cette raideur, cette inflexibilité de caractère qui du reste n’a jamais porté que contre les gens heureux, ou pour mieux dire brillant de fortune et se pavanant de leur place et situation. Enfin que peut-être tu aurais été parfait et content de tout le monde, si une main plus ferme que la mienne t’avait assoupli.
A présent, je reviens à ma fille, non je n’y reviens pas encore.
Franklin dit : que la plus sûre manière de rendre amis les ennemis, c’est de toujours secondaire comme s’ils étaient bien intentionnés (sans se soucier, … de leurs manières d’être, que nos procédés devraient être immuables et non relatifs) et que la meilleure manière de rendre les gens bons est de paraître convaincu qu’ils le sont réellement. Du reste, il n’y a jamais eu une âme plus noble, un caractère meilleur que tu l’as ; je dirai que l’on ne peut-être à la fois chêne et roseau, et tu avais bien raison lorsque tu me dis si joliment à 16 ans: Ma pauvre mère voudrait que ma barbe poussât blanche ; je ne te dis donc plus rien , mais ce puits de Joigny qui revient au bout de 20 ans m’a fait impression. Ah ! Que de gens à qui il t’aurait été facile de laisser dans la tête l’écho du puits de Joigny par un mot, un regard, un sourire, mais moi qui prêche à mon aise dans mon lit, l’ai-je fait souvent ? Hélas, non ! ainsi mon enfant, mon ours, je t’embrasse de toute mon âme.
Pour le coup, je reviens à vous ma chère fille, que je serai heureuse de vous voir ; votre établissement sera fait ici pour le 20 août, époque marquée par Charles. Mandez-moi donc si vous apportez Emilie dans son berceau ; que je suis aise qu’elle soit si bien et puis qu’elle aime à ce qu’on la fasse sauter, que ce ne soit pas du moins comme certaines nourrices anglaises qui secouent leurs enfants comme des rats qu’on veut tuer ; que ma petite soit amusée doucement et gentiment. Je vous embrasse, je vous aime de toute mon âme.

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