Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut | Dossier 5 | Trente lettres du 2 février au 21 décembre 1818.

CHAN 565 AP 9
Correspondance familiale
Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut

Dossier 5

Trente lettres du 2 février au 21 décembre 1818.
Les pièces 101 et 127 sans signature sont partiellement rédigées par un ami de Flahaut

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 96)

2 février 1818

Je te dirai que Mlle Murray a écrit au général son frère une lettre pleine de ton éloge et où elle ajoute que personne n’a l’air moins étranger que toi; enfin une lettre dont Hume est venu tout de suite me rendre compte pour me faire bien plaisir. Elle ajoute que ma fille lui a dit qu’elle viendrait ici, avec toi, au commencement du printemps.

D’abord cela a fait battre mon coeur de joie, mais ensuite, j’ai pensé qu’il était impossible que tu arrives si tôt, vu que tu ne m’avais pas donné d’ordres pour les changements nécessaires à la chambre à coucher et que tu ne m’avais dit de commencer à faire repeindra qu’au mois de Mai. Je suis donc retombée dans la tristesse. Mais enfin je serais encore bien heureuse de te revoir quand tu le croiras possible.
On dit que l’emp. de Russie viendra ici au mois de septembre. On parle beaucoup du départ des troupes alliées, moi, je n’y crois pas. On assure que le Roi de Prusse est tombé amoureux, mais amoureux à perdre la raison de la fille du Directeur du spectacle à Berlin, que la belle, gardée par une mère éclairée ne veut entendre à rien, pas même à d’innocentes conversations sans que l’on promette mariage de la main gauche, que la noblesse en jette les hauts cris et que cependant le Roi persiste dans sa passion.
Toute cette lettre sera de commérages.
Lady H. qui ne m’a pas écrit une ligne depuis son départ de France, a écrit à M. Gallois pour tacher de lui procurer un exemplaire du Camoëns pour le duc de Devonshire qui en souhaite un passionnément ; elle mandait qu’elle donnerait bien le bout de son petit doigt pour l’obtenir. M. de S. choqué qu’elle ou lord Hol.. ne le demande pas tout simplement à lui ou à moi, a prié M. G. de répondre que sachant qu’il en restait plus à M. de S. qu’un très petit nombre d’exemplaires, il n’avait pas osé lui en demander un. Alors elle a écrit à Palmella qui lui a fait la même réponse ; enfin elle vient d’écrire à lord W. Russell qui doit aussi faire la même. Et ce pauvre duc de Devonshire n’en aura point parce que lady H… , sans en savoir la raison, nous a pris en grippe et n’a point voulu nous en demander un droitement. S’il le désire assez vivement, pour s’adresser à toi, ou à ma fille, et que toi, ou elle, en témoigne la moindre envie à papa, il vous en enverra un tout de suite ; mais souviens-toi que ni papa ni moi, nous ne seront jamais sensés avoir reçu les démarches de lady H. J’ai dîné samedi chez Gérard pour faire des libations au Camoëns. Le général Romansow y était ; il parle si bien de l’armée française que j’ai été dans mon plus gracieux pour lui. Après dîner, nous avons entendu la lecture de Belisais, nouvelle tragédie de M. de Joui… Je doute qu’on la laisse jouer. Il y a une certaine allusion sur tout ce que l’empereur Justinien avait fait qui pourrait bien amener le même bruit qu’à Germanicus (ceci entre nous) Car si on la permet je ne veux point lever ce lièvre (Vois si par cette belle comparaison je ne te crois pas un chasseur montagnard) Après dîner, est arrivé pour la lecture le célèbre Rostopckine, je n’ai jamais vu une plus vilaine figure , c’est un tigre blafard gris, quoique jeune c’est une nuance naturelle, peau de même couleur, un rire qui ne monte que des dents sans adoucir ses yeux, enfin une horreur secrète me glaçait le cou en le regardant. Isabey y était, qui m’a prié de te parler de lui. J’aurais bien désiré que ma belle-fille fut à cette lecture, cela l’aurait fort amusée.
M. de Longchamp m’a prié aussi de te parler de lui, tu es encore bien vif dans tous les souvenirs. Sir Ch. Stuart donne un bal un soir où il y a 1100 personnes d’invitées ; en calculant 3 minutes par chaque voiture pour l’ouvrir, en descendre, la refermer, cela fait, dit Gabriel, 3300 minutes.
Lord Glenber… Lady Charlotte Lindsey et le comte Kotschaby (?) dînent chez moi aujourd’hui, les deux premiers pour me dire adieu, ils partent vendredi pour Londres ; l’autre, c’est une petite politesse à une ancienne connaissance.

Ma chère fille, je vous ai envoyé samedi par un courrier trois paires de souliers. Je vous en enverrai par lady Charlotte trois autres paires et une bague rose. Donnez-moi de vos nouvelles, parlez-moi de votre santé, ne vous ressentez-vous plus de votre accident ? Si vous vous retrouvez dans la même position, ménagez-vous bien jusqu’à ce que l’époque de ce malheur soit bien passée, car il semble que la nature aime les anniversaires. Je vous embrasse, je vous aime de toute mon âme mon fils, ma fille, et je ne sais pas trop comment mon pauvre coeur pourra supporter la joie de vous voir tous deux. Mille tendresses de papa.
Papa est fort enrhumé, et moi aussi. Moi j’ai de quoi maigrir, mais lui c’est plus dangereux. Il tousse sans cesse et n’a pas la force de tousser après l’inflammation de poitrine qu’il a eue il y a deux ans dans ces temps-ci. Ce rhume m’effraie et puis la mort frappe tout autour de lui, cela l’attriste. Ce pauvre petit Rodriguez est mort ; ne me répond pas sur le triste pressentiment que je lui vois mais dont il ne parle point. Cependant il sort ; rien n’est changé dans ses habitudes. Je ne penserais même pas à ce rhume s’il n’avait pas été si malade et s’il n’était pas si triste.
Adieu encore, mes chers enfants. Dieu puisse-t-il vous accorder tous les bonheurs que mon coeur vous désire.
Peter est guéri, Gissac(?) me disait naïvement si c’eut été un homme bien nécessaire au monde, la médecine aurait fait mille efforts qui l’auraient peut-être tué ! Honneur à la nature. Encore adieu.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 97)

5 mars 1818

Je vois par ta lettre du 21 que les miennes t’arrivent fort retardées. J’ai pardonné depuis longtemps à lord Landerdole sa paresse, je ne me souviens que de l’amitié qu’il t’a montrée et je le plains de toute mon âme de la perte de son fils, que je sens bien ce qu’écrivait Mme de Sévigné sur madame de Longueville lorsqu’on vint lui annoncer la mort de son fils duc de Longueville tué au passage du Rhin . « Cette malheureuse mère, dit Mme de Sévigné, en voyant ces visages consternés sentit bien qu’il y avait un malheur ; elle demanda des nouvelles de son frère ? Sa pensée n’osa aller plus loin » C’est bien dit tout ce qu’il y a dans cette dernière phrase ! Moi je n’ose même pas penser à ce que peut être cette pareille douleur, mon coeur s’en briserait. Quel est l’ancien qui a dit : Les funérailles des enfants sont toujours prématurées quand les pères (mères dans la citation originale de Diderot) y assistent. Mais où m’entraîne la perte du fils de lord Landerdole . Ah ! chassons bien vite toutes ces horribles idées et puisses-tu me fermer les yeux ainsi que cette bonne Marguerite à qui je recommanderai de soigner mon fils et de gâter mes petit-enfants. Je crois que tu seras un peu pédant en éducation. Si ma chère Marguerite a quelque espérance que je sois grand’ mère, qu’elle reste sur sa chaise longue, qu’elle ne se donne aucun mouvement, qu’elle ne se permette aucune émotion ni douce ni pénible. Enfin qu’elle n’existe qu’à demi jusqu’à ce qu’elle ait passé d’un mois l’époque où elle a éprouvé l’accident. Je voudrais même que tu fus dans la maison voisine excepté à l’heure des repas, rien n’est plus à craindre que les émotions. Voilà ce que te crie mon expérience, les médecins d’ici et mon désir d’être grand’ mère.
J’ai reçu une grande lettre de lady Holland où elle me parle de l’accident arrivé à son fils à Carfou, de la mort de lord Osserie (?) , pour s’excuser de ne m’avoir pas écrit . Sa lettre est comme si elle n’avait pas été assez mal pour nous pendant son voyage ici, et ma réponse sera tout de même, car ils ont été si bien pour toi au moment de ton arrivée que ses caprices doivent être supportés par nous, comme les sages cachent les querelles de familles sans mettre le public dans leurs confidences; si à la seconde lettre elle me parle du Camoëns pour le duc de Devonshire, je répondrai que ma fille m’en a demandé un depuis longtemps pour cette seigneurerie et qu’il est parti pour qu’elle le lui envoyât elle-même. En effet, je veux qu’elle écrive dessus : de la part de la comtesse de Flahault. A qui puis-je l’adresser à Londres pour elle ? Si tu me réponds à ce que je t’ai mandé de la part de Mme de Vicence, tu me feras plaisir.
J’aime beaucoup ton plan, surtout parce qu’il me fait espérer ; lord Kinnaird voit beaucoup de nuages noirs sur notre horizon qui , je crois, n’éclateront pas de sitôt. Il doit t’en écrire dès qu’il sera à Londres (entre nous) en rendant compte ici, dans ce prétendu complot contre la vie du duc de Wellington ; il s’est mis mal avec tous les partis, les ultras disent des horreurs, les autres n’y croient point, celui qu’il a amené ne parle pas et n’en est pas moins à la Conciergerie ce qui est un séjour assez mélancolique pour un homme condamné à mort par … a arrêté à l’opéra, quelqu’un a dit ; Ah ! cet infâme Croquembourg (?) ! sûrement il voulait se faire Roi de France car personne depuis le prétendant n’avait été arrêté à l’opéra. Les quolibets pleuvent sur les coups de pistolet du duc de Wellington . C’est malheureux parce que cela irrite tout le monde. Et l’on chauffe terriblement les esprits contre les Anglais tandis que les Russes sont regardés comme des petits saints ; il est vrai qu’ils n’ont jamais blessé l’amour propre national ; que le général Woronsow , très simple dans ses manières, prenant un logement dans un hôtel garni, , parlant toujours avec estime de l’armée française, jette du baume sur les blessures ; et le duc de Wellington, moyennant sa lettre, son excursion au musée, , ses leçons de morale, les a pansées avec du vinaigre, quoiqu’au fond il soit peut-être mieux pour la France que bien d’autres. Enfin, je suis comme Cassandre, je vois que l’on attise des feux que l’on sera peut-être fort embarrassé à éteindre.
On redoute beaucoup ici lesmémoires de Savary que l’on imprime à Londres et je te prie de te les procurer tout de suite et de mander s’il y a de nos connaissances des nommées en bien ou en mal, ce qui serait presque aussi fâcheux dans ce moment.
Palmella m’a demandé, et me demande toujours de tes nouvelles avec une bien véritable amitié. Bouché, le 1er violon de l’opéra qui a été ensuite à Petersbourg et qui a connu le duc d’Aumont et lui avait souvent donné à dîner dans les temps où un dîner était quelque chose pour lui, est ici. Il a été voir le duc d’Aumont qui l’a très bien reçu, lui a offert ses services. Bouché lui a demandé de le faire paraître dans un concert avec sa femme devant le Roi ; quelques jours après, il a reçu une invitation pour venir avec sa femme faire de la musique à la cour. Madame Bouché s’est acheté une belle robe, de belles blondes, , enfin pour 400 francs de parure. Ils se sont evertués, surpassés, et le duc lui a dit que S. M. avait été satisfaite ; quelques semaines après, Bouché a reçu une invitation pour se rendre chez le duc d’Aumont y toucher une gratification, il y a couru, et le secrétaire lui a présenté soixante-et-quinze francs. Bouché les a refusés en repondant que l’usurpateur donnait toujours cinq-cents francs. Le duc d’Aumont s’est beaucoup plaint du malheur des temps, a fort insisté sur le mécontentement qu’éprouverait le R. s’il refusait cette gratification ; enfin Bouché l’a prise, est rentré chez lui a écrit au duc : J’ai l’honneur de vous prévenir que je viens de disposer de 75 francs ainsi qu’il suit : 25 francs aux naufragés de la Méduse, 25 francs à la statue d’Henry quatre, et 25 francs pour l’immortel auteur du Tartuffe et de l’Avare.
Mme Carberg (?) ne m’a pas donné signe de vie depuis son arrivée, aussi je me tiendrai fort tranquille ; en tout je n’ai été contente que de Sire H. et de lady Hamilton.
Adieu mon Charles , que je serai heureuse de te revoir . Cette nuit, il a fait un tel ouragan que les treilles de la maison voisine ont brisé presque toutes les vitres. Les fenêtres, les portes s’ouvraient toutes seules.. et à … on ne pouvait les fermer…
[une ligne manquante]
… on a les mêmes orages, quoiqu’ éloignés. Le beau temps ne s’étend pas si loin actuellement. Je ne veux pas finir cette lettre ma chère fille sans vous bien recommander de vous soigner, de ne pas monter à cheval, de peu marcher, enfin de vous mettre dans du coton pendant quatre mois, de manger des farineux, de ne jamais mettre vos jambes dans l’eau, lavez-vous les pieds avec de la pâte, et encore mettez-y peu d’eau, et à peine tiède. Buvez du … restez dans votre lit ou sur votre chaise longue pendant l’époque des deux accidents : Oh ! que je vous ennuierais si j’étais près de vous ! Mais aussi comme je vous soignerais car je vous aime ma chère enfant de toutes les forces de mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 98)

12 mars 1818

Je ne vous en écrirai pas bien long aujourd’hui mes chers enfants, d’abord parce que j’ai pris ce calomel dont Charles a tant d’horreur ; mais qui , je suis comme lui obligée de l’avouer, me fait toujours du bien, je ne recommencerai le Dr Scott qu’au printemps. Je ne sais pas s’il arrivera jamais car depuis quelques jours nous avons des tempêtes à craindre que la maison ne tombe ; j’ai bien peur qu’il n’ y ait beaucoup de vos arbres qui ne soient cassés. Vos rivières doivent avoir l’air de petites mers en furie, enfin c’est une désolation. Après cela vous avez bien manqué être en grand deuil mes chers amis, car j’ai fait une chute à ce que ce soit un miracle que je ne me sois pas tuée ; je suis rombée de toute ma hauteur par dessus une chaise à la renverse par terre. Je rentrais de voir où en étaient mes rosiers ; apparemment que j’avais sous mes souliers un peu de gravier roulant , mon pied a glissé et me voilà en bas sans pouvoir me retenir. L’esprit fait bien du chemin en un clin d’oeil, car pendant que je tombais, je ne doutais point d’avoir les reins cassés ; et j’ai demandé pardon à Dieu au lieu de lui crier miséricorde ; toute ma pensée s’est portée vers vous mes bons amis, mes chers enfants, mais la providence m’a sauvée et j’en ai été quitte pour me sentir brisée de tout le corps, sans rien de cassé. Un grand malheur évité est, dit-on, un bonheur, remercions donc le ciel et je n’ai pas besoin que vous me l’écriviez pour être bien certaine que vous lui rendez grâce aussi.
Ce pauvre lord Kinnaird est dans la plus déplorable situation, tout le monde lui en veut ; le Roi des Pays-Bas lui a fait défendre de revenir dans ses états (ceci entre nous trois car il s’en cache beaucoup) L’homme qu’il a amené et qui avait été condamné à mort en 1815 (comme chef des Fédérés) par contumace au temps de trouver un sauf-conduit et de jouir de la liberté , en arrivant a été mis aussitôt à la Conciergerie ; on a de plus exigé la parole d’honneur de lord Kinnaird de ne point quitter Paris que cette affaire ne soit terminée , il n’a pas voulu la donner, mais il paraît que l’ambassadeur lui a demandé de rester. Le duc de Wellington est très mécontent de lord K. parce qu’au lieu d’amener tout droit son homme chez toi, lord K. l’a laissé seul quatre heures à la barrière et est venu à Paris voir, parler, se montrer, aller chez le duc etc… Pendant ce temps, il est venu des donneurs de bons conseils qui ont endoctriné l’homme aussi . En arrivant à Paris, lorsque lord K. l’a été recherché n’a-t-il plus voulu rien dire et garda t-il le silence.
Les Royalistes disent : c’est un intriguant, il veut toujours se mêler, il était lié avec tous les proscrits, de quoi se mêle-t-il ? Les libéraux disent : Le joli rôle qu’il prend là ce sera toujours un dénonciateur. Enfin, c’est un cri universel et il y a malheur et mal joué dans son affaire ; le fait est qu’il devrait peut-être rentrer à Bruxelles ou amener son homme tout droit chez le duc de Wellington qui l’avait interrogé ; ce serait mis au fait lui-même de toute cette intrigue et l’homme une fois sous son toit aurait été en sûreté , au lieu qu’à la Conciergerie les Anglais craignent qu’il a parlé mais que le ministère ne veut pas avouer ce qu’il a dit et encore grande humeur du ministère contre lord Kinnaird. Enfin il me semble qu’il s’est fourré dans un guêpier. Cependant il n’est pas douteux que son intuition était bonne du moins relativement au duc de Wellington. On est fort inquiet ici des Mémoires du duc de Rovigo, tachez de voir les noms propres qui s’y trouvent ; il y en a ici des contrefaçons où il est dit qu’il donnait des pensions à Hartwell, au duc de Grammont , et à M. de Blacas, je jurerais bien que le premier, c’est une indigne calomnie. Le Roi, pour faire passer la loi sur le recrutement a fait dire à tous ses grands officiers de ne pas sortir des Tuileries et qu’il leur ferait donner des ordres ; ils sont donc restés au château pendant qu’on allait au scrutin à la Chambre des pairs et toutes leurs voix qui étaient contre s’étant trouvées de moins, la loi a passé. Voilà mes deux enfants toutes nos nouvelles..
Ma fille, ma chère fille, ménagez-vous bien, prenez de l’air, mais pas d’exercice, le moins de mouvement possible, ne montez pas à cheval, n’allez point dans un tilbury élevé où il faille lever la jambe et donner un effort de vos reins pour vous y hucher. Enfin, mettez-vous dans du coton, je voudrais que vous eussiez une voiture ouverte bien basse, bien donc, dans laquelle vous prissiez de l’air toute la journée ; que vous n’eussiez aucune émotion bonne ou pénible ; enfin que jusqu’à l’existence de mon petit-enfant vous n’existiez vous-même qu’à demi.
Mon cher Charles, aie bien soin d’elle, ne la rudoie pas autant que tu ferais, moi quand je mangeais des champignons, mais empêche aucune émotion, aucun mouvement trop vif et dis-moi si son aiguille est toujours dans son pied.
M. de Girardin Alexandre est toujours triste et malade de son rhumatisme dans la tête. Voici une lettre de lui que j’ai ouverte parce qu’il y avait une enveloppe qui t’aurait ruiné mais quoique tu m’en aies donné la permission, je ne l’ai pas lue. Voici aussi une lettre de sa femme que j’ai oublié de mettre dans mon dernier paquet.
Adieu, mes chers enfants, je vous aime, je vous embrasse de toutes les forces de mon âme.
Ce calomel me fait mal au coeur, je ne puis en écrire davantage .

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 99)

18 mars 1818

Je commence ma lettre aujourd’hui mon cher enfant, pour te dire que je plains bien de toute mon âme lord et lady Marley après avoir perdu un fils il y a 5 mois , ils viennent de perdre en quatre jour leur petite fille, enfant de quatre ans, charmante ; hier je suis partie pour Auteuil avec la lettre de Marguerite, et arrivant à la porte, j’ai appris cette triste nouvelle ; on ne m’a pas reçu comme tu le crois, et je n’ai pas demandé à entrer car c’est avant-hier que ce malheur est arrivé ; mais j’ai parlé au valet de chambre, j’ai remis ma lettre et m’en suis revenue, faisant de tristes réflexions sur cette vie à laquelle il est bien insensé de s’attarder.
Je suis au plus noir aujourd’hui aussi ai-je envie de laisser là ma lettre, peut-être demain serai-je moins morose.
Lady Holland m’a envoyé un rêve écrit par lord Holland, l’as-tu lu ? Il nous paraît très bien écrit comme tout ce qui sort de sa plume mais bien chimérique comme tout ce qui propose des … perfectionnements hors des routes ordinaires. Mande-moi donc, en adressant ta lettre à lady Holland pour me la faire passer . En quoi ce pauvre Buida (?) a pu déplaire à Palmella . Je m’intéresse à ce pauvre jeune homme, je n’ai pas osé prononcer son nom sans savoir si sa pécadille est un cas pendable.

19 mars
Palmella me paraît bien triste d’aller au Brésil et il ne se dégoûtera pas de l’Europe en passant le temps précédant son départ à Paris dans le goût de nos spectacles, les amusements du jeu, car jamais cette passion n’a été si vive que dans ce moment… c’est dans de très bonne compagnie que sont les plus grands coupe-gorge .
Casimir a perdu l’autre jour 96 mille francs dans une nuit. Je ne le vois plus du tout et cela me paraît tout simple.
Les vieilles amies de M. de Tall… rentrent tous les jours à … heures du matin. Ah ! que diraient les choux et et les petites amies si elles voyaient ce train. Lord Kinnaird est toujours ici, son monsieur à la Conciergerie, , sa madame aussi, tous deux au secret. On prétend depuis hier que l’on tient le fil de ce complot mais je ne sais que cela. Si j’apprends quelque chose d’ici à quatre heures, je te le manderai.
J’ai reçu hier une lettre bien aimable de Frecki, je vais y répondre, je te l’enverrais sous ces ports si ruineux.
Mon enfant je t’aime de toute mon âme, et je vais conter à ma fille une histoire que j’ai apprise hier.
Ma très chère et très honorée fille, la vieille Mme de Caulaincourt me disait hier qu’elle avait fait une fausse couche à sa première grossesse. Lors qu’elle devient grosse une seconde fois, son beau-père, qui désirait passionnément des petits-enfants pour assurer son nom, l’ayant appris, entra chez elle un matin, lorsqu’elle était encore couchée, demanda à sa femme de chambre tous les souliers de madame. – Hé , pourquoi donc, mon papa ! – Vous allez servir ma fille ! Effectivement, les souliers présentés, il en fait un paquet, les emporte dans son appartement, puis revient, et dit à sa belle-fille : Si vous m’aimez, si vous me respectez, vous ne poserez pas vos pieds à terre que vous ne soyez accouchée, on vous portera de votre lit à votre chaise longue , pendant ce temps nous aurons bien soin de vous, mais je vous veillerai si bien que mon petit-fils arrivera à bon port. Elle fut obligée de se soumettre et me dit cette bonne vieille, je ne commencerai à marcher que pendant les douleurs du travail (jusque là, ses pieds ne posèrent pas à terre) j’ai souvent béni mon beau-père car c’était ma grossesse de mon fils que je préfère à tout. Ce que je vous mande là ma fille, c’est ce que j’appelle un apologue. C’est ce que les peuples appellent : à bon entendeur, salut. Ce sont de ces petits sous-entendus qui tracassent une famille ; enfin, c’est tout ce que vous voudrez, mais c’est surtout du plus vif intérêt, du plus tendre attachement.
Un rosier commence à pousser, mes violettes sont en fleurs, êtes-vous aussi avancés que cela en Ecosse ?
Il y a eu un grand dîner des habitants de Perthshire où l’on a dit mille biens de mon fils, et Hume est venu me le conter avec un sensible plaisir.
Adieu, je fermerai ma lettre tantôt pour voir si l’on ne désire quelque chose, mais en attendant je vous embrasserai de toute mon âme pour n’en pas perdre l’habitude, mes chers enfants.
T’ai-je dit que papa avait reçu une bref du pape en remerciement du Camoëns où il déclare ce livre le plus beau qu’il ait vu (C’est l’opinion qu’on en a en Italie) Il l’appelle : mon cher fils. La lettre équivaut à des indulgences pleinières car il lui donne mille bénédictions. Cela m’a rappelé une sotte histoire du célèbre Le Notre qui avait dessiné tous les jardins de Louis quatorze, il fut demandé à Rome pour en faire des pareils et Sa Sainteté, lorsqu’il les eut terminés, le pape lui offrit pour récompense des indulgences ! – Ah ! Saint-Père ! s’écria Le Notre, ne pourriez-vous pas plutôt me donner des tentations ? Et voilà la belle histoire que j’ai racontée à Papa au milieu de son orgueil et dont il a eu la bonté de rire.
Manuel demande à François une lettre de Manette (?) dans laquelle elle disait avoir placé chez M. Perrigaux son argent. Manuel la lui annonce et je ne l’ai pas reçue. Celle qu’il a ne le dit pas assez clairement.
J’ai un cahier de papier blanc, une plume neuve pour commencer une nouvelle dont l’idée m’a paru très jolie. Cependant je ne la ferai pas imprimer, je ne veux point me donner à manger aux mouches dans ce bien heureux temps où l’esprit de parti dénature tout, l’on est de même des deux côtés. Quelqu’un me disait d’un air bénin : Quand ils font mal je ne les aime pas, mais tout à coup il prit l’air furieux, mais quand ils font bien, je les execre.
Adieu mes chers enfants, je vous aime avec une tendresse, une douceur, une affection qui seules feraient le bonheur si même vous ne me rendiez pas la pareille , comme on dit en Normandie. Je vous embrasse encore.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 100)

22 mars 1818

Je commence par répondre aux demandes de ta lettre.
1° Je donne à Morel 60 f. par mois de gages et 8 f. par mois pour son blanchissage, comme il est obligé de s’habiller et qu’il n’a plus aucun profit vu que mon Wirk(?) est tout à fait interrompu. Cela lui fait une pauvre condition, cependant il est nourri ; mais sa femme ! mais un enfant ! J’ai remis à Manuel la lettre de François. Je crois que Nanette veut garder l’argent de cet … ; d’abord pour le garder, et si elle est obligée de le rendre, ne le remettra qu’en mains propres, afin de le reprendre lui s’il y a moyen en se revoyant. J’aurais juré qu’Anastase (?) ferait quelque esclandre pour se faire renvoyer et aller à Londres où sa chère Mme Valois l’attend ; elle établira cette pauvre fille comme blanchisseuse, la fera travailler jour et nuit et mangera ce qu’elle gagnera. Voilà une pauvre créature qui deviendra très malheureuse, peut-être une voleuse et Dieu sait la fin. Cela m’a fait de la peine de prévoir et à penser. Sa mère et sa maîtresse sont affectueuses, des femmes fort honnêtes, mais un peu rudes et je crois qu’elles la bâtonneraient si elles connaissaient sa conduite. Donc je n’ai parlé à personne. Lady W. Russell est assez souffrante et doit accoucher dans 15 jours. J’ai vu hier pour la première fois Mme Cuthbert (?) qui est venue me chercher, alors je lui rendrai très promptement sa civilité car depuis que je suis du mauvais côté de la question, j’ai pour principe d’accorder … les heureux sans me jeter à la tête de personne. Elle m’a parlé avec beaucoup d’affection de ma fête et une grande admiration de ses talents. Que je désire la voir, m’en faire aimer, indépendamment de l’affection qu’elle a pour toi, c’est de ma fille dont je désire l’affection car avec ton esprit borné, tu pourrais croire que c’est de Mme Cuthebert dont je parle.
J’ai rencontré l’autre soir M. de Talleyrand chez le chevalier Breto qui m’avait invité à un grand dîner qu’il donnait aux Palmella. Ce dîner avait été suivi d’un concert, et j’y étais avec cent personnes. Il est vrai que les yeux de ce pauvre M. de Tall… sont tombés de chute en chute sur des aspics. D’abord en entrant il a rencontré papa à la porte qui a fait un demi-tour comme s’il causait avec le voisin pour ne pas le saluer. Il s’est avancé trois pas, il a vu Paër (tenant le piano) qu’il a en horreur et dont il vocifère toutes les fois qu’il en trouve l’occasion. Comme il était frappé de cette vision, il s’est senti poussé par quelqu’un qui voulait passer pour se mettre en avant ainsi qu’il appartient à un personnage et ce quelqu’un était Pozzo di Borgo dont le nom seul lui donne des crispations ; il s’est vite tourné de l’autre côté et son regard a tombé sur moi ; alors il est devenu cramoisi, a avancé sa lèvre inférieure sur la supérieure , s’est porté sur la hanche de sa bonne jambe ; il semblait défier les Maures et tortillant ; je n’ai jamais vu un air de rage et de … plus ridicule ; à la fin du concert, il s’est approché de Mme de Palmella près de laquelle j’étais pour lui parler ; j’ai si bien baissé les yeux (mais d’un air de béate modeste et …) que nos regards ne se sont point rencontrés et nous n’avons pu nous saluer. Voilà mon enfant, cette soirée. De quelle pauvreté je t’entretiens ! Au surplus, ce M. de Tall… est perdu dans tous les partis et il vient de se jeter dans les ultras qui veulent de lui comme d’un mal utile, sans oublier ni pardonner tout ce qu’il a fait dans le commencement de la révolution , mais qui s’en serviraient aujourd’hui pour le tirer du mauvais pas où ils se trouvent. M. de Tall… ne sera pour eux qu’un charlatan dont on se sert dans les crises, mais qu’on renvoie bien vite comme dangereux pour reprendre les bonnets du docteur. Ils écriraient volontiers en bas de son portrait ce vers de Ruthieres sur les charlatans en médecine :
Hâtez-vous, ces gens là ne guérissent qu’un temps
M. de Tall… en replaçant le Roi sur le trône a calculé la reconnaissance sur la valeur du service sans penser que la légitimité compte tout autrement, et qu’avec un droit légitime, tout ce que vous faites de bien est du simple devoir ; et les moindres torts sont des crimes ; hors cartes, les cas pendables de M. de Tall… n’étaient pas des pécadilles comme on s’aveugle, et Fouché ? C’est Dieu qui a permis ces étranges et stupides aveuglements ; le malin eut été plus avisé. Mais rendons grâce à la Providence de ce que ce démon était … ailleurs puisque cela nous a rendu le Roi de nos pères.
Voilà assez de bavardages, ma fille, ma chère fille, c’est par vous que je finirai. Comment va votre santé, ménagez-vous bien, que je regrette la lettre que vous m’aviez écrite et que ce conscrit a couvert d’encre, il fallait toujours me l’envoyer ; j’aurais déchiffré les trois quarts et deviné le reste . Mais que vous avez bien fait de ne pas la recommencer. Il me faut un mot sur votre santé, tous les courriers, n’en prenez pas la fatigue et lorsque Charles n’y sera pas, faites écrire Mme Frederik ; votre aiguille sortira peut-être par le dessus du pied ; enfin, si elle vous tient neuf mois sur votre chaise longue, je ne serai pas trop fâchée. Je vous embrasse, ainsi que Charles de tout mon coeur. Dieu veuille que lady Holland ne voit point que votre attention pour le duc de D. … la coquetterie qu’elle voulait avoir pour toi ; déjà le … d’une dame d’un certain âge est impardonnable, je sais cela, moi qui sans mon miroir et ma mémoire me croirait encore toute jeune les jours où il fait soleil ; cependant mon rabat-joie de Charles ne m’a pas mâché les vérités sur ce point ; liguons-nous ensemble contre lui . God bless you !

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
lettre rédigée par un ami de Flahaut
(pièce 101)

30 mars 1818

Mon cher général, Madame votre mère qui est un peu souffrante depuis deux jours veut bien me permettre de la remplacer pour vous raconter tous les ragots et toutes les nouvelles du jour. Je dis la remplacer parce que je n’éprouve pas moins de plaisir qu’elle à causer avec vous car pour ce qui est de la ressemblance de notre style vous ne vous apercevrez que trop qu’elle ne pouvait pas s’adresser plus mal. J’attribue la légère indisposition de Mme de Souza à l’influence du printemps ; le sang la tourmente et je crains qu’elle ait encore besoin de sangsues. Il serait possible cependant qu’un peu d’exercice lui fît le même bien. Nous avons eu depuis un mois le plus mauvais temps possible, mais voici des journées superbes.
(mot de Mme de Souza : Ce n’est pas vrai, c’est un beau temps qui a un mauvais caractère, ce vent du nord me fait un mal horrible et ce soleil n’est que du clinquant. Du reste, je suis mieux.)
M. de Souza a aussi été un peu souffrant, il est mieux maintenant et ce mieux ne pourra que se soutenir tant que le beau temps lui permettra de faire ses exercices accoutumés sans prendre de l’humidité aux pieds et sans recevoir de la pluie. Auguste se fortifie chaque jour davantage. Il travaille bien, il a de l’intelligence, de l’esprit, enfin c’est un charmant enfant.
Nos affaires politiques n’ont pas changé de face depuis quelques jours, on s’occupe toujours du budget et c’est, je crois, pour qu’il soit mieux accueilli que les Ministres parlent souvent du départ des étrangers. Ils devaient faire ces jours derniers une communication importante aux Chambres ; mais cette communication qui, assurait-on était relative à l’évacuation de la France par nos alliés paraît être ajournée ainsi que la loi sur le Concordat. A propos de cette loi, vous avez sans doute appris que M. de Marcellus, membre de la commission chargée de son examen, avait imaginé de la mettre en correspondance avec notre St-Père le pape et de lui rendre compte de tout ce qui se préparait dans la Chambre des députés sur cette importante loi. S.S. sensible au bienveillant intérêt de M. de M. lui a fait remettre un bref très satisfaisant pour lui, mais très fâcheux pour les intérêts de nos évêques, car il est certain que le pape annonce qu’il ne consentira à aucun des changements proposés et que nous n’aurons pas de Concordat. On dit que M. de Richelieu a trouvé le zèle de M. de M. trop ardent, et qu’il lui a dit : » Vous êtes attaché, Monsieur, à toutes les institutions de l’Ancien Régime ! eh bien , si nous avions encore des parlements, vous seriez déjà en jugement »
Vous avez sans doute vu la lettre de M. de Talleyrand sur les Mémoires de M. de Lansur (?) il me semble que ses bons mots valent mieux que sa correspondance. Je ne vois dans tout cela que la moralité de M. de Lansur (?) défendue par M. de Talleyrand. Je préfère ce qu’il nous dit sur la santé du Roi. Puisque nous en sommes sur les bons mots, vous savez sans doute que lorsque la loi de recrutement fut acceptée par les Chambres le Roi dit : Que diront maintenant les oies de frère Philippe ? (les ultras) L’un d’eux qui se trouvait là répondit : Je ne le sais pas, Sire, mais ce que je n’ignore pas c’est que ce sont les oies qui ont sauvé la capitale.
Voici au reste une fable et une chanson faite par ces messieurs :
Le Berger libéral.
Un berger reprenait la garde d’un troupeau
Que les loups avaient mis en fuite
Et pour mieux régler sa conduite
Il usa d’un secret nouveau.
Les chiens, dit-il, ont moins d’expérience
Moins de ruse, d’intelligence
Que tous ces braves loups qu’on dit un peu vaurien
Des chiens, je crois, la race est fort honnête
Mais entre nous, ils manquent de moyens (?)
La fidélité rend si bête
Or donc, prenons des loups pour chiens

Chanson sur M. B. de C.
1- Se demande un gouvernement
V’la c’que c’est que d’être constant
Qu’il soit tour à tour monastique,
Aristocratique
Ou démocratique
Qu’importe j’en serai content
V’la c’que c’est que d’être constant
2- Je fus républicain ardent
V’la c’que …
Mais sous son pouvoir despotique
L’oppresseur inique
De la République
… mes voeux et mes serments
V’la c’que…
3- Le dix-neuf mars publiquement
V’la c’que…
Sur Bonaparte avec outrance
Je criais vengeance
Mais bientôt la France
Me vit l’benjamin du tyran
V’la c’que…
4- Je trouvai le poste amusant
V’la c’que…
Mais lorsqu’en ce monde où tout passe
Une auguste race
A repris sa place
Je me suis fait indépendant
V’la c’que c’est que d’être constant.

En voici une autre sur les vétérans :
1- Naguère en des temps de douleur
On … nos vieux services
Et nous cachions nos cicatrices
Fiers témoins de notre valeur
On poursuivait par des injures
Les vainqueurs d’Ulm et d’Iéna
Ils étaient là !
2- Oui, nous étions là pour l’honneur
Non pour un chef, mais pour la France
Toujours armés pour sa défense
Aux jours de gloire ou de malheur
Appui de cette auguste mère
A sa voix notre sang coula
Dans la grandeur, dans la misère,
Nous étions là !
3- Tous les braves ne sont pas morts
Il en reste un débris fidèle
Ce noble Roi qui les rappelle
En verra peu nombreux mais forts
Monument de la vieille armée
Devant qui le monde trembla
Pour soutenir sa renommée
Nous sommes là !
4- Unis pour notre souverain
Faut-il dans un péril extrême
Venger le peuple qui nous aime
Punir l’ennemi qui nous craint
Ah ! de l’homme sa voix chérie
Jamais en vain ne nous parla
Remparts vivants de la patrie
Nous serons là !
5- Cependant au sac nourricier
Nous pendons nos glaives terribles
De l’état citoyens paisibles
Cédons le poste des guerriers
Mais si la France, si la gloire
Disaient : Epées (?) êtes-vous là ?
Répondons par une victoire
Oui, nous voilà !

On a fait aussi deux couplets sur l’intérieur de la chambre de M. le duc Ronan de Chabote (?) dont vous connaissez sans doute le ridicule. Je n’ai pu en avoir qu’un, le soin des femmes voulait nous éprouver.
« Une lyre en fer à toupet
Deux épées pour une poupée
Cat, carcan, coussin, coussinet
Composent mon petit trophée
Du mobilier de mon boudoir
L’objet le plus beau le plus rare
C’est un portrait en habit noir
Avec les armes de Navarre  »
En voici un autre pour le menu, mais sur un autre sujet
air : Les bourgeois de Chatin
Sous le bras un bréviaire
Chabot vint en émoi
Melchior le considère
Lui propose un emploi
Ah ! Sire, excusez-moi, mon mérite est fort menu
Parbleu, mon cher, on le sait bien,
Mais peut beaucoup qui ne peut rien
Dans le sérail d’un Prince.

Enfin, mon cher général, je voulais finir par une lettre de M. le Prince de Foix (?) qui est vraiment bien curieuse.
Mais je ne l’ai pas en ce moment, si elle me revient avant de fermer cette lettre, elle y sera jointe et vous en rirez j’espère .
J’aurais bien encore une foule de choses à vous dire mais ce bavardage est bien assez long, et je ne dois pas oublier que c’était une lettre de madame votre mère que vous attendiez.
Adieu, mon cher général, donnez-nous souvent de vos nouvelles et de celles de madame Flahault et tâchez de ne pas oublier que vous n’avez qu’une seule bonne excuse pour retarder le voyage que vous projetez.
Paris, le 30 mars 1818

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 102)

16 avril 1818

J’ai vu Alexandre, et voilà textuellement ce qu’il m’a dit, et ce qu’il a fort adouci dans sa lettre.
« J’ai vu M. de Case, il m’a dit qu’il n’y avait point d’inconvénient que Charles revienne ici mais qu’il faudrait qu’il fut très circonspect dans ses sociétés.
Comment entendez-vous cette circonspection ?
– Mais, par exemple qu’il voit les ministres, qu’il témoigne être dévoué au gouvernement et ne voit point l’opposition.
– Mais, qu’entendez-vous par opposition ?
– Vous le savez comme moi !
– Point du tout, car je ne vois personne
– Mais, par exemple le maréchal Suchet qui reçoit tous les dimanches, chez lequel nous allons tous, où l’on ne dit pas un mot de politique, car on n’y fait que de la musique ; mais son salon est un vrai salon de l’Empereur, et cela déplaît
– Cependant je suppose qu’il voulait cesser de voir ses anciennes connaissances, pensez-vous que Mme de Duras, Mme Descars le vissent ?
– Non
– Et quand on consentirait à faire une lâcheté encore faudrait-il qu’elle rapportât intérêt ou plaisir.
– Ce qui est sûr, c’est qu’il sera fort surveillé, fort examiné. Ce M. de Case m’a même ajouté que s’il se considérait bien, le Roi pourrait employer sa bienveillance pour le racommoder avec lord Keille. M de Case m’avait aussi conseillé de demander l’autorisation pour son mariage ; il ne s’agit point de cette espérance pour laquelle mon fils ne fera rien contre sa délicatesse ni ici ni en Angleterre, il s’agit de savoir s’il sera tranquille, oui ou non.
– Oui, s’il est très circonspect dans sa société.
– Voulez-vous bien lui écrire tout cela ?
– Oui, mais il vaut mieux que vous le lui disiez aussi.
Sur cela il est parti.
Je vais écrire à M. de Case pour lui demander un rendez-vous, je ne sais pas si je l’obtiendrai, car je ne l’ai pas revu depuis le refus d’autorisation, je t’en écrirai par le premier courrier. Je ne pense pas moins que Marguerite, avant de venir ici, devrait prendre les bains de mer, et des eaux férugineuses ; après cela, elle arriverait tout tranqillement ainsi que toi. Et le premier mois passé, je pense que tu pourrais voir qui il te plairait. Voilà pour le positif, à ce que je crois.
Mais pour l’agrément, tu n’en auras aucun ni elle non plus, tout le monde va fuir à la campagne, et la société anglaise qui est encore ce qu’il y a de mieux, je pense que presque toutes les familles s’en iront quand les alliés partiront. Enfin, M. de Turenne me disait hier que Girardin avait dit que tu allais revenir et que lui, Turenne, pensait que c’était trop tôt de six mois. Moi je t’avoue que le désir de te revoir m’est si vif que je ne suis pas un juge si prévoyant, ni si prudent ; mais pour l’agrément, tu n’en auras aucun. Tu ne peux pas te faire une idée de l’irritation de la société, c’est pire que jamais ; enfin j’ai été avant-hier chez Mme de Rumford où étaient Mme de Vaudémont, Mme de Vintimille, tu n’as pas d’idée des yeux de travers qu’elles m’ont faits, ce qui m’a été fort égal. Mais Marguerite serait bien étonnée de la réception qu’elle trouverait ; il serait un peu dur de ne pouvoir voir ceux qui vous aime , et d’être repoussé de l’autre côté. Enfin je verrai ou du moins tâcherai de voir M. de Case
Mais si tu veux avoir des enfants, qu’elle prenne des bains de mer et qu’elle boive des eaux férugineuses avant de quitter Albion. Cela est tout à fait important.
Je t’écrirai par le premier courrier ce que m’aura répondu M. de Case. Je prierai le comte Rotshabey (?) de parler à M. de Richelieu. Mon coeur bat de joie de la seule pensée de te revoir. Le 26 avril se passera encore tristement, je prie ma fille de t’embrasser de ma part, de te donner un bouquet enfin de me remplacer ce jour-là ; comme pour te soigner et pour t’aimer elle me remplacera quand je ne serai plus. Lady W. Russell va très bien, elle nourrit sa petite fille.
Adieu, mon cher Charles, mon enfant, mon ami si cher, papa a une peur terrible de ton retour.
Je ne sais pas pourquoi tu crains les eaux de Spa, mais je m’en reporte à ta prudence et crois qu’il y aurait inconvénient puisque tu y en trouves. Mais les bains de mer sont recommandés par tous ceux qui s’y entendent.
Ma chère fille, ménagez-vous bien, mon Dieu que je serai heureuse de vous revoir car sûrement je vous ai déjà vue, je vous connais si bien, et je vous aime comme si vous étiez ma fille depuis que vous êtes au monde.
Mes chers enfants, je vous embrasse et vous aime de toute mon âme.
J’ai ôté l’enveloppe de la lettre d’Alexandre.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 103)

20 mai 1818

Le bruit général, et qui paraît fondé est que M. de Talleyrand a été invité à s’en aller à la campagne, M. le duc de Bourbon ayant déclaré qu’il n’assisterait plutôt pas aux cérémonies funèbres de son père. Si M. de Tall… comme grand chambellan s’y trouvait, à cause de la part qu’il a eu à la mort du duc d’Enghien, comme ayant conseillé le meurtre et l’ayant motivé, justifié, vis-à-vis des puissances étrangères par des documents qui existent encore, on dit tout haut que cela finira par prier M. de Tall… d’aller terminer ses jours à Naples. Le fait est qu’il est parti précipitemment et beaucoup plus tôt qu’il ne comptait.
Il doit être satisfait, M. de Talleyrand ! car il n’y a pas de circonstances aujourd’hui où l’on ne rappelle quelques-uns de ses torts sous le gouvernement qu’il a trahi. Ses yeux ne peuvent rencontrer aucun regard où il ne voit des menaces ou des reproches. Il n’atteint le repos que lorsqu’il trouve le mépris. Ah ! Je plains cette âme (s’il a une âme) trompée dans ses espérances, blessée dans son orgueil ; lui qui disait ingénuement à Mme Cranford lorsqu’il a chassé sa femme en 1815. Je ne puis point garder Mme de Tall… chez moi ; à présent elle doit, avec la France, me considérer comme le cardinal de Richelieu. Il n’a pas vu qu’avec sa conduite révolutionnaire il n’avait que trois partis à prendre : Ne pas abandonner l’Empereur quoiqu’il en eut été offensé, mais il pouvait croire ou dire qu’il servait son pays en s’alliant à lui contre les étrangers, il se serait placé à une noble élévation en sacrifiant sa vengeance et conservant sa haine.
Ou de rétablir le Roi, mais de lui remettre fièrement sa couronne en se retirant des affaires : la cour étonnée, effrayée, se serait crue au bord d’un abime si la force du même bras ne le garantissait plus éloigné du ministère en 1814 ; il n’aurait été avisé d’aucune des inepties du gouvernement, et il n’y aurait eu qu’une voix pour crier qu’il avait su prévoir et empêcher le 20 mars. Son mérite se serait composé de toutes les fautes des autres et sans avoir eu à lutter contre des difficultés peut-être insurmontables, ou se serait persuadé qu’il aurait pu les vaincre toutes.
Un troisième parti, peu noble, mais qui du moins lui eut laissé de l’avenir, c’eut été de se renfermer dans son mécontentement, de rester neutre entre Napoléon et les étrangers : on ne lui aurait reconnu ni amour de sa patrie, ni force d’âme, ni élévation de caractère, mais enfin on ne lui eut pas vu d’intrigues pour servir ses intérêts, de réserve pour satisfaire ses haines, d’oubli d’orgueil national ni d’abandon de son pays ; son esprit, son habileté, dans les affaires seraient restés entiers et dans les révolutions quand la route ouverte n’est ni sûre ni brillante , il n’y a de bienfait que ce qu’on ne fait pas mais on entraîne ma colère contre la bêtise d’un homme que les circonstances avaient assez bien servi pour le laisser maître de sa propre situation, de le placer à une hauteur où du reste il ne pouvait atteindre car il n’a pas une vue qui aille jusque là.
Mes enfants, mes chers enfants, vous avez très bien fait de me dire de ne pas aller voir M. de C. .. car il m’avait été impossible de ne pas ergoter, argumenter , s’il m’avait dit quelques-unes des lâchetés dont Alexandre m’a saluée, j’aurais pu très bien gâter tes affaires , et je pense que si les d’Osmont te refusait un passeport, il faudrait écrire à papa, comme si tu avais l’habitude de lui écrire tous les jours, pour lui mander les faits, et armé de ta lettre, il irait voir M. de Richelieu avec lequel il est très bien, il ira même voir M. de Case et moi je serai dans le plus grand ravissement de vous voir, de vous attendre mes chers enfants que j’aime et embrasse de toutes les forces de mon âme.
Ma chère fille, parlez-moi de votre santé, de votre aiguille, de vos bains de mer que les médecins recommandent fort ici. Lord W. qui est arrivé dit qu’il a reçu une lettre de Charles qui lui annonce sa prochaine arrivée à Londres. La par… que je désire est vraiment pour les draps du moins quatre paires, je désirerais deux autres un peu plus fines.
Le 1er juin, les ouvriers vont être dans la maison pour peindre et arranger, mais j’aimerais mieux vous laisser mon appartement et me caser dans le petit lit de l’alcôve, jusqu’à ce que vous ayez décidé vous-mêmes ce que vous voulez ordonner.
Je vous embrasse encore de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 104)

11 juin 1818

Voilà deux courriers sans un mot de toi mon cher enfant, cela m’afflige bien, je t’assure. J’attends toujours ta réponse sur l’alcôve et je te prie instamment de m’écrire positivement : trois semaines à l’avance, j’arriverai tel jour, pour que tou soit prêt. Nous avons ici une chaleur digne du Brésil, j’aime assez ce temps là mais il fait mal surtout aux enfants qui sont tous avec des boutons. Ma pauvre Nonore et ses six enfants sont bien malheureux ; trois sont placés dans des écoles et elle emmène les trois petits avec elle pour s’enfermer dans la prison de son mari. C’est un beau dévouement car elle y sera prisonnière comme lui, et on ne lui a permis l’entrée de cette prison qu’à cette condition qu’elle a acceptée.
La duchesse de Bedford te prie de l’attendre en Ecosse car elle doit être à la fin d’août et où elle sera charmée de vous aller faire une visite monsieur et madame ; elle est venue en 29 heures de Calais ici, je ne voyage pas comme cela.
Cette pauvre Mme Bregi Girardin est morte.
Il n’y a qu’un cri contre le mariage du duc de Guiche, je crois que sa soeur en sera furieuse.
Hier, Mme d’Osmont a fait une fausse couche où elle a été très mal, et l’on prétend que c’est fort heureux car elle n’aurait pu avoir un enfant à terme sans mourir. Il y a chez elle un travers qui explique cela.
J’ai donné hier un dîner à M. Charles Fox qui est devenu un superbe jeune homme et a un colonel d’Alton, écuyer du duc de Glouster, il m’a parlé de ma fille avec la plus grande admiration comme font tous ceux qui me parlent d’elle.
Son esprit est si admiré que je ne serai plus dans la maison qu’un petit auteur d’Almanach ainsi que je le suis déjà vis-à-vis de l’éditeur du Camoëns. Mais enfin je vous aimerai et vous soignerai et vous regarderai, et je serai heureuse ; que de fois je n’ambitionnais que le bonheur de te voir passer pendant cette longue absence.
Je n’ai encore rien de préparé dans la maison parce que dans ta dernière lettre tu m’annonçais que ton voyage n’aurait lieu qu’à la fin de septembre. Ecris-moi donc positivement quand tu arriveras et si les observations de détails sur l’alcôve, tu les approuves . Alors on commencera. Apporte des draps car c’est ce qui manquera et des serviettes. Le reste tu seras à souhait et puis le maître des … et des choses. Oh ! ma fille, vous verrez comme je gâte votre mari.
Carbonnel se frotte les mains en pensant que tu vas arriver.
Je vais à ma fille. Je remets à M. Fox la robe que Nonore vous a brodée. Il faudra que Mme Frederik y mette une très légère eau d’empoix avant de la faire. Nous ne l’avons pas mise ici afin qu’elle put se ployer dans une lettre, et que l’eau soit froide car chaude elle enlèverait la couleur. Ma chère fille, de grâce prenez des bains de mer cela seul peut vous faire du bien. Mon Dieu que je serai heureuse de vous voir, de vous prier de m’aimer. Et comme je remercierai Dieu et vous, si en me quittant vous me dites que vous croyez avoir trouvé en moi une vraie mère.
Je vous aime mes chers enfants de toute mon âme, et je vous quitte parce qu’il fait si chaud qu’on ne peut respirer, ni écrire.
Palmella est toujours souffrant, tousse toujours, mais ce qu’on appelle la maladie est finie.
Adieu encore mes bons amis, mes enfants, je vais me baigner. Si vous étiez moins dédaigneux des petits plaisirs, je vous dirais que j’avais deux nids de fauvettes dans deux rosiers, que c’était charmant, que le père et la mère s’étaient accoutumés à me voir, et qu’un maudit chat les a mangés cette nuit, tu aurais pu entendre les « hélas ! » de Sally d’où tu es. Moi, j’étais consternée. Mes bons amis, mes chers enfants, je vous aime de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 105)

Ce 15 juin 1818

Mon enfant, voilà trois courriers que je n’ai pas de lettres de vous et cela m’inquiète et m’afflige d’autant que je suis restée à celle où tu me parlais de l’extrême faiblesse de ma fille et ton voyage retardé jusqu’au mois d’Octobre. J’en suis assez aise dans ce moment parce qu’hier on a trouvé bon d’imaginer dans une de nos gazettes que le bill du Parlement contre les propriétaires de la banque d’Ecosse, avait été provoqué à l’occasion d’un comte français qui avait épousé une Anglaise. Ces imbéciles d’ultras ne manquent pas une occasion de choquer et de nuire. Es-tu en effet propriétaire ? J’en serais charmée parce qu’aucune loi ne peut avoir un effet rétroactif en bonne législation.
Ma fille, avez-vous reçu la chaise que je vous ai faite, j’en ai deux autres de finies et je veux en faire 6 pour le château de Meicklour. L’embarras est de vous les faire passer.
J’ai dîné hier à Sceaux chez M. Dimidoff qui m’a beaucoup demandé de tes nouvelles ainsi que la famille Beauviau ainsi que M. de Turenne, tous veulent être rappelés à ton souvenir. Aussi Mme de Chatel. Elle est devenue tout à fait sourde ; je le suis un peu, et lorsque nous nous parlions, nous avions l’air de deux perroquets borgnes, chacune tournant une bonne oreille et faisant répéter sa voisine. M. Dimidoff m’a installée à table en face de lui, faisant, dit-il, les honneurs de la maison, cela m’a causé un moment de tristesse, mais ce n’a été qu’un nuage noir pour moi toute seule, et le dîner a été fort gai. Voilà comme on oublie ! C’est Fontenelle qui a dit quelque part que le mort le plus gai qui reviendrait au bout de 6 mois dérangerait tout le monde . Je ne veux pas croire ce vilain sentiment pour rien de ce que j’aime, mais en général, il est d’une vérité affreuse.
Ma fille, je reviens à vous. Voici une chaleur qui vous rendront les bains de mer fort salutaires. Je vous préviens que l’on m’a tiré les cartes avant-hier, et que l’on m’a prédit encore une nouvelle grossesse ainsi ménagez-vous bien.
Mes roses sont passées, mes orangers sont en fleur. La chaleur a été si forte que les feuilles tombent des arbres comme si nous étions à l’automne.
Adieu, mes bons et chers enfants, je vous aime de toute mon âme, mais je ne sais qu’écrire quand je n’ai pas de lettres.
Palmella est mieux mais il a été bien malade, il tousse encore beaucoup.
Nonore part demain matin pour se constituer prisonnière avec son mari.
Sir W. Hamilton part demain pour les chrétiens. Tu vas voir toute l’Angleterre hors d’elle pendant 40 jours, c’est assez curieux.
Mes enfants, je vous aime et vous embrasse de toute mon âme. Ma chère fille, ménagez-vous bien, je vous en prie.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 106)

Ce 10 juillet 1818

Hé mon Dieu, mon enfant, tu m’as mal compris ou plutot cette encre qui écrivait les vers était si blanche que tu n’as pas pu me lire et que moi-même ne m’ayant pas relue, je ne sais trop ce que je t’ai écrit. Assurément, ce sera en ton nom, et de même en celui de papa, c’est pour demander à B… et recevoir de lui le coupon que je paraîtrai seule et aussitôt ce sera en vos deux noms, moitié par moitié. Du reste je n’avais aucune humeur , mais en vers, il faut écrire des lignes si courtes que j’ai mis sèchement peut-être ce que je voulais dire. Oui, mon enfant, grogne tant que tu voudras, je connais ton coeur, et cela me suffit. Je connais aussi ta vivacité, aussi grogne donc quand et tant que tu voudras, mais aussi sois juste et laisse-moi m’impatienter de mon côté et la lettre partie, sois sûr que je n’y pense plus. Ainsi grognons donc à coeur joie sans que ni de toi, ni de moi, cela ne signifie rien.
Nous ne comprenons pas beaucoup ici cette électricité qu’on fait subir à Marguerite ; les bains de mer nous les approuvons. Je dis « nous » c’est « moi » mais les bains de Hume et Moreau les approuvent fort. Je n’ai parlé à personne de l’électricité parce que je l’ai prise en mauvaise part et que nous ne l’employons guère ici que pour les paralysés donc j’espère que vous n’êtes ni l’un ni l’autre menacés. Au surplus, nous sommes en grande jeunesse ici, car papa ayant trouvé MM. Carbonnel Yves et Demorny qui jouaient au ballon hier dans mon jardin, il s’est mis à y jouer aussi et a attrapé un lumbago, donc il souffre beaucoup, et malgré moi, je ris de si bon coeur qu’il rit aussi car sa colère contre nous tous et contre lui-même est si drôle que tu rirais malgré ton pédantisme . Je me souffletterais, dit-il, d’avoir un lumbago pour mêtre laissé aller à jouer au ballon à mon âge ! Il n’a pas encore imaginé de me dire : Je vous souffletterai ; je n’ai pas repris mon sérieux. Du reste, le grand but était d’atteindre mon chapeau et personne n’en a eu l’honneur. J’étais là, debout, sans changer de place, et mon chapeau défiant les plus habiles. Comme j’aurais voulu t’avoir et te voir courir. Marguerite rirait, j’en suis sûre, malgré son bon coeur et son chapeau n’aurait pas couru plus de danger que le mien. Mais voilà assez de jeux innocents, je te dirai pour nouvelles que Mme de Nansouty va se marier avec M. de Chabrol, préfet de Lyon. Il a trois enfants dont un fils de 20 ans et une fille de 16 qui en a beaucoup d’humeur.
Il y a eu un grand dîner à Valençay. M. de Montrond avait dit ici : Je mène aux eaux de Coterets, le plus joli, le plus bel, le plus jeune Anglais qu’il y ait dans les trois royaumes. Je suis sûre que Mme de D… (autrement dit Mme Edmond) l’aimera à la folie et cela fera du bruit dans Landernau ; et puis ses grands rires sont les cures (?) de sa mère. Elle est venue ici chercher sa mère et un attentif a aussitôt raconté ce beau projet de Casimir et ce beau propos à Mme Edmond qui, en arrivant à Valençay est entrée dans le salon comme une furie le conter à M. de Tall… en lui disant : Voilà comme votre M. de M. me traite ! Grand saisissement de l’oncle qui qui n’osait pas se brouiller avec Mont… s’est écrié douloureusement : Que voulez-vous, ma chère c’est une plaie que cet homme, c’est une plaie !! Ce mot court Paris ; en attendant, Casimir qui ignore que son malin vouloir est arrivé à cette petite duchesse, est parti avec son Anglais, et te figures-tu le moment de la présentation ?
Je viens à vous ma chère fille, avez-vous reçu la robe brodée par Nonore, la trouvez-vous jolie ? Avez-vous reçu ma chaise ? Ne la faites pas monter, je vous en enverrai quatre autres la semaine prochaine, avec les torsades de soie analogues pour mettre sur les coutures entre le fond des chaises et l’entourage.
Mes enfants, mes bons amis, que je serai heureuse de vous voir, de vous embrasser. Mais ma chère fille, ménagez-vous bien après vos bains de mer, je vous aime, je vous embrasse de toute mon âme, tous deux.
Lady W. R. est mieux ; son mari est horriblement maigri ; on voit bien qu’il a beaucoup souffert. La pauvre petite a été portée par Hume au Père-Lachaise, pauvre enfant ! Avec cela, si je ne t’avais pas mis au monde, mon Charles, j’aurais bien aimé que l’on me rende ce service à cet âge.
Réparation : j’ai demandé à quoi était bon l’électricité sans dire pour qui ? On m’a dit que cela donnait de la force. Alors vive l’électricité. On me dit aussi que le Dr Hamilton est le meilleur médecin qui soit au monde, que cela me rassure et me satisfait !
Mes enfants je vous aime de toute mon âme. Le Roi du Danemarck a fait M. de Case duc.
Mille tendresses de papa.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 107)

28 juillet 1818

D’abord avant de parler affaire il faut que je te dise mon indignation sur ce que le Nadaillac a deux garçons et que moi je ne suis pas grand’ mère ! Le Roi en a envoyé complimenter M et Mme Descars qui se sont rengorgés, dit-on, comme si ce prodige venait de … Après cela, je te dirai qu’un bruit souterrain se fait entendre et que voilà le ministère aux prises avec les ultras ; ceux-ci ne se regardent point du tout comme battus, quoique le Canuel et consorts soient arrêtés. On prétend que le ministère s’est trop pressé et qu’ils ont eu le temps de sauver leurs papiers de manière qu’il n’y aura aucune preuve contre eux ; alors certainement ils auront davantage.
Tu étais si jeune quand la Révolution a commencé, que peut-être tu ignorais que ce Canuel était l’aide de camp du rossignol le plus sanguinaire, que dans le Moniteur du temps le Canuel se vante d’avoir fait fusiller 600 vendéens ou émigrés sans jugement, que c’est Robespierre qui l’a fait lieutenant-général pour récompenser ses mérites et qu’enfin, c’est là l’homme de confiance des Princes. Il paraît démontré que c’est ce Canuel qui commandait à Lyon, qui envoyait des agitateurs à une troupe de paysans qui manquaient de pain et lorsque ces pauvres gens torturés par le besoin (la récolte ayant manqué l’année dernière) et qu’animés par les agents jettent quelques cris séditieux, Canuel les faisait prendre et pendre par d’autres agents qui venaient se vanter d’avoir déjoué de grandes conspirations. Ce qui est sûr, c’est que depuis qu’on l’a ôté de là, tout est tranquille. C’est le deux d’août que doit commencer le jugement de cette affaire de Lyon entre Canuel et Chabrol contre Saineville (?) et le colonel Fabvier ; celui-là très honnête homme m’a dit avoir toutes les preuves que ce Canuel était l’auteur de trous les troubles de Lyon, mais arrive sur ces entrefaites la conspiration des ultras et le Canuel est mis à la Conciergerie, le Vitrol destitué, et ce qui me le ferait croire un peu inquiet, c’est que sa femme a quitté la France.
On dit déjà dans le parti ministériel que les subalternes paieront pour tout, mais que les chefs ne seraient même point compromis car le Roi les regarde comme des amis imprudents et les libéraux comme des ennemis dangereux. Lors il ne veut frapper qu’à côté sur les ultras. En attendant, l’on nous annonce un mois d’août plein d’événements et je suis charmée que tu n’arrives qu’en septembre. Le fait est que les ultras sont à leurs derniers soupirs s’ils ne réussissent pas à faire ce qu’on appelle un coup pour empêcher les alliés de s’en aller et tâcher de se débarrasser du ministère. Il paraît certain ici que les Anglais et les Autrichiens voudraient que l’armée d’occupation restât encore deux ans, que M de Metternich surtout le désire, parce qu’il craint plus que le feu que le système constitutionnel et libéral ne s’établisse en France et ne gagne l’Italie. La Russie veut le départ des alliés, voilà où nous en sommes. M. de Case a manqué être assassiné dans son parc, dans sa maison de campagne près de Saint-Cloud, mais on cache cela beaucoup, et ce sera une de ces vérités qui passera pour un conte avant peu, car tout le monde a intérêt à le nier, sois-en sûr. Tout le le monde se … Le ministère est justement dans la même position où se trouvait le Directoire au 18 Fructidor , qu’il faut prendre un parti. Gabriel me disait l’autre jour : Ce sera avant la fin du procès et il est tout à fait ministériel.
Palmella disait à Binda : Il faut une crise, il est impossible que cela dure comme cela. Enfin je suis bien contente que tu ne sois pas ici ; mais d’ici au 1er septembre ce sera assoupi, relaté au souvenir.
A présent, revenons à mes chaises. Je suis désolée parce que papa a fait ces grands rires en voyant que je t’envoyais un cerf ; il dit qu’en Portugal c’est un pronostic affreux, et moi qui n’y voyais qu’une chasse, je t’ai destiné ce joli présent ; jette-le par la fenêtre s’il te déplaît.
Ma chère fille, que je serai heureuse de vous voir ; ho oui ! j’espère que vous m’aimerez, du moins y ferai-je tout ce que je pourrai. Je commence à me faire vieille, je n’ai plus de bonheur ni de joie que votre bonheur et votre affection, ce peu d’année qui me reste, je vous le confie et à Charles pour les rendre heureuses. Mes enfants, je vous dirai comme les Religieuses disent à Dieu : Je remets mon âme entre vos mains.
On dit le fils aîné de Mme Muraes malade dans son lit depuis 16 mois, et qu’il ne peut pas en revenir. Je l’ai vu si enfant que cela m’attriste quoiqu’il s’annonçait pour être un assez mauvais sujet. L’on dit même qu’il avait déjà causé bien des chagrins à sa mère dont je n’ai d’ailleurs pas entendu parler depuis 1813.
Le mariage du duc de Guiche s’est fait très pompeusement. Le vieux Cranford n’a donné que cent mille cens argent comptant et rien promis du reste. C’est bien peu pour être le gendre de Mme Dorsay. Ce pauvre Binda est comme une fleur qui s’éteint, il est malheureux, n’a presque point d’espérance ; sa jeunesse est si pâle que cela fait peine à voir.
Adieu, adieu, que je suis heureuse de vous voir

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 108)

5 août 1818

Nous sommes dans l’attente des quelques dernières tentatives par les ultras , cependant je crois que c’est déjoué mais cela n’est pas encore sûr. On arrête beaucoup de monde dans la Vendée entre autres le second mari de La Barette, héros de l’armée de Condé, qui n’a qu’un oeil, et fort ultra ; le ministère vient cependant de faire l’acte d’autorité de casser la garde nationale de Nimes (?) et de suspendre dans ce département 52 maires. Il faudrait qu’il ôte toutes les places à ceux à qui on les a données en 1815, mais le plus souvent il se contente de les changer de lieu. Gabriel, qui voit beaucoup de monde, croit à un mouvement d’ici au 1er septembre et qu’on appelle les libéraux ou bonapartistes en fort tranquille. On dit que le projet de Canuel était de faire une St-Barthélémy générale de ces innocents. Ce qui est certain, c’est que les ultras veulent absolument faire un mouvement pour que les troupes étrangères aient un prétexte de rester en France. Sans quoi ils se croient perdus.
Je n’ai pas de tes nouvelles depuis quatre courriers, cela m’inquiète et m’afflige. J’ai peur que ma fille ne soit malade. La maison sera prête le 1er septembre, parce que pendant qu’on y était, l’on a repeint toutes les fenêtres de la porte de la rue, c’est une odeur à devenir folle. Mais tout cela sera sec et passé pour le 1er septembre. Ta petite chambre sur la cour sera fort jolie, mais un four en été et une glacière l’hiver ; ca il n’y a pas de poële ni cheminée, et l’on ne manque pas un rayon de soleil. Cependant on pourra mettre un poële en le faisant passer par une des fenêtres. Tu verras cela. Tu m’as demandé ce qui ferait plaisir à Gabriel, je crois qu’il voulait quelque chose en cuir de Russie. Carbonnel désire un petit canif plat à huit lames comme celui que tu avais envoyé à papa, que d’ailleurs on a pris dans ma chambre, ce qui me désole.
Morel est parti, je te l’ai déjà mandé.
Ma fille, ma chère fille, j’ai laissé par terre dans votre salon tous les tableaux afin que vous les arrangiez vous-mêmes ainsi que Charles dit que tel est votre bon plaisir. Cependant j’aurais bien aimé à mettre tout en place pour que votre appartement ait un certain air d’arrangement mais vous excuserez cela.
Que je serai heureuse de vous voir, mes bons amis, je vous aime, je vous embrasse de toutes les forces de mon âme. Avez-vous vu lord Flemming ? Mes chaises sont-elles arrivées en bon état ?
Je vous quitte parce que j’ai un mal de tête fort de toute cette peinture.
Le grand piano est établi dans le salon de ma fille. Mais comme je connais le goût des dames anglaises pour les tables, si vous pouviez apporter un de ces beaux tapis de draps peints avec une bordure de fleurs, ce serait assez bien, mais j’ignore si cela n’est pas contrebande ; cependant en le marquant de votre nom, cela aurait l’air bien à vous.
J’ai reçu hier le baril de saumon, ainsi je pourrai vous en donner.
On dit que Frecki arrive comme un pape à petites journées et avec ses chevaux.
Adieu encore mes enfants, mes amis.
Palmella qui part pour l’Angleterre aujourd’hui vous porte cette lettre. Je le crois bien dégoûté de toute la politique ; ce gouvernement d’Espagne est aussi fier qu’un mendiant espagnol qui tend la main en se disant gentilhomme.
Ma belle-fille ne verra pas une âme ici car tous nos amis sont ou dispersés ou en campagne. Ma maison sera comme celle du d’Osmont en Angleterre. M. Cuvier qui en arrive, dit qu’il y a dîné plusieurs fois, y a vu quelques vieux émigrés français et pas un Anglais, ma fille ne verra pas ici un vieux Français; et les Anglais de sa connaissance partent aussi entre autres les Marleys qui vont en Italie.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 109)

10 août 1818

Je reçois ta lettre du 4 août mon cher enfant et je suis enchantée que tu ne reviennes qu’à la mi-septembre. Ici les partis sont bien animés. Il y a des duels et des offenses tous les jours. Ce sont les dernières convulsions des ultras et jusqu’à ce que les puissances aient décidé qu’ils partiront. Ces ultras chercheront à faire ce qu’on appelle un coup pour les persuader que la France n’est pas tranquille ne peut pas restée abandonnée à elle-même , et les faire rester deux ans de plus. Il ne faut pas être pris dans ces dernières convulsions. Je suis enchantée de lord Flemming et s’il revient nous voir comme il me l’a promis, je crois que je l’appellerai mon enfant. Si M. d’Os… te fait des difficultés pour ton passeport (Tu auras le soin de lui parler … t’a envoyé) et qu’il te demande si tu es Français ou Ecossais… tu lui répondras que tu es Français. M. de Polignac et 110 ultras ?
S’il insiste, tu lui demanderas si c’est par ordre du ministère. Alors tu lui feras une profonde révérence sans dire un mot, tu t’en iras, tu écriras aussitôt à papa qui ira voir M. de Richelieu et M. de Case. Voilà ta marche, point de déclaration d’aucun genre parce que ce méchant abuserait soit en Angl… et n’être pas arrêté, soit ici . Je n’ai pas encore vu Frecki, mais ne lui dis pas car cela lui ferait de la peine, il a gardé mon saumon si longtemps et ensuite l’a donné à un voyageur qui l’a tant secoué qu’il est arrivé ici en purée et gâté à infecter une ville, on a été obligé de l’enterrer sans quoi on nous aurait accusé de vouloir donner la peste à Paris. Cela m’a bien contrarié.
Il est dit en positif que Sir Charles St… s’en va . J’en suis bien fâchée. Cependant je crois qu’il … pas ou ajoute que c’est le gt. d’ici qui le demande.
Ton appartement n’est pas tout à fait prêt mais le sera pour le mois de septembre. Les Girardin ont vendu Cormenouville (?) à M. le duc de Bourbon deux millions quatre cent mille livres. Stanislas dit qu’à présent il ne quittera plus Paris. J’ai oublié de t’ajouter hier que les … ont reçu des coups de … de la part du duc de Sully, parce que les spadassins lui signifieraient … Il s’enferma, mais pour apprendre à faire des armes car il n’avait jamais tenu une épée et ne savait manier que la plume. Après cela, il envoya un cartel au duc de Sully … qu’il ne refuserait sûrement pas de rendre l’honneur à celui que ses coups de bottes avaient frappé . Le duc ne lui répondit point et le fit mettre à la Bastille. ce n’est donc pas un petit effet de la Révolution que de voir ces Fitz-James rendre raison à ce M. de J.
M. Lafitte a acheté Rosny deux millions.
Adieu mon Minou, je t’aime et t’embrasse de toutes les forces de mon âme.
Carbonnel m’est arrivé tout ému l’autre jour , parceque suivant dans la rue deux grenadiers de la Garde royale ; il entendit l’un deux, vieille moustache, dire au jeune, en montrant notre maison : Voilà où demeurait le brave général Flahault. La mémoire de ces gens-là est plus vive que celle des habitants du Sollans. Aussi ce sourd et muet, à qui l’on demandait ce que c’était que la reconnaissance et qui répondit : C’est la mémoire du coin, ce sourd et muet entendait, parlait mieux que ces ultras qui ont les yeux derrière la tête et ne voient que leurs ancêtres.
Mais adieu mon bien-aimé enfant, que je t’aime et que je serai heureuse de te revoir.
Ma chère fille quoique je vous aie écrit hier, je ne veux pas finir cette lettre sans vous embrasser de tout mon coeur.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 110)

19 août 1818

Enfin notre ami Frecki est arrivé hier et est venu chez moi aussitôt ; je le connais à présent comme si j’avais passé ma vie avec lui. Il vient ici pour trois mois et je doute, vu l’état de la société qu’il soit entraîné à y rester trois ans comme il a fait en Angleterre. Je me l’étais persuadé avec son bon coeur, une figure noire passée au feu et voilà que c’est un blond, chose fort rare en Italie.
Nous avons bien parlé de toi, mais pas encore assez. Il s’est en allé à 11h 1/2, je me suis couchée, et à peine étais-je dans mon lit qu’on m’a annoncé le comte Funchall arrivant d’Italie. Je l’ai fait entrer. M de Souza s’est mis à causer avec lui en Portugais, et je me suis si bien endormie que je ne sais pas l’heure à laquelle ils se sont en allés. Ce comte Funchall dîne demain chez moi avec Frecki ; voilà toute notre histoire.
La conspiration ultra va son train. M. de Vitrolles a été interrogé avant hier pour la seconde fois. Un capt. vendéen nommé La Roche et ami de Canuel a été arrêté. M. de Baring est arrivé avant-hier, repart dans huit jours pour Spa (et de là il ira au congrés, mais de ce dernier point il ne convient pas) et sera ici dans les 1ers jours d’octobre pour finir son affaire et la nôtre.
J’ai vu hier madame Baring toute effrayée de cette conspiration ultra. Je l’ai rassurée, et je crois bien qu’ils feront tout au monde pour faire un mouvement, on s’y attend, qui persuade aux étrangers que la France n’est pas tranquille, et que l’armée d’occupation doit rester ; mais ce mouvement, cette dernière convulsion, ce dernier effort ne sera jamais contre les bailleurs de fonds, ni les étrangers.
M. de Case s’est marié avant-hier pompeusement, ses témoins étaient M. de Richelieu et le maréchal Oudinot. M. de Semonville donnait la main pour la chapelle, à la duchesse de Brunswick ; ainsi voilà le petit Case, comme l’appelle M. de Talleyrand, allié très proche des maisons de Nasseau et de Brunswick, cela vaut un peu mieux que la parenté Grant.
Je n’ai pas entendu parler des deux Cernois (?) porteurs de la bague.
Adieu, mes bons et chers amis, je vous quitte pour aller entendre, chez M. de Souza, une traduction du Camoëns, et il ne plaisanterait pas, si je me faisais attendre, et si je n’étais pas toute yeux et toute oreilles. J’ai eu un mouvement de joie très vif en voyant entrer M. Frecki, il me semblait qu’il venait s’assurer si la terre était encore humide, mais je ne la crois pas encore bien sèche, au surplus je te dirai cela quand les interrogatoires Canuel seront finis, ce qui sera d’ici à huit jours. On assure que l’on a trouvé chez lui une liste de 1500 personnes à occire ; un pareil homme doit se servir de pareils moyens.
Mes enfants, mes amis, que je serai heureuse de vous revoir.
Parlez bien de moi à lord et lady Gray , elle ne m’a pas répondu, elle ne m’écrit plus, et cependant je compte bien sur son amitié car elle me l’a promise et n’est point de ces caractères qui changent.
Ma fille, mon fils, je vous aime de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 111)

20 août 1818

Je n’ai pas de tes nouvelles aujourd’hui, mon cher enfant, ainsi je mache à vide, je ne sais de quoi te parler qui puisse t’intéresser. J’ignore même si mes lettres t’amusent, si mes bavardages ne font pas hausser les épaules. Ma modestie a besoin d’être encouragée, cependant je vais te risquer une anecdote sur la statue d’Henry quatre qui m’a parue digne de tes jours de bonne humeur. En 1814, M. Desfourny de l’Institut fut chargé de recevoir les fonds donnés par la souscription et de surveiller le travail de la statue. Mais lorsqu’en 1815, monsieur rabat-joie arriva, et que l’Institut se décida à aller lui faire la cour, la pauvre Desfourny, fort embarrassé du beau zèle qu’il avait mis à élever ce monument au bon Roi, alla trouver Carnot et lui demanda s’il pouvait continuer cette entreprise ? Un Bourbon s’écria Carnot ! C’est bien difficile, mais ce sera un chef-d’oeuvre ! Un Bourbon !! C’est impossible ! Mais le cheval est fait ! un superbe cheval ! Cela est un contresens ! , mais le cheval, laissez-nous le cheval ; ma foi, le montera qui pourra. Carnot se mit à rire, Desfourny aussi, et le jour que l’Institut parut devant Napoléon, M. Desfourny se mettait un peu en arrière lorsque l’emp… qui le connaissait l’appela et lui dit : Le bon jour, Desfourny ! Hé bien, qu’avez-vous fait depuis que je ne vous ai vu ? Sire, répondit-il en bégayant, les citoyens de Paris ont voulu avoir la statue d’Henry quatre et je me suis chargé de suivre ce travail. C’est bien ! Très bien ! C’est un bon sentiment aux parisiens, mais je veux présider à cela et y joindre deux autres statues ; Louis XII et Charlemagne.
Les avisés prétendirent que c’était pour affaiblir la gloire du bon Roi, de l’amour du peuple, qu’il voulait offrir aux regards deux autres objets de vénération, mais enfin il laissait la statue.
La montera qui pourra est assez drôle, conviens-en.
Une autre anecdote de la marche de la statue est qu’un des ouvriers qui avait aidé à couler le bronze et qui la suivait, regardant tout à coup cette statue couverte d’un drap bleu fleur de lisés en or, dit à son compagnon : Qui crois-tu qu’il y a là-dessous ? – Pardi ! le gros fit, c’est Henry quatre – Hé bien, moi je te dis que c’est l’empereur – Tiens ! Veux-tu gager ? – Je ne gagerai pas puisque je sais que c’est Henry quatre ; enfin, veux-tu gager dix francs ? – que tu es bête , je te dis (en pesant et appuyant) je te dis que c’est l’empereur ! et gageons. Ce qu’on appelle en style marotique un mouchard, ayant entendu ce beau colloque prit mes deux hommes, les fit arrêter, et conduire au corps de garde. Alors le pemier interrogé sur ses propos séditieux , se prit à rire et dit : Je voulais gagner dix francs à mon camarade ; j’ai travaillé à tout cela, on a fait fondre le bronze de la statue de l’autre pour couler celle-là ; je le sais bien, puisque j’y étais ; donc… c’est l’empereur, ô vanités des vanités, faites donc élever des statues de votre vivant ! Voilà mon petit bout de morale, mais tout ce que je t’écris là vaut-il le sheling que coûtera ma lettre.
J’ai vu trois fois ce bon Frecki, je l’aime parce qu’il t’aime et puis parce que c’est le meilleur coeur du monde. Si naturel, si fort aimant à s’amuser qu’il ferait le tour de la terre pour avoir un instant de plaisir. Je crois que nous sommes assez joliment ensemble, cependant je pourrais bien l’ennuyer car je suis triste, je commence à me douter qu’on peut vieillir et mourir ; cette idée m’est venue si nouvellement que depuis je me considère et presque me respecte, comme née pour les découvertes.
Il paraît que l’instruction sur la comparution ultra est terminée c’est la semaine prochaine que les juges décideront s’il y a lieu à accusation ; s’ils jugent que non, les prévenus accuseront les ministres et nous verrons du tapage. Si c’est oui, nous en verrons encore. En tout, jusqu’au départ des étrangers, il faut tout craindre d’une faction aux abois, et à qui on a laissé toutes les autorités dans les mains, les chefs de corps, les préfets, les maires, les juges, tous sont ultras. Et Casimir même qui arrive et n’a vu encore Paris que par un trou, disait à Frecki : Tant que l’on ne changera pas tout cela, l’on ne peut être sûr de rien. Or Casimir voit en général tout en bien, et en superficie.
Ma fille, comment êtes-vous ? Je désire bien avoir de vos nouvelles. Mon Dieu que je désire vous voir et que je vous aime mes bons amis, mes chers enfants. Mes plus sincères et gracieux compliments à l’amiral Flemming.
J’ai vu un instant le beau Burell d’Altona, il m’a dit combien tu étais populaire en Ecosse. Je lui ai rappelé ce temps où il te donna son Voltaire pour que tu ne me dises pas qu’il t’avait cassé le nez. Ton enfance m’est encore si vive que je pourrais te raconter mille choses dont je crois bien que tu ne te souviens plus. Mes enfants, je vous embrasse de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 112)

31 août 1818

Voilà trois courriers que je n’ai pas de tes nouvelles mon cher enfant, cela dérange toute ma joie, car j’éprouve déjà un plaisir bien vif en arrangeant la maison, juge ce que me sera d’entendre ta voiture et de te voir paraître. Ma chère fille, vous êtes aussi pour moitié dans la joie que j’éprouve ; je compte me précautionner d’un grand éventail, et je ne vous découvrirai ma respectable figure que peu à peu, d’abord pour que Charles ne me trouve pas trop changée, et que vous, en me voyant vieille, ne me croyez pas grognon. Nous avons ici les comtes Finckel et Palmella ; le premier est d’une gaieté admirable, et cela a remis un peu de beaume dans le sang de mon mari qui rit aussi, ce que n’avions guère fait depuis l’absence de Charles. Lord Glenbervie m’a écrit que lady Perth venait à Paris, est-ce vrai ? Ce pauvre lord Glenbervie m’écrit une lettre fort triste, en vérité, il est bien insensé de vouloir vieillir car, si l’on n’y fait une constante attention, l’on devient à charge à soi-même et quelquefois assez affligeant pour les autres.
M. Frecki ne pèse pas une plume pour moi, je suis fort triste, il paraît que ma pauvre soeur devient hidropique ; Moreau l’a vue, la croit sans remède, mais espère que cela pourra être fort long. Cependant, que de souffrances elle a devant elle ! Pour elle, qui je crois, connaît son état, elle est aussi calme contre la maladie qu’elle l’a toujours été contre le malheur. Ah, que la vie est triste ! Et l’on craint la mort ! Et les dévôts vous menacent de l’enfer ! Moi, je crois que nous y sommes sans nous en douter.
Adieu mes chers enfants, j’ai le coeur si triste que je ne vous en dirai pas davantage aujourd’hui ; d’ailleurs, je ne sais pas écrire quand je n’ai pas de lettres.
Casimir va partir pour Londres. Je ne sais ce qu’il y va faire. Hume voudrait qu’il prît les eaux de Cheltinken (?) (je ne sais pas si je fais pas là quelque faute grossière) Ce qui est sûr c’est qu’il paraît menacé d’apoplexie et personne n’ose le lui dire. Il n’est plus question de duels depuis huit jours. Mais le col. Favier a cependant reçu une belle lettre anonyme en latin qui le menace encore. La duchesse de Vicence se croit grosse, entre nous, il me paraît que la vie de la campagne n’est point du tout son fait et ne la restaure pas.
Voici un petit quatrain qui a été affiché presque partout le jour de l’inauguration de la statue d’Henry quatre, tu sais qu’elle a été faite sur deux appels aux Français pour souscrire.
A l’appel j’ai su répondre ;
J’ai payé pour Henry le Grand
Pour ses neveux j’en fais autant
S’il s’agit de les refondre.
Mais mon Dieu que cela me fâche de n’avoir point de lettres de vous, monsieur et madame, aussi finirai-je sans vous dire que je vous aime, je le sais cela me suffit.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 113)

3 septembre 1818

Je t’ai écrit hier et je te redis un mot aujourd’hui. Mon mari est rentré hier avec la nouvelle que le colonel Dufay, en rentrant chez lui, avait été assassiné avant-hier au soir d’un coup de couteau dont il est mort. Comme il n’a point été volé c’est une vengeance d’esprit de parti, cela fait trembler. D’un autre côté, M. de Senneville qui a fait ce terrible mémoire contre les ultras de Lyon a reçu l’avis de ne point aller à la campagne où il comptait se rendre le lendemain parce qu’on voulait lui en faire autant et il est resté. Tata avait rasion et je crois toujours que l’orage éclatera avant le départ des étrangers. Je crois bien que si le gouvernement le veut sincèrement, il l’étouffera mais si les assassinats s’en mêlent que deviendra-t-on ? Reste où tu es jusqu’à ce que je t’écrive. On m’a assuré (ceci pour toi seul) que M. de Richelieu avait dit à un ami de G… qui arrive d’Angleterre : Je ne suis ce pays-là que par M. Signier (?) pour les dépêches de M. d’Os… Elles ne signifient rien. Sans le Consul, j’ignorerais tout ce qui s’y passe. Tous les arrivants parlent avec mépris de ce M. d’Os… Ce n’est pas qu’aujourd’hui cela puisse lui faire ôter sa place, mais cela diminue l’importance de sa personne et de ses rapports. Les places aujourd’hui ne sont que des récompenses d’anciennes opinions ; la France n’étant plus rien, le Roi ainsi que les étrangers la regardent comme conquise. On ne saurait plus être utile, le talent n’est plus nécessaire . Il semble que l’on fasse de tous les emplois un compte à parti double ; l’une, chaque place vaut tout, l’autre, chaque homme a besoin de tout et lorsqu’on l’a casé, cela s’appelle un bouche-trou.
Adieu, mon bien aimé, bien chéri enfant, je t’aime de toutes les forces de mon âme. J’embrasse Marguerite et j’espère qu’elle m’aimera un peu, j’y ferai tout mon possible, et moi je l’aime déjà comme ma propre fille, mon amie chérie ; ses lettres sont si bonnes, si aimables !
Parle de moi à la duchesse de Bedford, à lady Gray, et à toi-même quand tu n’auras rien de mieux à penser.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 114)

7 septembre 1818

Nous ne sommes occupés ici que du col. du Fay. Cependant, il sera oublié avant d’être guéri. J’ai vu le col. Fabvier qui l’a vu, il est plus mal depuis deux jours mais on espère qu’il s’en tirera. Le coup de stylet est de quatre pouces et demi de long, mais ayant entendu quelqu’un accourir, comme il sonnait à la porte, il s’est retourné, ce qui a fait que le coup a porté en biais. S’il eut été dirigé droit, il serait mort sur la place. Le stylet était si fin que le chirurgien a été obligé d’ouvrir la … Le porteur ayant ouvert au bruit de la sonnette, les assasins se sont enfuis et ce même porteur a déclaré que deux hommes attendaient depuis 8 heures du soir, se promenant en long et en large devant la porte. Pour le refaire de sa blessure, il a reçu le lendemain une lettre anonyme que voici : Scélérat ! tu as ta part, et nous en ferons autant à tous ceux qui pensent comme toi. Vos gueux … comme un chien. J’espère que Marguerite ne mettra pas cette éloquence dans son portefeuille, c’est de l’histoire cependant. Cela fait d’autant plus de peur que M. de Senneville a été menacé de même ; qu’ayant été averti, il a été obligé de partir pour Lyon presqu’en cachette, enfin je suis toujours dans la même opinion.
Le général Donadieu a été interrogé comme complice dans l’affaire Canuel, tout cela est bien triste, bien inquiétant et tout le monde se dit tout haut : Il y aura du bruit avant le départ des étrangers pour les faire rester.
Cette Mme de Fitz-Morris était brouillée depuis 20 ans avec son mari , ainsi sa mort fera seulement qu’elle le verra un peu moins car vivant, elle risquait de le rencontrer et voilà tout.
Je n’ai pas encore eu d’occasion pour votre douillette ma chère fille, votre sixième chaise est finie. Ce sont de superbes pavots qui font un effet admirable. Je vous l’enverrai par la première personne qui voudra s’en charger.
Mes chers enfants, je vous quitte en vous embrassant de toutes les forces de mon âme, mais il a fait de l’orage hier et cela m’a donné un peu de mal au côté.
Vos deux jeunes Ecossais ne sont pas venus me voir, mais m’ont envoyé la bague en s’excusant sur leur santé.
Si vous écrivez à l’amiral Flemming, faites-lui mes compliments et dites-lui que le général de Roche m’ayant parlé de lui avec attachement, j’ai bien voulu me charger de surveiller un peu une petite nièce qu’il laisse ici dans une pension excellente, où j’avais déjà fait placer la petite Hume. Dites-lui qu’en me priant au nom de l’am. Flemming qu’on peut compter sur moi.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 115)

Ce 17 septembre 1818

Point de lettre de vous monsieur, ni madame, et depuis trois courriers, cela m’attriste et m’inquiète. J’espère demain, mais cela ne me rend pas gaie aujourd’hui. Tu ne peux compter sur rien d’amusant de cette bonne ville de Paris, car si par une sorte de magnétisme tu levais ta baguette et me disais : Réponds ? je dirai à tout : Je n’ai pas de lettre. Pourquoi êtes-vous de mauvaise humeur ? – Je n’ai pas de lettre. Pourquoi ne mangez-vous pas ? – Je n’ai pas de lettre. Pourquoi ne pensez-vous à rien ? Je n’ai pas de lettre. Et quand monsieur pourrait m’écrire trois lignes qui ne prendraient pas deux minutes, je ne sais pourquoi il me refuse ce plaisir. Rends-moi raison de cette vilaine fantaisie. Hier je me suis couchée, résolue à t’imiter, à ne pas t’écrire ce matin. Aujourd’hui je me suis réveillée en me promettant de n’écrire qu’une ligne de reproches, voilà déjà une demi-page, nous verrons où je m’arrêterai.
Je lis dans ma gazette que ce M. Desfournys dont je t’ai parlé et qui avait présidé au beau cheval, est mort hier. Dès qu’on met la main à cette pâte-là, cela brûle. On ne conçoit pas combien tous ces malheurs répétés frappent le vulgaire. Et quand je dis vulgaire, c’est par fierté, car ces sortes de superstitions sont dans toutes les têtes ; l’esprit du peuple les adopte omme articles de foi. Les gens instruits les remarquent comme choses singulières, mais tout le monde y pense. Le cardinal Mazarin ne manquait jamais quand on lui proposait d’employer quelqu’un de demander : Est-il heureux ? La Sainte Alliance ne s’amuse pas à ces balivernes. D’ailleurs il se pourrait qu’elle fût comme La Rochefoucault qui disait : Il y a dans le malheur de nos meilleurs amis quelque chose qui ne nous déplaît pas.
Le comte Fenchall est ici d’une gaieté, d’une animation qui amusent mon mari et par conséquence, elles m’enchantent. Notre pauvre Palmella est triste et doux comme la patience, cette patience et le courage sont deux grandes vertus dont je voudrais bien n’avoir jamais eu besoin. Ce sont des dames d’atour qui n’arrivent qu’avec le malheur, mais faut-il les remercier quand elles se montrent !
Je ne vois presque point Frecki. Il s’amuse, il est engagé, engageant. Mais sa figure est si gaie qu’elle réjouit, rien qu’à le regarder ; qu’il paraisse et il a raison.
L’on continue à interroger des témoins dans l’affaire Canuel. Il semble qu’il est impossible que cela ne finisse point par une enquête.
As-tu vu M. Casimir. La peur qu’Hume lui a fait s’est-elle assez gravée dans son esprit pour le rendre sage.
Louis XV disait à son premier médecin dans ses dernières années : Docteur, j’ai enragé ! – Sire, c’est dételer qu’il faudrait . On trouve ce mot très courageux à dire à une majesté, je crois que le seigneur Casimir ne le prendrait pas en meilleure part. Et c’est cependant ce que Hume dit en arrière de lui.
Je t’envoie, si on me l’apporte comme on me l’a promis, un journal de Paris d’hier qui a fait une grande sensation. Si tu ne le trouves pas dans cette lettre, cherche-le. On prétend que les ultras envoient un ambassadeur au Congrés ; ce sera quelque valet de chambre qui se glissera entre la tête de l’oreiller.
Mais pour le coup adieu, quand j’en devrais être malade, je ne te dirai pas que je t’aime aujourd’hui, tout au plus à ma fille qui est faible et souffrante et qui est encore bien bonne quand elle m’écrit ; aussi, je t’embrasse et t’aime de toute mon âme.
Voilà ce journal. L’avant-dernière phrase est bien extraordinaire, mais a du sens. C’était le comble des éloges de l’abbé Morellet dans sa manière de voir actuelle, il ne dirait pas on écrit, on menace on avertit sans cesse M. Fabvier d’être sur ses gardes ; il prétend que cela ne lui cause qu’un bourdonnement important ; malgré ce grand courage c’est une jolie manière d’exister.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 116)

Ce 19 septembre 1818

Ma lettre ne partira qu’après-demain mais je commence dès aujourd’hui à t’écrire pour te dire combien ta lettre du 10 m’a affligée. Comme cette bonne et chère Marguerite est encore souffrante. Ne serait-ce un commencement de grossesse ? Alors quoiqu’en dise le Dr Hamilton, il faudrait qu’elle ne quitte pas sa chaise logue, que l’époque de ses fausses couches ne fut passée, et malgré la faiblesse, il faudrait qu’elle se fît soigner entre le quatrième et cinquième pour détourner la colonne de sang. Dès que cette … sera de retour de la campagne ou … je vous enverrai ma chère fille, un emplâtre qui fortifie, bien qu’en le gardant sur les reins tout le temps de sa grossesse, on ne fait jamais de fausse couche. Il faut croire ce …-là , ou la malédiction du ciel et de la terre est de n’avoir point d’enfants. Je serai bien triste de ne point vous voir aussitôt que je l’espérais, mais la joie que me donnerait … être grand’ mère me soutiendrait. Cependant voilà trois années perdues sur un âge où le temps me paraît précieux ; vous, mes enfants, vous en avez à revendre, mais moi au bout de ma … des points noirs. Laissons cela, ménagez-vous, soyez gais…
Ma fille, je vous ai envoyé, adresséà Mme de Palmella 6 paires de souliers. M. Frecki a dû vous faire passer hier votre douillette et votre 6ème chaise. Il a exigé que la douillette fut ramenée dans un si petit paquet que Mme … prétend qu’elle ne sera pas portable . Il faudra que votre femme de chambre la repasse et repasse bien longtemps pour éviter tous ces faux plis ; enfin elle sera chaude, voilà l’important car je l’ai bien recommandé ainsi.
Je suis occupée dans ce moment à faire un écran qui sera très beau.
Comment est le salon de Meiklour ? Il y a-t-il des places pour des canapés, et de quelle grandeur doivent-ils être ? J’entreprendrai peut-être après cette longue besogne. J’ai un roman que j’ai laissé là pour ma tapisserie, ma santé, mon humeur s’en trouvent bien … On commence à travailler en s’occupant des choses qui affligent et puis en comptant ses points, on ne pense plus à rien du tout ; à mesure que cette aiguille avance, l’esprit se calme, s’éteint, c’est comme une pendule qui s’arrête. C’est J.J. Rousseau qui a écrit que le travail des mains rafraichissait l’esprit, il n’a jamais rien dit de plus vrai. Aussi je vous quitte aujourd’hui pour mon malheur mais je vous reviendrai demain ; peut-être serai-je un peu moins triste .
Mes enfants c’est parce que je vous aime de toute mon âme que je suis triste de ne pas vous voir. Cependant peut-être est-ce plus heureux pour vous d’être… C’est ce qu’il faudrait opposer à tout ce qui contrarie.Mais que la raison est difficile, que le courage est douloureux, enfin j’ai besoin de courir vite à mon ouvrage car je suis d’une tristesse, d’un découragement qui me jetteraient dans les pensées à m’aller noyer.

20 septembre

Je suis un peu moins désolée qu’hier, mon cher enfant ou plutôt je me suis résignée à mon sort. Si Marguerite est grosse et qu’elle ne fasse aucun usage des souliers que je lui ai envoyés, j’y trouverai même du bonheur car ce sera celui de tout votre avenir, et l’avenir, mes bons enfants, vous appartient plus qu’à moi. Je pense comme toi qu’aucune couche heureuse est la seule chose qui rétablirait entièrement la santé de ma fille, mais il faudrait se caser, ne plus marcher, ne plus se déranger jusqu’à ce qu’on fût arrivé au 9ème mois. Il faudrait surtout une sagesse digne de frère et de soeur ; c’est Moreau qui dit cela ; moi, je n’avais pas même pensé à pareille chose. Cependant pour votre bonheur mes bons amis, que ne penserais-je, dirais-je et ne ferais-je pas. Ma soeur est grosse comme si elle allait accoucher, et cependant elle se dit mieux.
Je n’ai pas entendu parler de lady Perth. Je crois qu’elle passe à Paris sans que je me doute qu’elle y paru ; voilà … qui dit qu’il aime une femme qui avait fait 16 fausses couches tout en restant dans son lit et enfin parvenue à mener un enfant à bien. Il dit que lorsqu’on a les ligaments faibles, …
… lorsqu’on veut attirer le sang en bas et se faire saigner du bras au second mois pour détourner la colonne de sang de sa pente naturelle.
Adieu mes chers amis, je vous aime et vous embrasse de toutes les forces de mon âme . Mandez-moi quand vous aurez reçu les souliers, choisi la robe.
Je suis honteuse de ce … mais j’ai mon …
… de monter un marchepied de voiture, l’ébranlement de la voiture, enfin que tout mouvement que porte le corps sur les reins amène un accident, qu’il y a des médecins qui croient qu’en faisant de l’exercice on reprend de la force , que c’est tout le contraire. Les ligaments faibles sont encore affaiblis et par les accidents précédents et par le poids étranger de l’enfant, il faut rester dans son lit, ne jamais mettre ses pieds dans l’eau, parce que c’est ce qu’on fait.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièces 117-118)

Ce 9 octobre 1818

D’abord je suis désolée que cette bonne Marguerite baille à se démettre la mâchoire comme nous disons ici, car pour des bienheureux, nous n’en parlons pas plus que s’il y en avait ni dans ce monde ni dans l’autre . C’est bien elle qui aura acheté bien cher le bonheur d’être mère, mais quand elle tiendra son petit, elle recommencerait volontiers à souffrir et cette chaise-longue, et toutes ses douleurs pour lui éviter le moindre mal. Je vais courir pour ses commissions. Je lui envoie d’abord (demain) de la tapisserie à faire sur les doigts car le métier est très mauvais dans son état et je la prie de couper ses aiguilles courtes parce que de grands mouvements continuels du bras sont aussi très dangereux. Si l’on ne peut pas la saigner au bras, ne le pourrait-on pas au poignet, ceci est une idée qui passe par ma tête et que je vous soumets. Je ne parlerai point de ce traitement qui m’étonne ; cependant, je suis d’avis qu’il faut suivre les conseils de l’homme en qui on a confiance, mais je pense que c’est à cette heure qu’il faut de l’amour fraternel. Du moins est-ce l’avis de tous les habiles d’ici. J’irai au passage de l’armée pour les tableaux, revenons à sa tapisserie ; tu me parles bien en ignorant de ne pas dire si elle veut faire les fleurs ou seulement mettre les fonds. Si c’est le premier, alors qu’elle ordonne et je lui ferai un assortiment de soie, en attendant je lui envoie demain de quoi mettre un fond. Je fais actuellement un ceran qui sera d’un bel effet à Meicklour , ce sont des roses que j’ai faites moi-même sur un fond bleu. J’ai une … de ces ouvrages qui m’a dit que le canevas, les dessins et les laines pour faire un meuble , c’est à dire un canapé, 6 fauteuils et deux bergères monterait à cent cens. Si c’était en soie, à deux fois autant et avant qu’il y ait un point de fait à ce meuble, c’est un ouvrage charmant à faire, mais bien cher.
Je vais aller pour les tableaux de M. Murray mais mande-moi s’il faut les envoyer avec cadre ou sans cadre parce que pour la douane , avec cadre c’est beaucoup plus cher et à qui faudra-t-il les adresser, et où ?
Gabriel t’a trouvé un cuisinier et une femme de chambre. Le cuisinier est celui dont je t’ai parlé qui a servi 15 ans chez M. Regnaut et ensuite chez M. Perrigaux , c’est un très honnête homme qui sait très bien faire la cuisine, les compotes, les glaces, les fruits à l’eau de vie etc… Enfin, son métier. Mais il ne veut pas marcher à moins de 1800 fr de gages, de la bière et être blanchi. Du reste, tu n’auras pas un cuisinier français à moins. La femme de chambre qui a aussi servi Mme Perregaux et qui regrette cette Justine tous les jours, qui en a dit mille biens à lady Hamilton ; laquelle ne l’a pas prise parce qu’elle l’a trouvée trop petite car elle est grande comme Sally, et lady H. doit prendre une femme de chambre à sa taille. Cette femme de chambre est excellente, coiffait Mme Perregaux tous les jours, sait parfaitement faire les robes et est d’une probité telle que lady H. m’a dit que Mme Perregaux lui avait dit que c’était la seule personne dans ce genre, où elle ait trouvé une probité la plus scrupuleuse.
Je doute que Mlle Joly vienne chez moi, parce qu’après lui avoir donné tout l’argent pour les frais de son voyage, que j’ai d’ailleurs portés sur ton compte, elle m’a demandé de lui prêter 60 francs, et qu’elle me renverrait aussitôt son arrivée, pour une de ses tantes ; qu’elle ne m’a jamais rien rendu de tout cela, et je pense qu’elle n’en a point du tout l’intuition, mais ce manque de fidélité me donnerait pas grande confiance dans un sujet de sa main. Tout ceci entre nous, je ne veux pas lui faire tort dans l’esprit de lady Gray car qui n’est que juste n’est pas assez bon, j’ai lu cela quelque part et l’ai trouvé très bien.
D’ailleurs comme Marguerite n’a besoin de cette femme de chambre que dans deux mois, je lui ferai rapprendre encore à poser les chiffons et s’il est possible à blanchir les blondes et bas de soie ; cependant, aucune femme de chambre française n’est astreinte à cela. Et elle tombe dans des étonnements extraordinaires quand on leur en parle. Mande-moi si tu veux le cuisinier, quant au nègre que l’on dit très habile, d’abord il est fou de royalisme, ensuite on le dit d’un caractère difficile et voulant être le maître des maisons où on le place. Son royalisme va dit-on jusqu’à poser son dîner par terre et s’en aller si on dit un mot contre son opinion, et il pourrait bien mettre de la drogue dans la soupe d’un aide de camp du tyran, ces nègres ont du noir jusqu’au coeur ; quand ils s’attachent à leurs maîtres, ce sont les hommes les plus dévoués , mais quand ils haïssent ce sont des monstres qui couvent très bien une vengeance pendant des années.
J’aurais une superbe histoire à te conter à l’appui de ma prévention contre eux, mais je te quitte pour aller faire les commissions de Marguerite.
Nous avons un beau commencement d’automne, mais froid. J’ai toujours mal aux dents, ma chère fille, je ne veux pas quitter Charles sans vous dire que je vous aime de tout mon coeur, que je sens toutes vos douleurs, que cette chaise longue me paraît terrible, autant que nécessaire : que ce régime me semble bien sévère, que j’admire votre courage, votre résignation , mais est-ce que vous ne recevez personne quand vous êtes sur votre chaise longue ? Ne pourriez-vous pas jouer aux échecs, au whist ? Causer avec tous ces beaux et bons esprits d’Edembourgh ? Chez nous, l’on recevrait du monde depuis le matin jusqu’au soir. Et le temps passerait.
Je vous embrasse ma très chère fille de tout mon coeur. L’on dit qu’il est arrivé avant-hier au soir d’assez mauvaises nouvelles du Congrés et que le Roi est d’une humeur inabordable, ce qui lui fait honneur.
Mme de Vitrolles est là qui excite sûrement les étrangers en leur disant que la France n’est pas tranquille, que ces gens-là sont horribles, pas une pensée généreuse, pas un sentiment de patrie. Mon Dieu sait dont tu me parles partait sur ce pays-ci, car pour vos regrets de ne pas nous voir , j’y crois mes bons amis. Hélas, je serais trop malheureuse de ne pas y croire.
Je vous embrasse de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 119)

Ce 17 octobre 1818

Je commence ma lettre d’aujourd’hui en vous disant que je me suis transportée chez M. Pragny après que cet excellent Gabriel y a été et s’est assuré que les tableaux y étaient. Je ne conseille pas du tout à M. Murray de les acheter. D’abord c’est une suite de la mauvaise école française sous Louis quinze. Le tableau ovale est détestable et l’autre qui vaut mieux est cependant maniéré et rappelle pas mal ces anciennes porcelaines de Soyes (?) où il y a des linges avec des habits de soie et les houlettes enfantines de rubans. Enfin, ils n’avaient point les honneurs de mon appartement. Je ne vois même pas que j’en supporte pas la vue chez Sally parce qu’elle me choque, et ceci entre nous, car je ne veux pas blesser ni offenser les goûts du général Ramsay. Je n’ai pas trouvé chez cet homme rien qui fut digne d’attention qu’un beau tableau qu’il dit être de Philippe de Champagne ; cependant j’en doute fort , car son grand mérite est les mains, et celles du tableau ne me paraissent pas assez belles pour ce maître, tant y a qu’il veut le vendre 1500 frs, c’est un Roi avec le manteau royal prosterné devant un autel. M. Murray aime-t-il les paysages, les têtes, ou les enfants, les femmes ou les martyrs, enfin dis-moi son genre et je chercherai. Mais pour du Watteau, s’il m’écoute, je ne lui en enverrai pas.
Je reviens au cuisinier. Je t’ai écrit sur les prétentions de celui qui, je crois, te conviendrait. Si tu les trouves trop élevées, j’en chercherai un autre ; ce sera plus facile à trouver qu’une femme de chambre exepté cette petite qui est un trésor d’honnêteté, je ne connais rien qui vaille, mais en attendant, si Marguerite a en déplaisance Mme Frederick, ne penserait-elle pas prendre une Anglaise par interim. Je suis désolée qu’elle ait cette contrariété par-dessus le marché de toutes les autres qu’elle est obligée de supporter et puis si, par suite d’antipathie ma petite fille allait ressembler à Mme Frederick, ce serait une désolation.
Lord John Russell est parti ou doit partir ce matin pour Londres. C’est un excellent homme, mais qui reste dans son coin à écouter tout le monde sans se donner la peine de dire un mot : c’est dommage ! Il a tant d’instruction et d’espoir. Quand je le connaîtrai davantage, je lui demanderai s’il croit que de parler nuit à la conversation. Du reste, il est bon, excellent, comme tous les Russell.
Adieu mon fils, ma fille, mes bons amis, je finirai ma lettre demain.

19 octobre 1818

J’espère enfin avoir trouvé une femme de chambre. Elle a servi Mme Collat qui est désolée qu’elle l’ait quittée. Cette Mme Collat faisait quatre toilettes par jour, elle sait dit-on parfaitement coiffer et faire les robes. J’en prendrai de plus amples informations, mais ma chère fille, je me réjouis (j’espère même) d’avoir à vous envoyer quelqu’un pour remplacer cette Mme Frederick que je suis désolée que vous ayez encore d’après la peinture que vous m’en avez faite.
J’ai écrit à Gabriel Delessert pour qu’il s’informât s’il y a un vaisseau à Rouen pour vous envoyer toutes les gourmandises que Charles demande. M. G. ne connaît plus personne à Rouen et Mme Stanislas est à Ermenonville, je n’ai donc plus que Gabriel.
Que je suis heureuse d’apprendre que votre santé est bonne, que je souffre de penser combien le régime que l’on vous a prescrit doit vous fatiguer, vous ennuyer, mais songez ma chère fille que votre santé pour le reste de la vie en dépend, et quelle consolation vous aurez après lorsque vous approcherez de votre coeur ce petit enfant pour lequel j’élève mon âme à Dieu à tous les instants. Je le prie pour vous ma bien aimée fille , pour Charles qui vous tourmente un peu mais c’est parce qu’il vous aime, parce qu’il vous donnerait sa vie pour vous conserver. Quand j’étais malade, il me tourmentait aussi et je voudrais bien qu’il vint encore m’ôter insolemment mon assiette quand ce que je désire manger lui paraissait du fruit défendu. Je grognais, et j’espère que vous en faites autant. Si nous étions réunies contre lui, nous le tromperions et nous passerions sous la table ce qu’il proscrirait ; que j’aurais été heureuse de vous avoir tous deux, mais que serions-nous devenus si votre état s’était déclaré ici ! Comment aller accoucher en Angleterre ; enfin, croyons que Dieu fait bien ce qu’il fait et que ce petit sera un prodige. Je vous embrasse de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 120)

29 octobre 1818

Pas de vos nouvelles par le courrier d’hier mes bons amis, et je ne puis m’empêchée d’être inquiète. Dieu veuille que ce ne soit que la paresse de Charles et que ma fille se porte bien. J’espère que vous jouissez du bel automne que nous avons ; jamais on n’a vu un si beau temps, c’est le printemps des poètes, enfin c’est un délice et il y a foule aux Tuileries comme à la sortie des spectacles.
M. de La Fayette a été élu au département de la Sarthe, ce qui déplaira personnellement au Roi qui ne le peut souffrir. On ballotte aujourd’hui Benjamin Constant mais je crois qu’il échouera.
Voici une histoire qu’on raconte quoiqu’on tâche de l’étouffer. C’est pour amuser ma fille que je l’écris mais qu’elle ne nous passe pour cas. Sir Charles Stuart a été si obligeant pour mes lettres que je ne veux point qu’elle soit connue en Albion par nous. On lui insinuait depuis longtemps qu’il ferait bien de demander le portrait du Roi, que S.M. y serait sensible. Lady Elisabeth qui voyait de loin une belle boite entourée de diamants dont elle pouvait faire un collier, était assez d’avis que son mari témoignât ce désir sentimental et si Sir Charles n’a point fait de demande positive, il a du moins laissé entendre que le portrait du Roi lui causerait une grande satisfaction. Quelques jours après, on lui a annoncé que le Roi était sensible à cette preuve de son attachement et que Sa Majesté avait posé déjà deux fois pour que la ressemblance fut plus parfaite. Enfin, il y a quatre jours, six hommes entrent pompeusement dans la cour de l’ambassadeur, portant un grand tableau de six pieds que son Excellence ne savait où placer. Il a fallu donner des pourboires, mais ce n’est pas tout. Le plus apparent de la bande a tiré de sa poche un papier qu’il a présenté à son Excellence, par lequel on lui demandait quatre mille francs, prix bien modéré de ces tableaux et qu’on ne peut refuser à cette faveur inappréciable. Ce sont les Anglais qui racontent cette histoire. Je vous défends, mes enfants, de répéter à qui que ce soit, d’abord parce qu’elle n’est peut-être pas vraie et puis je vous le répète, parce que Sir Charles a été si bien pour nous trois. Que loin de la faire courir, j’ai déjà affirmé qu’elle ne pouvait être que fausse, qu’il n’avait sûrement pas demandé de tableau et que le Roi ne faisait sûrement pas payer sa « portraiture » comme dit Montaigne.
Il m’est arrivé une chose queje ne comprends pas. Le dernier courrier Portugais venant de Londres m’a apporté un Schall noir magnifique avec pour toute adresse et tout renseignement Mme… le paquet, l’ai déployé et y ai trouvé un trou à passer la tête d’un petit enfant. J’imagine que c’est quelqu’une qui veut que je lui fasse raccommoder , mais je ne sais ni qui c’est ni à qui il est. Ce beau Schall m’avait donné dans l’oeil ; en attendant, je le fais bien raccommoder quoique je ne doute pas qu’à la fin il se présentera pour le réclamer, gardez-vous d’en douter.
Le cuisinier que j’avais presque arrêté rechigne pour aller à Edembourgh ; c’est, a-t-il eu l’insolence de dire, comme si je prenais en France une place qui me jetât en province. L’insolent ! J’en cherche un autre.
Mes enfants, je finis comme j’ai commencé par me désoler de n’avoir pas eu de lettres hier, par désirer de pouvoir sauter à pieds joints sur tous ces jours pour être à mardi que l’autre courrier arrivera. Est-ce que vous croyez que j’existe ici ? Pas du tout ; je ne parle et après que par mes espèces de somnambulisme, ma véritable pauvre vie, ma constante pensée est près de la chaise longue de ma fille ; j’y suis toujours, faisant des voeux pour sa santé, pour mon petit enfant. Je vous bénis tous trois dans l’ardeur de mon affection, il est vrai que depuis que tu es né, sans m’en être aperçue, je remarque que je n’ai jamais prié Dieu que pour toi et ce qui t’intéresse.
Mes bons amis, mes chers enfants, je vous aime mille fois plus que moi-même, et je vous embrasse de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 121)

2 novembre 1818

Tu me fais peur avec ta crainte que Marguerite n’ait un autre accident, qu’elle se fasse soigner au poignet, le petit docteur, lors du premier, quand je lui ai dit qu’elle n’avait point de vaisseaux apparents, me disait : Mais il faut la soigner au col, je sens que cela est effrayant, mais au poignet cela me paraîtrait facile et simple. Cela ferait bien plus d’effet que les sangsues qui ôtent bien en effet une certaine quantité de sang mais ne détournent pas la colonne de sang qui se porte où elle ne doit pas aller, procure ce qu’on appelle des pertes intérieures, qui finissent par emporter l’enfant. Enfin je voudrais bien donner mes deux bras à saigner pour elle. Cependant, si de la saigner au poignet est impossible, les sangsues valent mieux que rien. J’y ajouterais de mettre ses mains et ses bras dans de l’eau bien chaude tous les matins. C’est ce qu’on prescrit ici aux femmes d’un certain âge pour déranger ce qu’on appelle la colonne de sang. Mon Dieu, que ce désir, que cette passion que j’ai pour l’arrivée de mon petit enfant sans malheur ; pour la santé de ma chère fille me fait dire des choses incongrues ; qu’elle me le pardonne, c’est mon désir, ma passion, qu’elle se rétablisse par une heureuse couche qui m’entraînent ; mais au surplus ma bien chère fille, je vous adresserai cette lettre que j’avais commencée pour lui et vous n’y laisserez point jeté son regard masculin si tel est votre bon plaisir.
Ménagez-vous bien ma bien chère fille, ne mettez pas pied à terre aux époques, faites-vous mettre des sangsues avant. Enfin amenez-moi un petit enfant bien gentil et que je bénisse avant de mourir.
Avez-vous reçu votre ouvrage ? Que je voudrais vous tenir compagnie près de votre chaise longue où je sens tout l’ennui que vous devez éprouver.
Décidément, nous ne voulons point de Charles que vous ne soyez accouchée. Une lettre n’aurait qu’à tarder, l’inquiétude vous causerait un accident. D’ailleurs, vous verrez par la chute de nos fonds, en trois jours, par les nominations, que les ministres vont avoir fort à faire… Ils seraient charmés d’avoir un petit hommage à offrir au P.R. qui dirait mieux que jamais : C’est fléau qui a tout fait. D’ailleurs, ce fléau ne pourrait s’empêcher de voir ses anciennes connaissances et il vaut mieux attendre que la Chambre ait montré quelle attitude elle aura avant d’arriver. Tel est l’avis de tout le monde. Des ultras girardins, des constitutionnels, et même des tendances au républicanisme. Le Roi est personnellement désolé de l’élection de M. de La Fayette. Sa haine pour lui date de l’affaire de M. Favras. C’est de toute la France l’homme qui pouvait lui être le plus désagréable. Sir Hew vient de perdre son frère qui a été noyé, il en est bien triste. Le grand duc Constantin est logé chez Mme de St-Aulaire à l’hôtel de S… Il n’a pas encore imaginé de lui faire une visite mais en récompense, le Roi de Prusse est très assidu près d’elle. Nos Princes ont été faire une visite à ce grand duc, ils y ont trouvé Marmont, et tout le temps de cette visite, son Altesse, sauvage, qui ne se dit être qu’un soldat n’a pas cessé de demander, par leurs noms, qu’il savait mieux que les… , des nouvelles de tous nos anciens généraux, et à chaque nom, elle faisait un éloge de leur bravoure, de leurs mérites. C’était, dit-on, assez amusant.
Le froid qui commence à se faire sentir me pince le côté.
On nous dit que lady Jersey va venir ici passer l’hiver, qu’elle y tiendra une grande maison des fêtes, des bals, alors elle verra qui elle voudra ; quoique les ultras tremblent de colère à son nom. En parlant d’ultras, il n’y en a qu’un d’élu dans ce renouvellement du 5ème de la Chambre .
Adieu mes bons, mes chers amis, puissent toutes les bénédictions du ciel vous arriver. Jamais vous ne serez aussi heureux que mon coeur le désire. Je vous embrasse de toute mon âme.
Sur toutes choses, ma bien chère fille, ne mettez pas vos jambes ni vos pieds dans l’eau. Cela seul vous ferait faire une fausse couche. Mes compliments à l’amiral Flemming. Je n’ai pas encore su qui m’a envoyé les Schall noir.
Mes bons amis, je vous embrasse encore de toute mon âme. Ma fille, ma chère fille, ménagez-vous, portez-vous bien. C’est la plus grande marque d’amitié que vous puissiez me donner quand vous vous mettez sur votre chaise longue ; quand ce terrible régime vous ennuiera c’est comme si vous disiez à Charles et à moi : Je vous aime. C’est votre santé , votre bonheur, que je vous recommande de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 122)

9 novembre 1818

Je suis bien aujourd’hui, mon cher enfant, j’ai encore été débarrassée d’une de ces fièvres du foie, ce qui m’a fait bien souffrir.
Mais m’en voilà quitte. J’ai été bien contente des bonnes nouvelles que tu m’as données de Marguerite, mais qu’elle n’abuse pas de sa santé au bout des 3 semaines fixées par le Dr Hamilton. La soeur de Mme Deguys vient de faire une fausse couche à huit mois pour avoir pris du froid ; elle se portait à merveille, était engraissée, rafraîchie, et elle a perdu son enfant. J’espère que vous serez plus heureux. Je lui ai envoyé hier par le courrier Portugais des soies plates, pour ses chaises, du canevas, un écran de mon ouvrage et le modèle d’un bonnet de nuit.
A qui appartient le Schall noir et à qui dois-je le renvoyer ? Le raccommodage coûtera 36 francs. Si Marguerite n’est pas contentes des 60 bobines que je lui ai envoyées avec les chaises blanches et roses, elle n’a qu’à me les renvoyer, je les changerai pour la couleur qu’elle m’indiquera.
Les affaires finies, j’entrerai dans la consternation que m’a causée la déplorable fin de Sir Samuel Romilly , comment l’a-t-on laissé seul une minute, quel regret éternel pour sa fille, pour ses amis ! Quelle perte que cet excellent homme ; et 7 enfants abandonnés sans père ni mère pour les soigner ; je ne puis t’exprimer la douleur qu’en a éprouvé M. Gallois , il pleurait comme un enfant lui-même. Les Lessert dont Sir Samuel et sa femme étaient amis intimes sont réellement désolés. Mais je ne veux point m’arrêter sur toutes les pensées tristes qui m’arrivent ma chère fille … mes lettres et je ne lui voudrais que des idées couleur de roses ; cependant il faut que je dise un mot sur cette abominable Mme Frederick que Frecki excuse en disant : Que faire à la campagne ? Ils étaient là tout seuls, elle n’entendait que lui, ne parlait qu’à lui, enfin il fait d’un air sentimental un roman si scandaleux par le trop d’indulgence que je ne veux pas en salir mon papier. Tout ce que je te puis dire, c’est que ses maîtres en rendaient le meilleur témoignage, qu’ils la regrettaient beaucoup et qu’elle avait l’air si timide que j’étais étonnée même qu’elle eut été mariée et eut trois enfants. Cette histoire me désole et j’ai bien vu par la lettre de ma fille qu’elle en était très fâchée, et cela m’a désolée, désolée. Ma très chère fille, excusez-moi et pardonnez-moi, je vous assure que j’avais pris toutes les informations possibles . Je crois que je battrais Mme Frederick si elle paraissait dans ma chambre tant je suis fâchée.
Il partira dans huit jours un tableau que je vous destinais pour vos étrennes. Si Charles veut venir ici, je le prie instamment d’attendre l’arrivée de ce tableau près de vous et puis je n’en dirai pas davantage ; quand je pourrai sortir, j’irai revoir ce Vatteau, mais j’exige qu’on ne dise jamais que c’est moi qui l’ai ni acheté, ni envoyé. Cela nous ferait tort. Je vous embrasse de toute mon âme, mes chers enfants et je vous quitte parce que d’écrire me fatigue un peu. Cependant je suis en pleine marche de guérison.
Gabriel a écrit à son correspondant de Rouen, et du Havre, pour savoir quand il partirait en vaisseau pour Leille et on l’avertira.
Ma chère fille, demandez à votre docteur une petite médecine pas trop mauvaise qu’on puisse prendre tous les soirs pour une bile qui ne coule jamais que par des marque factices.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 123)

16 novembre 1818

Mes chers enfants, je ne vous écrirai qu’un mot parce que je viens de me mettre en colère. Papa vient de se mettre en colère, Sally, Manuel viennent de se mettre en colère, et tout cela pour un morceau de bouteille que l’on a mis dans le grand tuyau où coulent les eaux de pluie. Le morceau l’a bouché . L’eau a reflué dans la maison. Qui a fait cela ? Voilà où ont commencé les colères du rez-de-chaussée contre le second. Monsieur criant comme un aigle, moi, levant les yeux au ciel, Sally cramoisie, Manuel parlant de sa goute qui ne lui permet pas d’aller jouer sur les toits . Deffand envoyé chercher, prenant un manche à balai, cassant la bouteille, et l’eau reprenant son cours, les hautes puissances un peu sottes de s’être laissées aller à des mouvements impétueux plutôt que d’employer ce moyen simple, mais il n’en reste pas moins : qui est-ce qui l’a mis là ? C’est vous, c’est lui, ce n’est pas moi, jamais on ne le saura.
On est fort occupé ici d’un article du courrier relatif à un vaisseau arrivé de Ste Hélène, les conjectures vont de la mort à l’évasion. Assurément, Napoléon aura souffert les plus extrêmes des grandeurs et des misères du monde.
Ma chère fille, ménagez-vous bien malgré la science profonde du Dr Hamilton ; on fait des fausses couches à toutes les périodes de la grossesse. La soeur de Mme Gays est un terrible exemple, à 8 mois, elle a eu ce malheur et pour avoir gagné du froid.
Mais adieu, mes chers enfants, l’heure de la poste me presse car l’événement de ce matin a pris mon temps ; il faut convenir que voilà une belle excuse !
Je ne veux cependant pas finir sans vous dire un joli mot. C’est Lafitte qui a fait élire Manuel , beaucoup plus modéré que lui et l’on dit : Manuel restera indépendant tant que Lafitte sera libéral.
Ma chère fille, c’est à vous que je dédie les petites gentillesses que je recueille. J’ai été hier à un concert chez le comte Funshall. C’était Mme Grossini qui en était l’héroïne , mais il y a des cordes qu’elle ne peut plus trouver. Vanités des vanités, tout n’est que vanité. Mes enfants je vous embrasse de toutes les forces de mon âme. Ne réponds pas sur l’important article qui commence ma lettre car Papa s’est tellement mis en colère que je crains qu’il n’en soit malade et sûrement il en sera bien fâché. Mille bénédictions à mon petit enfant et aux deux grands. M. de Tall… est arrivé, sa société intime est M. de Vitrolles et compagnie. Quelqu’un disait : Le despotisme était au viager sur la tête du tyran car ses institutions étaient libérales et ses agents pris dans l’esprit de la Révolution et la liberté est un viager sur la tête du Roi.
Mes chers enfants, je vous aime de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 124)

19 novembre 1818

Ta dernière lettre m’a désolée. Je ne croyais pas qu’un père pût pousser aussi loin la rigueur. Enfin espérons toujours. Ma chère fille, ma bien aimée fille, j’espère qu’après vos couches, vous viendrez ici passer bien du temps et soyez bien sûre de trouver en moi la plus tendre affection. Je n’existerai que pour vous soigner, vous aimer et qu’enfin à ma dernière heure vous puissiez me regretter comme une véritable mère.
Que j’ai besoin d’avoir une seconde lettre de Charles qui m’assure que votre santé n’a point souffert de cette cruauté. Que j’aime l’amiral Flemming ! C’est votre cousin, mais c’est plus encore car il est votre ami. Mme de Sévigné dit que c’est Dieu qui nous donne nos amis et le diable nos parents. Je commence à le croire, et mon Charles , je veux que tu m’appelles mon prochain puisque Dieu nous ordonne de s’aimer comme nous-mêmes , et non pas nos parents.
La dernière partie de ta lettre où tu me représentes papa se grattant l’oreille et t’écrivant à ma prière, est jolie, très jolie. Elle nous aurait fait rire si nous n’avions pas été si tristes, mais elle n’est pas juste du tout ; c’est papa lui-même qui s’est transporté à la seule idée que tu quittes ta femme étant sur sa chaise longue, mais je n’ai pas dit un mot ; au contraire, je voyais s’échapper le bonheur de te voir avec un serrement de coeur que je ne puis te dire ; tout en trouvant que papa avait raison. En vérité, je crois que Dieu l’a inspiré, car, avec toutes les bêtises que l’on débite ici sur Ste Hélène, si tu y étais arrivé en même temps, le Ré… n’aurait pas manqué d’établir à Londres que ton voyage avait rapport à cela même lorsqu’il aurait été persuadé du contraire. Laissons encore éclater cette fusée.
Donne-moi des nouvelles du pauvre chou, j’aime cet enfant quoiqu’il ne m’ait causé que des peines.
Mes étrennes pour ma fille sont parties ce matin pour Calais où elles attendront le passage de Pedro, qui doit partir très prochainement pour Londres.
Ma chère fille, je vous embrasse de toutes les forces de mon âme. Ah, mes enfants si je pouvais assurer votre bonheur par le sacrifice de ma vie, je la donnerais de grand coeur et encore ne ferais-je pas un grand présent. Car je deviens triste et souffrante. D’ailleurs au fond de mon coeur je suis comme je le dois l’ … qu’on vous fait à tous deux. J’en suis profondément blessée, mais cependant je ne prie Dieu à deux genoux que pour la santé de ma fille, et je fais bien le voeu de lui rendre en soins et affection tout ce qu’une mère peut donner.
Ma soeur devient d’une grosseur effrayante, cependant elle prétend qu’elle se sent mieux, et vraiment son visage est meilleur.
Palmella part ce matin pour Bruxelles, pour trois jours, de là il ira à Londres ou s’il revient ici ce ne sera que pour … barre et retourner en Albion. Mme de Mouchy est folle à lier et vient d’être mise dans une maison de santé. Tu peux me répondre sur les grandes colères de la bouteille depuis que Papa est adouci je lui ai dit que je te les avais mandées.
Mes enfants, mes bons amis, je vous aime de toutes les forces de mon âme.
Papa dit que quand … de répondre par un voyage à l’idée qu’ont quelques parents de Marguerite, que tu ne veux pas revenir, il faut les laisser dire et que ton excellente conduite, ne réponds qu’en public, du reste sors de ta tête tous ceux de la famille qui te veulent du mal. Fais ce que dois, advienne que pourra et au fait je pense que soigner sa femme dans ces temps de tribulation est ce que tu dois : Dieu veuille qu’elle ait une jolie petite fille qui aient ses grands yeux noirs. De notre côté ils sont petits quoique jolis. Un dernier point, je n’en rabats rien.
Adieu encore mes chers enfants. Dumont est arrivé ici avant-hier, bien malheureux.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 125)

26 novembre 1818

(Assurément que j’ai encore dit que je conserverai toujours les chats de M. … Je ne m’en séparerai que pour Marguerite.)
Mon bon et cher enfant, Palmella est allé à Bruxelles comme je te l’ai déjà dit et pendant ce temps-là, ses lettres de Londres restent ici sans être décachetées. Je suis sûre qu’il y a sur sa table une ou deux lettres de toi et je ne puis les avoir, n’est-ce pas désolant ? Surtout dans l’état où est ma fille. Enfin, il faut souffrir et que les grands et petits chagrins viennent m’accabler et cela depuis 30 ans ! C’est beaucoup ! ce qu’il y a d’ennuyeux c’est que les calamités publiques sont par-dessus le marché que toutes les autres valeurs s’en iront pas moins lentement Je ne sais que te dire : Que je t’aime ? que je donnerais ma vie pour toi ? tu as été bercée avec cela ! J’ai envie, pour désennuyer ma fille, de lui conter des histoires et puisque tu l’as mise au courant de toutes les petites joies de notre maison, je veux voir si tu n’aurais pas oublié quelques-une de mes folies. Ma chère fille, ce Charles que nous aimons était parti pour la première fois avec son régiment, j’en étais d’une tristesse mortelle. J’allai aux Tuileries voir Mme Bonaparte. C’était dans les premiers temps du Consulat. J’arrivai à son cercle du soir (Il y avait toute la France d’alors) Je connaissais Mme Bonaparte et l’aimais depuis ma jeunesse. D’ailleurs elle avait une flexibilité d’esprit qui avait assez de rapport avec la souplesse de sa taille ; rien en elle n’était ni raide, ni anguleux, ni froid, ni sec enfin elle était charmante surtout quand elle était en gaieté. J’arrive donc, et me voyant préoccupée, là voilà qui se met à me railler sur ma passion pour mon fils. Le premier Consul qui l’entend rit d’apprendre et se moque de mes inquiétudes. J’aimais, elle, et lui passais ses railleries. Charles était sous la griffe de l’autre, je n’osais pas trop me regimber lorsque part du bout du salon une certaine Mme Fermont , d’une laideur affreuse, gauche et ridicule à l’excès, toujours coiffée comme la poupée du diable, et qui voyant la joie qui règnait à mes dépends, s’approche de moi et me dit en minaudant : Madame, donneriez-vous votre vie pour votre fils ? – Ah mon Dieu, madame, lui répondis-je, mais la vôtre aussi. Et cette folie eut un succès de gaieté qui fit retourner la dame à sa place plus vite qu’elle n’était venue. Je vous en conterai des milliers de cette force ma chère fille, que vous en comprendrez bien que lorsque vous serez mère : en attendant, vous me croirez un peu folle.
Ma bien chère fille, que je voudrais avoir de vos nouvelles ! Que je voudrais tenir dans mes bras mon cher petit enfant. La nouvelle de Paris est que Charles a été renvoyé de l’Angleterre avec Gargau et que, en sa qualité d’ Ecossais, a arrêté les coups à la grande douleur du ministère. S’il était venu ici, on l’aurait toujours dit (sans en croire un mot) car voilà comment est fait l’esprit de parti. Que de gens j’ai vu répondre sciemment des méchancetés absurdes et, s’ils les persuadaient à une seule personne, ils se couchaient satisfaits croyant n’avoir pas perdu une journée. Tu ne peux te faire d’idée du bruit qu’a fait ce départ de Gargau . Et cette affaire de Ste Hélène dont personne ne sait le fond et refait et brode à son aise et fantaisie. Vraiment je crois que papa a été inspiré, car jamais moment n’aurait été plus mal choisi pour ton arrivée. Vue la méchanceté humaine et les antécédents.
Pour l’amour de Dieu, dites-moi donc de combien ma fille est grosse. Quand elle accouchera, les matrones disent que les maux de coeur annoncent une fille, que je l’aimerais cette petite ! Moi qui n’aurais qu’à la gâter car M. son père et Mme sa mère la régenteront assez pour en faire ma petite perfection. Je puise, monsieur, car ceci s’adresse à vous, que nous nous querellerons plus d’une fois sur cette gâterie à laquelle je me sens si bien disposée. Mande-moi donc si vos fauteuils ont des dossiers en bois ou en étoffe ? Avez-vous reçu la dernière chaise et les coussins des pieds ?
Adieu mes amis, mes enfants, mon frère, ma soeur, et un peu mes gouverneurs, je vous aime de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 126)

10 décembre 1818

Je n’ai pas eu de tes nouvelles depuis le dernier courrier mon cher ami, mais soit par oubli de M. Guerreiro, soit parce que tu te trompes de jour qui correspond à celui où le courrier part de Londres et que ta lettre d’Edimbourgh arrivera trop tard, il m’arrive souvent de manquer d’en recevoir et alors j’en ai deux le jour suivant car mon coeur se plait à reconnaître et à bénir ton exactitude dont je te remercie de toute mon âme.
Que je désire apprendre que ma petite fille a fait une gambade comme tu le dis ; d’abord c’est l’époque où les maux de coeur cessent et il semble que la nature donne ces quatre derniers mois aux mères pour avoir des forces au moment le plus douloureux. Ah ! que je serai heureuse le jour où m’arrivera la grande nouvelle que je suis grand’ mère. Ma chère fille, vous aurez bien acheté le bonheur d’être mère, et Charles et moi, et le petit enfant, nous devons vous aimer, bénir, vous soigner, enfin vous rendre autant d’actions de grâces que vous avez d’… et de souffrances !
Je n’ai rien à vous conter qui puisse vous amuser, sinon que l’abbé de Pradt disait l’autre jour : tout cela ira, tant que M. de Case apportera tous les matins au Roi son avoine constitutionnelle. Du reste les ultras sont dans une peur affreuse, ils débitent les plus désastreuses nouvelles qu’ils assaisonnent de pronostics plus sinistres encore ; cela fait un très fâcheux effet sur les fonds ; en tout l’inquiétude est au comble ; tous l’éprouvent, et aucun ne pourrait précisément dire où il a mal et d’où viendra le mal. L’abbé de Pradt vient de faire paraître un livre intitulé des quatre concordats, qui sera très curieux pour Charles, surtout si sa paresse part du dernier chapitre du premier volume jusqu’à la fin. Les intrigues de la Cour de Rome sous Napoléon, les intrigues des évêques émigrés depuis la Restauration pour obtenir un 4ème Concordat, tout cela est très curieux et dit avec une audace dont nous n’avions pas d’idée en France. La Cour, les prêtres, les nobles, en sont tellement furieux qu’il y a danger à l’avoir lu, le louer serait aussi courageux que de se mettre devant la bouche d’un canon. M. de Talleyrand lui a fait défendre sa porte, à quoi cet abbé répond : Ah ! s’ils crient pour cela, ils en verront bien d’autres dans le livre que je viens de faire et qui paraîtra bientôt. C’est l’état de l’Europe avant et après le Congrés d’Aix la Chapelle. Je crois moi, mais mon opinion est un secret de famille, que ce livre des quatre concordats deviendra un ouvrage nécessaire et consulté par toutes les puissances qui auront à traiter avec la Cour de Rome.
L’affaire Fabvier a été plaidée samedi. Mme de Vitrolles est arrivé sur le poing de Canuel pour entendre les débats que vous avez pu lire dans le Moniteur ; elle s’est placée sur le banc des avocats et y a été comme une énergumène, lorsque maître Dupeu rendait compte des horreurs commises à Lyon ; elle s’acriait tout haut : Cela n’est pas vrai, c’est un coquin, c’est un misérable et les jeunes avocats riaient à cause même un peu des rumeurs parmi les juges. Fabvier qu’elle ne connaissait point, était placé près d’elle et lui disait tout bas mais gracieusement : C’est vrai, je vous assure. Alors elle demanda à son voisin de l’autre côté quel était ce simplet et lorsqu’elle eut entendu le nom de Fabvier, elle se retourna vers lui comme une furie en lui disant : Le duc de Raguse est un drôle, et le colonel Fabvier un impertinent et un insolent, alors le gracieux sourire de Fabvier devinrent des rires inextinguibles . La pauvre petite Mme Dupeu disait à ses voisins : Ne me nommez pas, car elle me battrait, comme une pareille furie dérangerait la grande perruque des avocats anglais. C’est elle qui était à Gap lors des élections de 1815, et sachant qu’un libéral avait le plus de voix, vint pendant la nuit, accompagnée de son laquais et de son cocher ; l’un d’eux la hucha sur les épaules du plus grand ; elle entra par la fenêtre dans la salle des élections et vola la boîte du scrutin, le jour suivant, lorsque le préfet vint pour dépouiller les votes, il ne trouva rien, et il n’y eut point de député de Gap cette année-là.
Mais adieu mes chers enfants, je vous aime et vous embrasse de toutes les forces de mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
lettre rédigée par un ami de Flahaut
(pièce 127)

Paris, le 21 décembre 1818

Mon cher général, madame votre mère qui a toujours mal à la main, veut bien se servir de moi pour vous donner de ses nouvelles. Je saisis avec empressement cette occasion pour me rappeler à votre souvenir et pour vous parler de tous mes voeux pour que l’événement qui occupe en ce moment toutes nos pensées se termine avec tout le bonheur possible. Je ne me flatte plus de vous avoir avant ce temps et je serai bien consolé de ce nouveau retard si lorsque vous viendrez, nous avons un compliment à vous faire. Je vous quitte, mon cher général, pour laisser parler Madame votre mère qui occupera bien mieux la place que moi. Vous connaissez mes inaltérables sentiments.
Je t’ai envoyé d’abord un tableau de la part de Gabriel mais … qui est dessiné est de ma façon. Ensuite j’ai envoyé à ma fille une lampe transparente en porcelaine pour mettre dans sa chambre à coucher. Dans le temps où sa lumière pourrait lui faire mal à la vue.
Nous sommes sur la glissoire des ultras et ils sont si fiers qu’ils ne saluent plus personne ; avec cela, je ne parierais pas pour eux pour longtemps.
On parle toujours de proposer des changements à la loi des élections, mais cela même je n’y crois pas. On s’occupe en ce moment des … en Mai. Il n’y a pas de doute qu’ils seront dans le même esprit que le discours de S. M. Ensuite on en viendra à des choses plus sérieuses. Ce qu’il y a de certain, c’est que le ministère ne paraît pas avoir une allure assurée, et M. de Lalli prétend qu’il est placé entre une Minerve folle et un conservateur qui veut tout détruire. L’abbé de Pradt disait l’autre jour : « Ces princes n’ont pas connu l’état du pays , ils ont trouvé une nation en goguette qui depuis 20 ans ne rêvait que gloire et victoire. Ils lui ont dit , mes petits amis, laissez tout cela et suivez-nous à la … »
Mon enfant, mes chers enfants, je vous aime et vous embrasse de tout mon coeur, je me porte très bien du reste mais la brûlure fait beaucoup de mal et j’espère que le purgatoire aura des feux plus doux. Encore je vous embrasse et vous aime de toute mon âme.

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