Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut | Dossier 3 | quarante lettres du 1er janvier au 26 décembre 1816.

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Correspondance familiale
Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut

Dossier 3
quarante lettres du 1er janvier au 26 décembre 1816.
avec quelques mots d’Auguste Demorny (p. 22 et 27) et Henry Webster (p. 29)
et « La feuille, fable d’Arnaud au moment de son départ de France »,
au sujet d’Antoine Vincent Arnault (p. 30)

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 19)

1er janvier 1816

Je te souhaite mille bonheurs, et je suis bien triste de passer ce jour sans te voir. Comme la vie s’use et comme le temps que je passe éloigné de toi ne devrait pas m’être compté. Au fait, cependant, il me paraît terriblement long. Je t’embrasse de toute mon âme. Je t’ai écrit hier par M. Bonnet, je t’ai envoyé ton habit. Il n’y a aucune nouvelle. Les Anglais sont très mécontents. Achille (Lavalette) est à Grenoble, voilà ce qu’il écrit à sa femme : « Dis à ma tante que ma santé est si mauvaise que j’approche de l’agonie. Que ne donnerais-je pas pour lui parler une heure ! »
Avant cela, dans chaque lettre, il parlait du dépérissement de sa santé ; dans l’avant-dernière, il la disait inguérissable. Tu sais ce que parler veut dire. Papa est toujours bien souffrant d’une sciatique qui le force à se faire lever de la chaise par deux hommes. Hier, comme les gens étaient à dîner, il a voulu s’appuyer sur mon épaule, j’ai cru que nous y resterions tous les deux. Il change beaucoup et cela m’inquiète. Adieu cher, cher ami, puisse cette année être plus heureuse que la dernière . Mes hommages de bonne année à lord et lady Holland. As-tu été voir M. et Mme de Baring. Lord William Russell m’a raconté que Sébastiani avait demandé à M. de la Ch… s’il pouvait voir l’opposition, que ce duc lui avait répondu : Ho oui, car ici ce n’est pasde la canaille comme chez vous ! Et puis, qu’il a raconté cela à tout le monde. C’est bien bête, et l’opposition qui est ici me paraît fort refroidie pour le petit général ; ménager la chèvre et le chou est toujours bien difficile. Cela s’appelle marcher sur des pointes d’aiguilles. Le petit Carbonel (?) veut que je te parle de lui . La maison t’offre ses respects, la famille se porte bien. Il y a avec M. Bonnet un M. L… qui m’a tout à fait gagné le coeur par son air doux et mélancolique ; il désire beaucoup te voir, c’est un parent de lady Jersey qui me paraît fort distingué. As-tu été chez M. et Mme Baring ? Papa et moi y tenons fort.
M et Mme Du… te souhaitent une bonne année, celle-là se redresse en disant : « Je sauverai votre fils, moi, s’il était en prison, il pourrait prendre ma robe et je le ferais comme la plus heureuse et la plus honorable chose de ma vie . Le gros greffenelle Alexandre Girardin te dit mille choses. Le gros te demande si tu n’as pas eu la tête pesante, le lendemain de Noël. Moi je désire savoir si tu n’as pourfendu personne, réponse poste pour poste. Je t’embrasse.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 20)

3 janvier 1816

Mon enfant, j’ai reçu hier ta lettre du 30, elle m’a consolée quand j’étais bien tourmentée. M de Souza avait eu un lumbago, il allait mieux, et le 1er janvier il s’est avisé, ne pouvant encore tirer ses bottes, de faire ses courses du matin en bas de soie ; le soir il a été pris d’une fièvre terrible, il a même un peu déliré ; je suis restée toute la journée dans sa chambre ; comme tu peux le croire aujourd’hui il est mieux ; et moi à force d’être monté et descendu , j’ai mal à mon côté, mais ce n’est rien. Tu juges donc comme ta lettre en est bien arrivée ! Mais Dieu sait comme elles arrivent toujours bien ! Elles diminuent mes peines, elles ajouteraient à mon bonheur (si j’en avais encore) enfin je te dirai comme Mme de Grignan à sa mère : « Vous m’êtes comme la santé, ce bien sans lequel il n’en est point d’autres« . J’ai retrouvé ton cachet de saphir , je tâcherai de retrouver aussi le secret du secrétaire, mais je n’en suis pas encore venue à bout. J’ai retrouvé une petite médaille dont on n’avait frappé que 6 quand Mme Murat a été nommée reine de Naples, elle deviendra fort curieuse, je la mettrai dans la boîte. Il t’arrivera la coupe dont je t’ai parlé. Si on peut la passer sans payer des droits, bien ; si on ne la passe pas, on les payera et on tirera sur toi. Tu feras de la coupe ce qu’il te plaira.
Je suis bien fâchée de n’avoir pas su plus tôt que lady Holland avait une couturière ici, je lui aurai fait tailler ses robes. Enfin, j’ai fait faire une longue et large robe qu’elle puisse tailler , rogner à sa fantaisie.
Ne parle point trop de l’aticle 12 car les ministres anglais seraient fort mécontents de cette discussion et Dieu sait s’ils ne s’aviseraient pas de persécuter les français qu’ils soupçonneraient d’ajouter des raisons aux agitations déjà connues. D’ailleurs, en toute occasion, le duc de Wellington a été ton défenseur ici et il a dit toujours du bien de toi. Alors le silence est de devoir.
As-tu vu Baring ? Papa dans sa fièvre s’en tourmentait encore hier. On dit ici que les anglais ont promis à la France de lui remettre tous les condamnés qui se réfugieraient chez eux ; je ne puis le croire, il n’y avait jamais eu de pareil accord de puissances, qu’entre Pierre le cruel Roi de Castille et ce que l’histoire appelle Pierre le dur Roi de Portugal , ces deux gracieux s’étaient engagés par traité à se livrer tous les malheureux que les divisions politiques de ce temps forçaient à s’expatrier. C’est papa qui m’a fourni ce beau fait historique. Les titres de ces deux rois donnent encore plus de force aux applications que l’on en peut faire.
Je ferai tes compliments à Mme Adèle quand je la verrai. Je crois que ses espérances sont diminuées, car elle ne m’arrive guère que lorsqu’elle se flatte.
Voici une lettre de Mme Alexandre. Sois sûr que c’est une petite faussette, qui est la plus enragée du monde.
Dans son opinion, son mari est plus méprisé que tu ne peux l’imaginer. Je crois bien qu’ils te cultivent.
Il aura besoin de s’appuyer sur ton excellente réputation ! Il est positif, entends-tu, positif, que le mari et surtout la femme ont dit aux princes qu’il n’avait demandé de service que pour déjouer ici, de servir là-bas. Son ambition l’égare. Je suis fort contente de la … que tu as pris… Voir M. de Romilly (?) , instruis-toi des lois du pays, et qu’on sache bien que tu n’es pas là pour te souvenir mais pour apprendre et admirer. Va revoir lord Garmouth, il a parlé de toi dans les meilleurs termes à Dominique. Lady Holland est une si parfaite amie que je suis persuadée que même contre son opinion, ou contre sa position politique, elle te donnera dans ta situation précaire les meilleurs conseils.
Lord … est le meilleur ami du Prince Régent. Je voudrais qu’à droite comme à gauche il me revint des éloges de toi, ils me font tant de bien ! Elle est bien vraie l’expression vulgaire : « Fais couler du beaume dans le sang » Je n’aime, je n’ai jamais rien aimé comme toi, et quand on me fait ton éloge, le ciel est dans mon coeur. C’est de l’Angleterre que je veux qu’il s’établisse ici cette considération pour toi qui vient d’attitudes et d’une conduite qui peuvent être utiles aux hommes.
Tu me dois quelques dédommagements, j’ai tant souffert pour toi depuis que tu es au monde ! (jamais par toi il est vrai) mais enfin j’ai bien souffert, et mon enfant, mon ami, j’ai besoin que tu sois l’orgueil comme le bonheur de ta mère. Qu’il me revienne donc ici que tu t’… et que tu étudies ce commerce, ces lois, et que ta réputation d’homme d’état s’établisse ici de Londres ainsi que celle du duc de Richelieu nous est venue d’Odessa. D’ailleurs, tu ne seras pas toujours jeune et crois-moi si : Les hommes ne veulent pas qu’on veuille être leur maître, on a besoin sur ses vieux jours de faire le bien et d’avoir fait des heureux. Je pense que tu n’es encore qu’à la maxime de Confucius qui ne prescrit comme vraiment utile que de planter un arbre et de faire un enfant. Mais quand tu seras arrivé à un certain âge, des confusions dans la tête, tu trouveras que d’avoir soin même des vieillards est encore un petit bonheur.
A demain, je t’embrasse aujourd’hui.
Je te remercie des bas de coton, mais fais-les prendre de jeune homme car ils sont toujours trop courts des jambes.
Je crains tout pour le maître du S.. Cela me cause une tristesse que je ne puis dire. Mme de Coigny me charge de te dire d’aller chez lady Henriette et d’abord chez son mari.
Adieu, toi que j’aime plus que ma vie, ou plutôt qui est ma vie, mon bon, mon excellent fils.
Papa t’a écrit qu’il désire beaucoup l’édition du Camoëns qu’a lord Holland. Il a arrêté la somme jusqu’à ce qu’il l’ait. Ainsi juge de son impatience. J’ai écrit à lady Holland. Tâche de savoir si elle a reçu ma lettre. Je serais fâchée qu’elle fût perdue. Je ne puis pas trouver le secret de ton secrétaire, fais m’en une description que je puisse l’ouvrir. Papa dit que tu lui as remis ta grande cassette sans lui en donner la clef. Où est-elle ? Pourrais-je trouver là ce qui te conviendrait.
Papa est tout à fait bien ce soir 3 janvier.
Je t’aime de toute mon âme mon bien-aimé enfant.

(pièce 21)

? janvier 1816

(incomplète) les taupes ne minent-elles pas les meilleurs terrains, ne font-elles pas mourir les plus grands arbres. La présence continuelle donne une terrible influence. Enfin, si je me trompe, le silence est de justice. Si j’ai raison, il est bien plus nécessaire encore, mais voilà ce qui m’est arrivé .
Je reçois à l’instant les mustachaly (?)
Fais mille remerciements à lady Holland, mais papa a dit en soupirant : oh ! que je serais heureux si c’était le Camoëns ! Envoie nous le bien vite, mon bon et cher ami.
M le duc de Berry a dit l’autre jour à des courtisans en voyant passer Marmont : Ah ! quand verrai-je ce B là fusillé comme les autres. Il l’a dit tout du long sans bégayer et moi je le répète un peu pour l’exactitude historique. Cela a été tout de suite répété à Marmont qui l’a dit à Alphonse de qui je le tiens.
M. le duc de Berry a dit encore en parlant de M. de Tall… : C’est ce B. là qui nous a trahi en 1814, mais j’espère qu’il y passera un jour; à l’instant, M. de Tall. l’a su et l’autre jour à dîner avec lui, devant beaucoup de monde , il a raconté ce mois de may (?) et a dit tout ouvertement : C’est à moi que le Roi doit sa couronne, car l’emp… de Russie m’avait dit qu’il consentirait à telle branche de la Maison de Bourbon que je voudrais, et même à la régence si la nation le désirait. Je crois que par ce discours, M. de Tall… a satisfait son orgueil, mais a semé bien des haines qui lui retomberont sur la tête un jour.
Adieu, cher, cher ami, je t’aime de toute mon âme. Ecris-moi souvent. Lord W. dîne chez moi aujourd’hui, nous boirons à ta santé.
Les anglais ne s’en vont plus qu’en mars. Bourdois (?) est venu me voir pour la nouvelle année. Il m’a dit qu’il croyait que M. de Tall… serait promptement obligé d’aller s’établir à Valençay. Il aura bien manoeuvré. Quelqu’un disait l’autre jour que la charte était un parapluie à canne ; quand le Roi est tranquille, il s’en sert pour battre des enfants ; quand il est inquiet, il la déploie pour s’en faire un abri. On n’entend plus que : Vive la charte !
F…dit bien se souvenir de Madame Néné qui lorsqu’il commença à trahir l’empereur, lui dit : Les défauts du caractère de l’Empereur, c’est votre jambe de bois qui vous gêne à marcher ; avec votre vie passée, les Bourbons, c’est votre tête de bois qui vous empêchera de vivre.
Auguste, m’a demandé hier quand donc tu reviendrais.
Je t’embrasse encore. J’ai écrit à Henriette que dès que l’édition sera finie, nous irions la trouver si elle avait la certitude que nous pussions nous établir là .

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 22)

11 janvier 1816

Mon Dieu, comme le temps va, nous voilà déjà presqu’à la moitié de janvier et je n’ai encore que ta lettre du 1er . Enfin, j’en espère une aujourd’hui. Papa est toujours souffrant, mais ce qui m’inquiète plus que tout, c’est l’irritabilité de son humeur. Enfin, patience.
Auguste est établi ici pour 14 jours parce que maman de Vienne a une fièvre bilieuse et que Ginet a dit qu’il fallait ôter l’enfant de ce mauvais air. Le premier jour, il a pleuré à sanglots maman de Vienne, on ne pouvait l’endormir ; c’était une douleur comme je n’en ai jamais vu, pauvre petit ! Il sera bien malheureuux avec ce coup là. Il avait désiré un bateau, je lui en ai promis un, et à travers ses sanglots, il m’a dit : « Apporteras-tu la rivière pour le faire glisser ? – OuiVous dites des bêtises , a-t-il repris, tout drôle. Enfin, le jour il est gai, mais le soir il y a un peu de maman de Vienne encore.
Papa l’aime avec une telle folie que s’il n’avait pas été malade, il l’aurait fait coucher dans sa chambre. Pour moi, je l’adore, il est si doux, a une petite voix si douce, enfin, il est charmant.
Point de nouvelles, je sais seulement d’un des juges qu’il n’y a pas d’exemple de la joie tranquille, non seulement de Mme de La Valette dans sa prison, mais de celle de sa femme de chambre et de son valet de chambre a la fois. La première a dit au procureur du Roi qui l’a interrogée : Je ne savais pas le dessein de ma maîtresse, mais certes je ne l’aurais pas dénoncée. M’auriez-vous pris à votre service si j’avais trahi mes maîtres ? La police a promis 15000 f. à celui qui trouverait M. de Lavalette, mais il est dehors du Royaume.
Depuis cette dernière Restauration, les purs et vendéens ont pris pour cri : Vive le Roi quand même ce qui veut dire toute l’ancienne monarchie quand même . Le Roi serait constitutionnel et malgré lui. Lorsque l’on a apporté au Roi à sanctionner la loi d’amnistie avec l’amendement contre les régicides, le roi a dit : J’espère qu’on ne dira plus quand même, voulant dire qu’il pensait comme les autres.
Du reste, le nuage se grossit, reste où tu es. M le duc de Berri a dit qu’il fallait faire tomber trois têtes pour que la France fût tranquille, Fouché, Talleyrand, et le duc d’Orléans.
Le duc de Feltre a écrit au maréchal Augereau avant-hier : que le Roi lui ôtait son gouvernement et tous les appointements qui y étaient attachés pour avoir arrêté l’élan du duc d’… à Caen.
Si tout cela s’était fait le 1er mois du retour, on ne disait rien, mais au bout de 6 mois, cela inquiète tout le monde, Masséna, d’Aumale attendent le même sort, et un quatrième que l’on ne m’a pas nommé.

« Mon ami Charles, je t’aime bien, je ne pleure plus » C’est lui qui m’a prié de le faire écrire cela et qui veut dire : je ne pleurerai plus. Je lui ai demandé ce qu’il voulait t’écrire et il a dit : Je t’aime bien.
Je reviens au duc de Feltre qui a fini sa missive à Augereau par : Vous connaissez M. le maréchal mon ancien et tendre attachement pour vous. Voici une lettre d’Henriette, qu’elle est bonne et douce !
Alexandre m’a dit hier que tout marchait à une révolution.
Alphonse a reçu une lettre de ton cousin le dessinateur qui est en sûreté, ma’-t-il dit.
Je t’aime de toute mon âme, mon bon et cher enfant. Ton habit sera fait demain.
On dit M. Bego très mécontent. Papa écrira pour le frère de Louise. Mme d’… est venue me faire mille excuses pour le retard de ta lettre , il paraît vraiment que c’est la faute du porteur.
Papa t’embrasse. Il languit après le Camoëns de lord Holland.
Je t’aime de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 23)

15 janvier 1816

Je ne t’écrirai qu’un mot aujourd’hui, mon cher ami, parce que je suis enrhumée du cerveau, et que je mouche, tousse, éternue à chaque minute. Cela me fera tous les biens du monde quand cela sera passé. J’attends de Frederick ton habit pour te faire envoyer ta caisse.
As-tu vu M. Bennet ? Son ami Wilson est au secret ici, ainsi que Bruce (?) et Hutchinson. Il n’est permis à personne de les voir. Ce qui est plus fâcheux, c’est qu’on a saisi chez le premier beaucoup de papiers à la louange de B. mon ami. On dit que c’est haute trahison que d’avoir fait échapper un prisonnier condamné et que le moins qu’il puisse lui arriver est d’être 5 ans en prison.
Adieu, cher ami, tu sais que je t’aime de toute mon âme.
Dis au duc de Bedford que j’ai d’abord soigné lord William par reconnaissance pour les bontés qu’il avait pour toi, mais qu’aujourd’hui c’est par une amitié véritable pour ce bashful child et que lorsque je l’appelle comme cela , il rit de tout son coeur. Du reste, je lui fais faire de belles connaissances et je l’ai mené chez Mlle Le Normand, enfin, le duc de Bedford doit de l’intérêt à mes intentions de soigner son fils, car pour le fait, excepté le premier jour, il n’a point permis que je lui donnasse ces soins de mère que je lui aurais offert avec tant de plaisir ! D’abord pour lui, et puis ils m’auront rappelé le bienheureux temps où tu me grognais quand mon coeur te prenait encore pour mon maillot.
Alphonse te fait mille compliments.
Dans une ferme, près de sa terre, 30 hommes français sont arrivés au milieu de la nuit, ont demandé 30 écus de pain et du vin ; on a voulu refuser ils ont déclaré qu’il les leur fallait. On leur a passé par-dessus le mur ce qu’ils demandaient et ils sont partis sans qu’on sache où ils sont allés.
On déplace tout le monde.
Adieu, cher ami, mes bien tendres compliments à lord et lady Holland. Nous languissons après le Camoëns.
Savoir que tu es heureux d’être dans cette heureuse Angleterre. Un moment on disait hier tout haut que M. de Tall. était en pleine disgrâce et qu’il allait partir pour l’Italie. Tu sais que la voix du peuple est la voie de Dieu, qu’il n’y a point de fumée sans feu , enfin que les proverbes sont la sagesse des nations.
M. de la Woestine est colonel au service des Pays-Bas , il est enchanté de son Roi, et là on traite les militaires avec considération. Excelmanns (?) , travaille à passer à ce service.
Adieu, cher et bien doux ami.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 24)

18 janvier 1816

Pas de lettre de toi, mon cher ami, mais sois distrait, si tu n’es amusé et je te remercierai.


« Je puis vous donner, mon cher Général, de très bonnes nouvelles d’Excelmans par quelqu’un de ma connaissance qui l’a vu à B… ; il y était bien et tranquille et espérait quoiqu’on en dise, pouvoir rester dans ce pays tant hospitalier. J’ai pensé que ce petit détail vous ferait plaisir, mais peut-être vous a-t-il écrit et le saviez-vous plus que moi à cet égard. Girardin est ici, moins triste, et voyant peu ses anciens amis, toujours il parle de vous et s’informe de vos nouvelles. Je me sers souvent de votre beau cheval bay qui est dans le meilleur état, je vous le garde avec reconnaissance par la confiance que vous avez en moi en me le prêtant. Recevez encore tous mes sentiments de plus inaltérable attachement »

Voilà, cher ami, ce que Gabriel vous a écrit.
Je suis toujours enrhumée. […] La famille se porte bien
Je regrette fort que l’on ait trouvé toute la correspondance de lord Grey avec le général Wilson. Cela gâte mon affaire qui avait été conduite admirablement. Les troupes anglaise nous reviennent au lieu de s’en aller. On arrête un monde énorme, mais depuis que je n’ai plus d’amis dans le ministère, je suis fort tranquille.
Papa se porte bien , la famille aussi .
Je t’aime de toute mon âme, et je n’ai rien de plus nouveau à te dire.
Sieyès est parti … Cambacérès restera, sa voix n’ayant pas été comptée pour la mort.
Adieu, cher ami, écris-moi les noms propres dont tu seras content que je mette dans mes prières. Adieu mon sang, adieu ma vie.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 25)

22 janvier 1816

Je t’ai écrit avant-hier par lord William que tu auras, je pense, bien du plaisir à voir, il te dira que M. de Souza est mieux, mais je ne le pense pas. Hier au soir, il était fort souffrant. D’ailleurs il s’affaiblit, il s’attriste, enfin voilà, une cruelle année j’aspire à être aux beaux jours.
L’année ne recommencera qu’à l’anniversaire du mois de Mars.
Il y a eu l’autre jour une grande dispute entre Pozzo di Borgo et M. de Tall… sur l’article 7 de la loi d’amnistie, M. de Tall. le traitant d’article déshonorant pour le Roi et pour les ministres. Pozzo l’a défendu et ils se sont échauffés ; Pozzo a fini par dire : Il est bien facile de blâmer quand on n’est plus dans les affaires, mais ceux qui les conduisent savent seuls ce qui est nécessaire ou possible. Alors M. de T. s’est écrié que la mesure la plus sage qu’avait prise Napoléon avait été de ne jamais permettre qu’un Français réfugié en pays étranger vive ici comme agent diplomatique d’une puissance étrangère, sème le trouble ou la division dans le pays. On a voulu faire sentir à M. de Tall. qu’il s’échauffait trop : Ma foi, a-t-il répondu, ce qui est dit est dit. Tout Paris répète qu’il a l’ordre d’aller à Valençay ou à Naples, remercier le Roi de la terre qu’il lui a donnée. Le fait est qu’il est dans la plus grande disgrâce et qu’il s’exprime avec tant d’amertume que Mme de Coigny me disait l’autre jour : Vous n’avez pas lieu d’être contente eh bien ! vous n’oseriez point penser ce qu’il se permet de dire.
Un domestique a la livrée de D… est venu le 1er jour de l’an apporter chez Mme la duchesse d’Angoulême une boîte de la part du duc de D… (?) mais en priant madame de ne l’ouvrir que lorsqu’il serait arrivé. Quand il a paru, elle est venue au devant lui de l’air le plus gracieux le remercier d’avoir pensé aux étrennes. Il s’est défendu sous le respect qui ne lui permettrait pas d’oser prendre pareille liberté. Elle en a ri, a ouvert la boîte dans laquelle était un très joli baril de bois de sandal avec du cercle d’acier ; elle l’a encore ouvert et a été couverte de cervelle et de sang . Au fond de la première boîte était un petit papier sur lequel était écrit présent le plus agréable à madame puisse en sang lui suffire. Tout Paris se raconte cette dégoûtante histoire.
Le duc de Wellington a donné un grand concert samedi 20 janvier où l’on célébrait le deuil du 21 qui tombait le dimanche. Tous les spectacles, les maisons, les boutiques, et même les tripots, étaient fermés. Le duc avait 80 personnes toutes gaillardes, et il est resté jusqu’à 4 h du matin ; tous les Anglais étaient en goguette, mais il n’y avait pas un Français . C’est ce qui le rendait si gai. Le St.. en est indigné
Casimir est venu un jour nous faire une visite, il a demandé si tu dépensais beaucoup d’argent ?
Papa qui craint surtout que sa mauvaise réputation n’aille effleurer la tienne qui est si bonne, lui a dit que tu dépensais 200 louis par mois, et qu’encore tu ne pouvais avoir des chevaux. D’après cela, je crois qu’il ira à Bruxelles et j’en serai charmée.
Tu n’as pas d’idée comme son ton tranchant déplaît aux Anglais qui sont ici et comme il me choquait l’autre jour vis-à-vis de M. St… dont le son de voix est doux, de toutes les manière polies. Il avait réellement l’air d’un matamore.
Ecris-moi donc un peu plus de détails. Tes lettres ne me satisferaient pas venant de la maison voisine. Juge lorsqu’elles m’arrivent en ne disant rien ; au moins ne cachète pas celles que tu m’envoies pour ta cousine , peut-être trouverai-je le plus dans ta vie, et saurai-je où arrêter ma pensée sur toi.
L’almanach impérial de Vienne indique Marie-Louise archiduchesse d’Autriche impératrice. Le petit : archiduc d’Autriche, grand duc de Parme, cela déplaît fort ici.
On assure que la Chambre rejettera le budget et qu’alors le ministère sentira que nous aurons tout ce qu’il y a de plus enragés.
Dans ce cas, je me remettrai dans mon lit jusqu’après l’édition du Camoëns quand elle sera finie si l’on veut me mettre sur une raquette (?) et m’envoyer dans ta chambre, j’en serai flattée.
Toutes les dames portent des robes aux trois couleurs à Lyon, c’est peut-être pour cela qu’il y a dans cette ville dix mille personnes d’arrêtées .
Adieu, cher ami, je t’aime de toutes les forces de mon âme. Mille hommages à lady Holland , j’espère qu’elle trouvera sa robe jolie mais il faut du satin blanc dessous absolument.
Je t’embrasse. La famille se porte à merveille.

(pièce 26)

24 janvier 1816

Je me suis avisée hier qu’il pouvait t’être agréable d’avoir toutes les anecdotes dont je me souviendrai et qui sans cela serait perdu. Je te les enverrai à mesure que je les écrirai, et je les écrirai comme des souvenirs suivant qu’elles me reviendraient, mais du moins seront-elles parfaitement vraies.Tu devrais aussi bien écrire celles de campagnes, mais tu es un horrible paresseux . Crois-tu par exemple que sur tes vieux jours, ce séjour à Fontainebleau lors de la 1ère abdication ne serait pas une chose fort curieuse ? Ces conversations la nuit, que tu me mandais être si belles, si nobles, si soignées. Je te donnerai, moi, l’état de la France lorsqu’il est arrivé à Fréjus. Et même ses défauts si inquiétants pour l’Europe étaient encore une assurance de gloire pour les Français, enfin je suis persuadée, au train dont nous allons, que quand il ne sera plus, la France le regrettera et peut-être mettra-t-on pour épigraphe à son histoire les vers de papa.
« Whose sons shall blush their fathers were thy foes »
Quoiqu’il en soit, je vais m’amuser à écrire ce dont je me rappelle et je te l’écris comme tu ne liras qu’ aux Holland et aux Grey, mais c’est tout.
… bizarre de jeunes gens qui composent l’état- major du duc de Wellington ; ils se sont avisés d’envoyer les billets d’invitation pour le concert donné par lui, chez lui, le jour de deuil du 21 janvier, ils se sont avisés d’envoyer ces billets sur du papier satiné entièrement couleur de rose. Tu juges le scandale ! Il est vrai qu’ils en ont envoyé de semblables pour le bal masqué qu’il doit donner vendredi. Au surplus, on demande des costumes de caractère, des dominos, mais les masques sont défendus. Sa grâce craint peut-être les petits propos badins des dames pures qui l’ont en horreur.
Le marquis de Coigny est mort. As-tu vu B. Constant à Londres ? Colbert (du L.) va y aller. Il doit même y être à présent.
« Nonore » (Mme de La Valette) est fort inquiète de son mari, voilà vingt jours qu’elle n’en a eu des nouvelles et comme il y a des rassemblements en Dauphiné, il est peut-être arrêté ou arrêtant. Le fait est qu’elle a , à Grenoble, son mari, une gouvernante un peu relevée (?) ses quatre petites filles dont on ne sait rien, ce qui la tourmente fort . Cependant, je ne la crois pas assez forte pour se jeter dans des aventures avec ses petites qui seraient à …
Je lis dans la gazette du jour que le Prince Eugène a été nommé duc de Bavière et généralissime des troupes bavaroises.
Bien des gens disent : ma femme des papillons noirs.
J’aime beaucoup le duc de Richelieu que je n’ai jamais vu, il me laisse fort tranquille, mais je crains qu’il ne puisse rester ; avec beaucoup de peine, il avait créé une oppositon dans la Chambre , tout ce qui était constitutionnel sage, modéré, se réunissait dans un club rue St Honoré . Ils étaient déjà 130 décidés à soutenir le ministère et tous les jours leur nombre augmentait. M de Richelieu leur avait fait dire que le Roi ne consentirait point que l’on fît aucun amendement à la loi sur l’amnistie (d’après cette assurance, ils avaient voté pour la loi dans son intégrité) et voilà que le dernier jour, M de Richelieu admet le bannissement du régicide sans en prévenir ces 130 qui s’étaient donnés à lui ; aussi le club s’est-il dissous et les membres ont-ils déclaré qu’ils ne voulaient plus soutenir un ministère qui les abandonnait après les avoir compromis.
On prétend que M. de Tall.. a été plusieurs jours brouillé avec Mme de Roquepine et que Marie B. les a raccomodés. Je l’ignore, mais je crois bien qu’à sa dernière heure, il la maudira. Tous ses malheurs viennent de cette liaison.
Adieu mon cher, mon excellent ami, je t’aime avec ma tendresse que je ne puis t’exprimer. Je t’écrirai encore demain si j’ai quelque chose à te mander. Papa est faible, mais bien. La famille est à merveille. Je t’embrasse.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 27)

5 février 1816

Nous sommes bien tristes, mon cher enfant, lord R. qui a reçu l’ordre de s’en aller te dira au juste l’état de la France. Il est très content de M. de Tall… , parce que M. de Tall… était fort mécontent, est le défenseur (sans être l’appui) ou plutôt le … de tous les gens que la cour attaque. L. K. qui en est fort reconnaissante ne se doute pas que s’il eut été dans le ministère, il aurait été plus sérieux que ceux qui y sont aujourd’hui.
Au surplus, sois sûr que s’il est si irrité, qu’il parle tant qu’il sera exilé avant peu, je ne lui donne pas 15 jours.
Auguste a été pris hier d’une douleur d’oreille si affreuse qu’il a passé la nuit à pleurer à grosses larmes. Il tenait sa tête avec ses petites mains comme aurait fait une personne raisonnable ; il ne criait point mais il pleurait et tremblait de la tête aux pieds. Tu ne peux imaginer ce que je souffrais. Quand de fatigue il tombait assoupi il se plaignait en dormant et puis s’éveillait pour souffrir comme un petit malheureux. Si tu savais avec quelle douce voix il m’appelait et prenait ma main pour la poser sur son oreille. Enfin c’était le plus touchant petit malade qu’on puisse imaginer. Que j’aurais voulu t’avoir près de moi, toi qui entends les maux d’oreille . Je lui ai mis de l’huile de lys. Enfin Dieu sait si j’en ai eu soin, si je souffrais avec lui et si j’aurais voulu souffrir au lieu de lui. Il est mieux ce matin.

« Je suis dans le lit de bonne mère et je prie mon ami de revenir. »
Il a voulu t’écrire , me voyant écrire, et c’est lui qui a dicté ces deux phrases. Je n’ai jamais vu une plus gentille écriture, jusqu’à son mal d’oreille me rappelle Néné.
Je vois souvent lord Auckland. Il me gagne toute les parties d’échec que je joue contre lui. Quand il sera en Angleterre, je te rpie de me venger.
On a passé hier en revue ce que l’on a pu former de Garde Royale cinq mille hommes dont 1800 chevaux, l’infanterie mauvaise, la cavalerie moitié bonne, l’artillerie superbe.
Edmond a dit à Gabriel : Ils sont bien heureux d’avoir cette garde , car sans elle, ils n’y seraient déjà plus.
Les gazettes anglaises sont défendues. J’ai vu ici beaucoup le colonel Stanhope , l’élève de M. Pitt, qui était très Royaliste avant de nous avoir vu de près ; mais que l’immensité des arrestations a fort calmé . Je lui ai dit que ce serait eux qui ramèneraient le …en inquiétude du héros glacé : il m’a répondu l’on ne peut jurer de rien ces temps-ci.
Adieu cher et bien cher ami, amuse-toi si tu peux ; s’il n’est pas possible, fais comme … lorsqu’il fut renvoyé de France dans cette même Angleterre, il écrivait ici : Je suis content de l’indolence quand il faut se passer de plaisir, et après, il s’habitua si bien à l’heureuse Angleterre, qu’il refusa de revenir en France lorsqu’on le lui permit. Je ne désire point que tu ailles jusque là.
Je t’aime, je t’embrasse de toutes les forces de mon âme. J’attends de tes nouvelles avec impatience, je n’en ai point depuis ta lettre du 25.
Mon opinion est que le renvoi de Kinnaird tient à la liaison avec Bego.
Adieu ma vie.
Mille compliments à lord W… L’affaire du mari de nonore est toujours la moins bien inquiétante

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 28)

14 février 1816

Je t’écris aujourd’hui parce que je ne sais pas trop si demain j’en aurai le courage car je prends médecine.

15 février 1816

J’en étais là cher ami quand on m’a interrompue.
…….
Ici les purs sont désolés de ton succès en Angleterre. Cette Angleterre m’est devenue ce qu’ était la Provence pour Mme de Sévigné. J’aimais jusqu’à l’accent anglais dans le Français. Le pays qui t’offre des regards d’affection lorsque tu es obligé de fuir ta patrie m’est bien cher. Si j’allais dans les vues, je crois que j’arrêterais pour saluer gracieusement tous les Anglais que je rencontrerais.
On a donné avant-hier … de Mlle Duchenois (?) qui est un vrai gibier d’inquisition a dit de manière à ce que la salle a été électrisée et qu’on a applaudi à tout rompre les trois vers suivants:
La confidente dit
Tout son parti se tait ; qui sera son appui ?

La gloire qu’il se montre il deviendra le maître
Un héros qu’on opprime attendrit tous les coeurs
Il les avive tous quand il vient à paraître »
On n’a pas entendu ce dernier vers tant on applaudissait
Je doute que l’on rejoue …

Les affaires d’Achille (La Valette) vont fort mal . Cette pauvre Nonore (Mme de La Valette) fait pitié.
Tu ne m’as seulement pas dit si lord W. t’avait remis ta boîte. M. de T. est toujours furieux. Il a fait fermer sa porte à L. qui a fait un … sur les prêtres mariés où il le traite d’infâme de déshonoré etc…
Adieu cher ami que j’aime plus que ma vie. On a écrit à lady Kinnaird (je crois que c’est sa soeur, elle n’a pas voulu en convenir) que tu étais si aimé en Angleterre qu’il n’y avait pas de doute que si tu le voulais, tu épouserais cette demoiselle, que toutes les femmes étaient enchantées de toi et surtout de ton air mélancolique. Ah ! elles ont raison, une âme honnête doit être bien triste de voir son pays si mal arrangé.
Ma robe est-elle arrivée ? Ta lettre de trois pages me fait le seul vrai plaisir que j’aie eu depuis longtemps ; écris-moi, tout ce que tu fais , que je vive avec toi, que je dîne avec tes amis.
Rien ne m’est étranger. J’aime ce … qui n’en doute pas. Toutes tes affections m’arrivent droit au coeur, ce sont de vraies belles … que tes lettres , un nom qui t’échappe se grave ici. L’écho répète encore que peut-être tu parles d’autre chose.
Adieu cher ami, jamais tu ne seras si parfaitement aimé que par ta mère. Cette Mme de Souza que tu as connu vient de mourir. Tout Paris a cru que c’était moi, les petits, les pauvres, sont accourus savoir si je n’existais plus. J’ai trouvé de vrais attachements dont je ne me doutais pas. Peut-être les plus vrais, les plus sincères. Parle de moi à lord et lady Holland. As-tu vu lady Henriette Granville ? As-tu vu lord Garmouth, je voudrais que tu fusses présenté au Prince Régent, cela ferait des merveilles ici.
Auguste m’a dit l’autre jour qu’il avait peur des morts. Je lui ai demandé pourquoi ? – C’est que je n’en ai jamais vu !
Papa t’embrasse. Je t’aime de toutes les forces de mon âme.
As-tu reçu une lettre par M. Lambton ? Prends garde, on dit que les dandys ne s’occupent qu’à donner du ridicule à tous ceux qu’ils connaissent. Enfin, on en a fait une peinture affreuse. J’en rabattrais moitié que ce serait encore terrible.
Et mon petit lord Wi. qui m’avait promis de m’écrire pour ma mort ! Ah ! je suis fâché contre lui !

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 29)

jeudi 22 février 1816

Je t’ai envoyé aujourd’hui le voile pour la duchesse ; je crains qu’il n’arrive un peu chiffonné. Alors tu prieras lady Holland de le faire ployer et mettre en presse avant de le donner.
Je ne comprends pas comment ma robe n’est pas encore arrivée. M. M.. , qui en chargé, est persuadé que c’était contrebande, et cela ne l’est point du tout ; une robe faite, ne l’a jamais été . Prie donc lady Holland de la réclamer.
Je t’envoie aussi un papier chiffonné de Vincent, c’est comme celui qu’il t’a remis à L. Des contes dansés (?) de Mme de Mérignac.
Et voici une lettre d’Adèle et Mme de Guise.
Sa mère m’a soignée avec une reconnaissance, une affection que je ne puis te dire et que je n’oublierai de ma vie. C’est une excellente femme qui voit tout ce qu’elle espère, sa soeur est bonne et aimable. Enfin, elle et Mme Dulauloy (?) sont les seules personnes qui me soignent. Du reste, je passe ma vie presque seule. Tu sens alors comme Auguste m’est nécessaire et cher. Quand tu reviendras, on le mettra en pension. Jusque là, comme dit papa, s’il y a un inconvénient , le mal est fait et il n’y a plus que la consolation d’avoir près de moi un petit être qui m’aime et que j’aime, quelquefois je n’ai pas vu une âme avant 11 h du soir. Tu ne peux te faire une idée de ce qu’est la société. Loin de chercher à rallier près de soi ou ferme toutes les avenues.
L’Emp… ne considérait que le lendemain, la Cour d’aujourd’hui ne voit que la veille. Cependant, toute la politique de ce pays devrait se borner à une addition.
Adieu, cher et unique ami. Ta lettre où tu m’écris sur les spectacles, sur tes sociétés, m’a fait un grand plaisir.
Voici M. Webster :

« Me voilà encore ici malgré tout ce qu’a dit Mme Freppenle (?) . J’aurai plusieurs choses pour vous en arrivant en Angleterre : livres de … , lettres de Montrond, et des paquets sans nombre de votre chère et aimable mère qui vient de me donner de bons conseils. Je partirai d’ici en quelques jours. J’en suis au désespoir. Dites mille choses à ma mère.
Bonjour à vous.
Henri Webster

Ce bon conseil était relatif au salon où il n’a pas joué . J’espère que la duchesse sera contente de son voile qui peut faire robe. Le meuble qu’elle désire est toujours où il était.
Adieu encore mon aimable et cher ami. Je voudrais savoir qui a dîné avec toi chez lord Garmouth.
Papa est dans son Camoëns. Il ne pense ne parler, ne rêver que de ce grand auteur.

« La feuille, fable d’Arnaud au moment de son départ de France »,
au sujet d’Antoine Vincent Arnault

(pièce 30)

? février 1816


« De ta tige détachée
Pauvre feuille desséchée
Où vas-tu ? je n’en sais rien ;
L’orage a brisé le chêne
Qui seul était mon soutien
De son inconstante haleine
Le zéphir ou l’aquilon
Depuis ce jour me promène
De la forêt à la plaine
De la montagne au vallon
Je vais où le vent me mène
Sans résister ni devier
Je vais où va toute chose
Où va la feuille de rose
Et la feuille de laurier »
« Madame de Montguyon qui sert de secrétaire à Mme de Souza pour copier cette fable peut se rappeler elle-même au souvenir de Monsieur de Flahaut et lui dire aussi combien elle a été heureuse de le savoir tranquille. M. de … qui voyage de son côté a été parfaitement reçu en Suède et croit que Monsieur de Flahaut l’apprendra avec plaisir.  »
Il avait même écrit à Mme de Montguyon que si tu n’étais pas tranquille ici, il était chargé de te proposer de venir en Suède. Cette fable est sans amertume et me paraît fort jolie.
Je t’ai cacheté cette lettre à la cire blanche (note sur l’enveloppe)

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 31)

Ce 29 février 1816

Demain nous entrons dans ce mois de Mars si terrible ! J’en suis effrayée. On prétend que sur le refus des Chambres de consentir à la vente des bien du clergé (décrétée l’année dernière sous l’abbé Louis) le Roi est obligé de renvoyer les Chambres sur le ministère, et qu’il est décidé à renvoyer les Chambres. Alors M. de Richelieu restera 1er ministre et M. de Tall… rentrera cependant dans le ministère. Et bien, je ne crois pas un mot de ces grands expédients. Les Chambres refuseront et le ministère après avoir louvoyé pour la loi d’amnistie, fléchira encore, et j’espère restera car …moi j’ai été fort tranquille sans lui.
L’Ours Blanc du nord se montre si puissant que je ne serais pas étonnée que les Anglais eux-mêmes regrettent bientôt le pauvre chou, mais laissons la politique et parlons d’Auguste. L’autre jour, Sally a dit à Guis : « Hé, Monsieur ! Je ne m’étonne plus que madame votre mère ait l’air si bonne, elle est Anglaise » . Le petit se retourne en disant : » N’allez-vous pas nous faire accroire qu’il n’ y a de bonnes femmes que dans votre Angleterre. » – « Comment, s’écrie Sally en riant , Petit sorcier, n’allez-vous pas aussi dire du mal de l’Angleterre ? Avisez vous ou je vous fouetterais » A ce dernier mot, Auguste prend son petit air doux et répond : Je ne dis pas du mal de l’Angleterre, Charles y est. »
M. Guis est accouru chez moi , transporté de cet enfant que mon mari a tant de raison d’aimer et que l’on trouve si bon d’aimer et soigner.
As-tu le voile ? Mon Dieu, que je voudrais être rassurée sur ce point. Ces 15 louis me paraissent bien en l’air. J’en suis plus effrayée que je ne puis te le dire.
Je t’ai écrit hier par Mlle Deslieux (?) une lettre que je savais fâchée qui fut perdue. Dès que tu les sauras arrivés, va les voir et … ta lettre.
Je t’aime mon enfant avec une tendresse que je ne puis t’exprimer . Je t’envoie par M. Jean Greffenelle une redingote et Gabriel y a joint quelques Romances . Tes bottes, tes gibets sont chez M. Webster mais Dieu sait quand il s’arrachera des bras de ces sirènes avec lesquelles on dit qu’il a l’honneur d’être.
As-tu vu la feuille et le petit mot de Mme de Montguion ? Mme Adèle dont je t’ai envoyé un petit mot n’a fait que danser et s’amuser cet hiver. D’abord, son mari ayant perdu place et traitement, elle se plaisait à montrer cet air dégagé ; mais on dit aussi qu’il y avait un jeune Saint- Aldegonde, aide de camp du duc d’Orléans qui par hasard se trouvait partout où elle allait, valsait toujours avec elle, et cela, parce que par hasard aussi, il ne quittait point le grand frère, tant y a qu’il en est monté des vapeurs à la tête du mari et qu’hier, mercredi des cendres ; bonjour, bon oeuvre il a pris madame et l’a embarquée, empaquetée, voiturée à la campagne. L’attentif est dans une tristesse bien plus compromettante que les rigodons, mais fort estimable d’ailleurs.
Voilà mon enfant le seul petit scandale qui ait pointé cet hiver et le fond en est très innocent.
Adieu je vous embrasse de tout mon coeur, et vous prie de vousinformer si les fonds anglais baisseront ou monteront pour savoir quand il faudra acheter.
Mon Dieu, quand nous réunirons-nous ? Chaque jour je vous bénis pour l’édition …
Je n’ai pas eu de lettre de toi la dernière poste, cela m’a bien attristée.
Adieu encore, cher et bon ami. « Nonore » (Mme de La Valette) est partie pour Lyon .
M. de Semonville a donné un bal superbe. Mme son épouse n’a point voulu prier Mme Perregaux parce que son père devait y venir , et n’y a point paru.
M. le duc du Berri va épouser une princesse de Naples
M. de Jaucourt ni sa femme ne vont plus chez Mme de Laval parce que l’autre jour, on disait à cette dernière : « Mais que va faire Mme de Jaucourt avec M de La Chatre qui revient premier gentilhomme de la chambre, et ce second mari, et ce divorce ? – Ah ! répondit sa bonne amie , je ne crois pas qu’elle en soit à s’en repentir, il y a déjà longtemps. M de Jaucourt, très piqué n’y va plus, et M. de Tall… sera exilé ou triomphant la semaine prochaine . Mais pour le coup, adieu .

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 32)

3 mars 1816

Je commence ma lettre sans avoir beaucoup à te dire aujourd’hui. Que veux-tu d’une solitude où je ne vois presque personne ? d’ailleurs ma grande nouvelliste nonore est en voyage et je ne sais plus rien . Si tu t’intéresses à tes cousines, je te dirai que Mme Dommanget (?) étant menacée d’un cancer au sein, Larey voulait l’opérer. Je ne sais qui lui a mis dans la tête d’aller chez un abbé Faria magnétiseur de profession, qu’elle y a vu un soldat prussien qui tombait dans de si superbes crises qu’elle a planté là son général et s’en est allée dans un quatrième étage avec ce noble étranger qui, avant de suivre Mars jouait de l’orgue dans les rues. La famille veut la faire enfermer. Cependant elle n’avait plus de réputation à perdre ; ce que je crois, c’est qu’elle périra d’un cancer avant un an et nonobstant le passé qu’elle mourra dans la plus haute dévotion ,( et la première éducation revient à la dernière heure ) Si cela t’est aussi égal qu’à moi, tu peux dire que j’écris pour t’écrire, comme tant d’autres parlent pour parler.
Je suis charmée que tu aies reçu le voile, mais un peu choquée que tu ne t’extasies pas sur sa beauté, sur son bon marché, et surtout que tu ne m’envoies pas la lettre de change de 1410 f. , car lorsqu’on fait des trouvailles, il faut les payer comptant.
Comme je le croyais, les Chambres resteront à parler toujours du renvoi du ministère ; je n’y crois encore que par partie.
Je suis désolée du départ de M. de Richelieu et de M. Ducamp, mais on assure qu’ils s’en iront que M. le duc de Feltre restera ministre des Affaires étrangères, le général Lépinois (ou Dépinois) ministre de la guerre, et Monsieur le duc d’Angoulême Premier ministre . Ce qui est sûr, c’est que les Chambres veulent un ministère à elles.
Je suis bien fâchée que ce petit homme ait perdu tout ce qu’il avait, c’est le plus malheureux petit être qu’il y ait au monde. M. de Souza lui avait prêté 13 napoléons pour faire cette belle pacotille ; quand il va revenir de sa promenade, et qu’il lira tes trois petites lettres, je crois qu’il maudira son Dieu de bon coeur.
Je ne t’avais pas envoyé ce protégé pour te ruiner, ni même te gêner car tu as aussi ce malheur d’avoir un bon coeur, comme il est des temps où tant tourne à mal ! En vérité, l’on devrait prendre garde de se mouvoir .
Je suis bien aise de la petite politesse de lord C. et que lady H. ait été suffisamment bien ; le premier est adoré ici par lespurs pour son beau discours, et ce qui s’intitule le parti Français l’a en horreur . Je crois qu’il aurait pu mieux dorer la pilule. Tout ce qui est anglais parle à merveille du frère d’Henriette ; à quoi cela lui sera-t-il bon ? Lady C. en parlait à merveille, et sans savoir si elle est bête ou spirituelle, je sais qu’une femme qui répète tous les jours les mêmes choses finit par les inculquer à son mari par l’insensible transpiration. D’ailleurs la seule différence que j’y aie vu en France c’est que la plus sotte était maîtresse chez elle, et la femme d’esprit chez les autres. Je ne sais s’il en est ainsi en Albion.
Je suis bien fâchée que tu sois si enrhumé ; ménage-toi dans ce pays de brouillard, la poitrine s’attaque facilement.
Le château est dit-on furieux contre lord John Russell ; il faudra que lord William fasse écrire ici son prénom en très gros caractères pour être distingué de ce blasphémateur contre les légitimes.
Es-tu bien aise de recevoir mes lettres, les lis-tu toutes entières ?
Ici on ne parle que de ton mariage. Les purs s’en affligent, une amie de la Princesse Charlotte ! Voilà de quoi agiter tout le guêpier. Je crois avoir vu le Prince Léopold à la Malmaison. Ses grands yeux noirs me sont restés dans la tête, mais comme vraisemblablement, les miens l’ont moins frappé , je doute qu’il se souvienne d’avoir eu l’honneur de dîner avec Adèle de Senanges. Ce qui est sûr, c’est qu’il m’a paru assez beau pour justifier un mariage d’inclination.
Je t’ai répondu sur les meubles; il paraît qu’on ne les vendra point de sitôt .
Mme de Vicence te demande avec quel oiseau coiffé M. de Bri… son neveu est allé en Angleterre ? Elle s’y intéresse réellement … de me mander ce qu’est devenu sa passion pour Rosamonde.
Qu’as-tu donc tant à faire pour n’avoir qu’une minute les jours de poste ? A qui donneras-tu le gobelet ? Il m’a coûté 60 france et l’homme qui gravait ainsi sur cristal est mort, ce qui rend les ouvrages précieux.
Avez-vous reçu une lettre de mon adresse sous un couvert que m’avait laissé M. Lambton ?
Vous souciez-vous de mes souvenirs d’anecdotes. J’attends que vous disiez si cela vous plaît pour les continuer. Ecrivez-moi, monsieur que l’on est tombé à la renverse sur la beauté du voile. Il en faut des compliments pour me payer ma peine et ma commission.
Je vous embrasse de toute mon âme, mon bon et cher enfant.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 33)

Ce 4 mars 1816

Je t’ai déjà écrit deux fois aujourd’hui, mais voici une occasion sûre et je puis te dire un très grand secret qui est que je t’aime de toute mon âme , mon très cher enfant.
Nonore est arrivée à Lyon à 5 h du soir, et à 8 h elle avait déjà vu son mari. Elle veut travailler à le faire ramener à Paris; je doute qu’elle y réussisse. Mais du moins parviendra-t-elle à adoucir son sort. Du reste, quelle petite femme courageuse. Elle reçu à Paris un billet … crotté (?) qui lui disait que si elle voulait venir à 10 h 1/2 du soir dans une rue très écartée, monter au quatrième, elle trouverait quelque chose qui lui ferait plaisir ; elle savait son mari arrêté, elle a été bravement au rendez-vous, a trouvé une vieille femme, espèce de cuisinière qui, en effet, lui a remis une lettre de son mari dans laquelle il lui mandait qu’il était à Lyon au cachot. Sur ce, quoique grosse de 6 mois 1/2 elle s’est campée dans la diligence et la voilà arrivée. Si tu avais été arrêté, certes j’aurais été à cet appel, mais à froid je trouve qu’elle a eu un beau courage.
Je ne crois pas du tout ni au renvoi du ministère, ni à la dissolution des Chambres ; ma politique à moi est que le ministère laissera les Chambres renvoyer tous ses projets de lois, en faire d’autres, jusqu’à ce qu’elles aient voté un budget tant bon que mauvais et qu’alors on le prorogera, après quoi le ministère se croira ancré et gouvernera. Voilà ma politique à moi, mais ce n’est pas celle de personne.
Donne-moi de tes nouvelles souvent, parle-moi des gens que tu vois, donne-moi des commissions, occupe-moi de toi, c’est le plus grand plaisir que tu puisses me faire.
Je t’envoie de la part de Gabriel « le ministère du card. de Richelieu » , c’est un ouvrage qui a beaucoup de réputation ici et qui me paraît la mériter.
Adieu, cher et bien cher ami ! Quelle année nous venons de passer ! S’il m’en fallait labourer une seconde semblable, je préférerais me noyer. Parle de moi à lord et lady Holland ; dis-en un mot aussi à lady Jersey. Mme Descars a dit chez elle que monsieur allait épouser une portugaise et M. le duc de Berri une napolitaine, mais les consommations n’auront lieu qu’après les jeûnes du carême. Il faut bien se refaire devant Dieu et devant les hommes..
Le duc de Wellington devait partir samedi, puis demain, et aujourd’hui on dit que ce ne sera que la semaine prochaine sans indiquer le jour.
Adieu, cher, bien cher ami, papa est d’une faiblesse, d’une tendresse pour Auguste, dont tu ne peux te faire d’idées . Moi je suis une pédante qui fait de l’éducation toute la journée.
Ppetit Moreau te prie instamment de ne point penser à revenir ici avant un an.
Mon enfant, que je t’aime, je ne comprends pas comment je supporterai le jour de te revoir ! Ah, ce bonheur-là ne s’affaiblira point par l’attente ni par les émotions de coeur que j’éprouve rien qu’en y pensant, quoique Mme de Sévigné prétend que les longues espérances usent la joie comme les longues maladies usent la douleur ; elle oubliait sa fille en faisant cette jolie phrase quand je conçois pour tout ce qui n’est pas toi, et le bonheur extrême de te revoir.
Ne m’envoie plus de … , mais bien des bas de coton.
Je t’embrasse encore mon bien cher ami, mon excellent fils, mon aimable frère.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 34)

Ce 7 mars 1816

Papa me charge de te dire qu’il te bénit tous les jours pour l’édition du Camoëns de lord H. Cette seconde … n’est pas infolio, mais du même format que la première ; ils appellent cela inquarto ; car à commencer par leur monnaie , les Portugais mettent de grands noms à toute chose .
Je n’ai rien à te mander aujourd’hui. Si l’on parlait vrai au Roi, il jugerait l’état de l’opinion, car hier on a donné une nouvelle pièce nommée » la comédienne » . Il y a un noble de province qui ne veut point que son neveu épouse une petite fille de comédien. Le neveu défend l’état et dit : Baron était l’ami de Baillères (?) , R. l’ami de Ciceron ? – Oh ! s’écrie l’oncle, Ciceron n’était pas gentilhomme . Cela a été applaudi à trois reprises, avec fureur, avec rage .
J’attends ton ami avec impatience. La manière dont on te traite en Albion ajoute beaucoup à l’estime que l’on fait de toi ici. Plus je vois et plus je suis aise que tu aies fait ce voyage, va toujours droit ton chemin, n’abandonne jamais le passé, ne te ferme inutilement aucun avenir par d’inutiles déclamations ou déclarations : reste tout entier ce que tu es, et dans la suite, le gouvernement de France sera fort content d’avoir des gens comme toi. Qui sait si tu ne pourras pas être utile un jour à Henriette. Nous ne pouvons pas … longtemps loin de cette bonne France ! J’ai des raisons pour t’écrire cela, Vincent te les mandera par la première occasion.
J’ai vu hier la jeune soeur de la belle-soeur qui était avec nous aux eaux. Nous nous sommes rencontrées, cela a été de part et d’autre un cri de joie. Elle m’a chargé de mille souvenirs pleins d’intérêt, de franche amitié pour toi. Sa soeur est toujours tranquille ici et très contente des procédés que l’on a pour elle !
Je suis bien inquiète de ton vase. Tu devrais l’avoir. Je te chercherai une tasse, mais le joli genre que tu désires se trouve fort difficilement. J’ai été très aise qu’on ait trouvé le voile beau. As-tu été voir M. d’Osmont, cela était de politesse rigoureuse à son arrivée .
Adieu, cher ami, je t’aime avec une tendresse que je ne puis t’exprimer.
L’affaire du mari de Nonore va bien. M. de Cases (?) m’a dit que tu allais te marier , je ne puis trop me louer de lui.
Je t’aime, et la famille t’aime mille fois plus que je ne puis te le dire. Adieu, cher enfant, ne laisse point passer un jour de poste sans m’écrire , ne fusse qu’une ligne, je suis trop triste… quand il faut me transporter tout de suite d’une poste à l’autre pour attendre de tes nouvelles. Les jours entre les deux courriers me pèsent si fort qu’ils me semblent de vrais cauchemars. Je ne haïrais pas ma petite fièvre qui m’assoupirait dans les intervalles, cela m’occuperait ; car pour du bonheur ou même des distractions loin de toi je n’en ai pas, je ne peux pas, je ne voudrais pas en avoir.
Mme Demidoff qui sort d’ici te dit mille choses. Voici une lettre que m’apporte M. Hume. J’ai décidé que ton vase allait sur la Tamise, alors tu le recevras quand il plaira à Dieu, s’il se mêle de nos affaires. Je t’embrasse encore.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 35)

Ce 13 mars 1816

Parlons d’affaires d’abord. Le paquet de Mme Senille (?) était resté dans les armoires de la duchesse de Levi qui n’y a jamais pensé depuis. J’ai envoyé chez elle, et après avoir bien cherché dans son souvenir, elle l’a rendu à Isabelle disant : Je ne sais même pas ce dont vous vouliez parler , On me l’a rapporté , et je l’ai donné à M. Hume qui l’a envoyé tout de suite au colonel Granville (c’est un muscadin) Mais enfin dites à Mlle Vernon qu’il en est responsable à présent. Ensuite vient ma robe ; l’ouvrage de mes mains, l’occupation de mon malheur ; le travail qui m’a donné plus de peine, auquel j’attache plus d’importance qu’à un roman aussi long que Clarisse ! Faut-il se persuader qu’elle sera perdue ? J’en suis pénétrée. Je ferai une élégie sur ma robe, sur tant de points inutiles ; enfin, cela me désole.
M. de C. m’a demandé si tu avais été voir M. d’Osmont ? J’attends ton assentiment pour demander le congé, car depuis mon ambassade de l’année dernière, j’ai peur, avec les meilleures intentions, de te fâcher. R éponds-moi tout de suite sur ce point. Ce qui est sûr, c’est que tu en auras un pour un an sans la moindre difficulté et que après cela te laissera maître de faire ce qui te plaira . C’est l’avis de la famille.
Le duc de Feltre a demandé a M. de C… si tu voulais ce congé pour avoir le temps de te marier ? A quoi il a répondu : je l’espère .
M Greffenelle a dit-on, vendu le pavillon au duc de Berri mais l’un et l’autre s’en cachent.
Jean est un véritable voltigeur.
J’ai été seule de mon avis, et j’ai eu raison, tout le monde restera à sa place. Je ne crois à aucun changement dans le ministère.
Le Roi est mieux, ce n’était qu’un léger accès de goutte.
Il y a eu avant-hier une grande chasse au loup. Les chiens de Greffenelle, et tous les Anglais courant après, à leur tête le duc de Wellington ; il en a été si content qu’il doit faire venir ici une meute , ce qui prouve qu’il n’a point l’intention de s’en éloigner.
Les nouvelles les plus absurdes circulent à Paris, je n’y crois pas. Il faut cependant des passeports pour aller se promener dans les environs. Et M. de Vaublanc a écrit une belle lettre aux préfets ; elle se trouve dans le Constitutionnel d’aujourd’hui. Il leur recommande, après toutes les précautions imaginables d’écouter leurs inspirations pour former la Garde Royale. Cette lettre m’a rappelé une comédie de méfiant que M. de Ruthieres avait commencée, dans laquelle il y avait un vers :
Nous ferons un contrat par devant deux notaires. Vous hypothèquerez tous vos biens, vos deux têtes par devant, par contrat et par corps ; après quoi, je me remets du tout à votre bonne foi. Le dernier n’est pas exact, mais voilà la pensée. C’est un souvenir qui date de 1789, il faut de l’indulgence que tu arrangeras .
A demain, mon cher ami, j’ai reçu hier ton petit mot sans date par laquelle tu m’accuses réception de tout ce que je t’ai envoyé et tu m’annonces une lettre par une occasion, je l’attends avec une grande impatience. Combien je relis ces bonnes lettres ! C’est ma seule consolation, mon seul bonheur, enfin c’est ma vie, à demain.

Nous voici au 14.
Rien de nouveau, on dit seulement que le Roi est bien malade puisqu’il garde la chambre. C’est celle des députés, voilà ! Tu présenteraqs ce calembourg avec mes tendres compliments aux Holl… Comment se porte le duc de Bedford ? On le dit ici malade et ses bontés pour toi font que je lui suis bien véritablement attachée. Donne-moi de ses nouvelles. Maudis-moi donc si tu as reçu une lettre de moi où je te proposais d’écrire toutes les anecdotes que ma mémoire me fournirait et où je t’en envoyais une. J’attends pour commencer que tu me dises si cela te plaît. On m’a apporté l’autre jour une robe … d’Angleterre pour cent louis. Si j’avais cru que cela … à moi des fashionables, je l’aurai acheté, c’était un grand marché, mais je n’ai pas osé.
Adieu, cher ami, je t’aime avec une tendresse que je ne puis t’exprimer.
Vincent est toujours dans les mêmes idées. Ses parents lui rendront son enfant de juillet à octobre. Tes chevaux s’en trouveront fort mal, je t’en préviens. … te présente son respect, elle regrette bien Auguste, mais si tu savais comme il est plus fort, plus rose depuis qu’il est chez moi, tu ne serais étonné. Il lit pas mal pour son âge.
Les petites filles de Nonore se portent bien . En tout, je n’aimais plus que les enfants.
Adieu encore, l’amour de ma vie, mon frère, mon ami, adieu. Papa (entre nous) perd l’esprit avec son Camoëns, et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il y ruine sa santé.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 36)

25 mars 1816

Rien de nouveau, cher ami , grâce à Dieu, tout semble s’apaiser ; cependant les députés sont bien vexés par les divisions d’opinion.
La femme du général L. est arrivée hier pour demander au Roi la grâce de son mari ; il a été jugé à Rennes. Elle prétend que M. de Viomenel (?) avait composé le Conseil de guerre uniquement de chouans. Le général Travot ne voyant pas un officier de l’armée, leur a dit : » En vous voyant, je prévois le sort qui m’attend ; je ne me défendrai pas, je ne vous répondrai point, et il est sorti. On l’a condamné à mort. Sa femme espère tout de la bonté si connue du Roi . Grâce à Dieu, il est mieux, mais il a été bien souffrant de la goutte.
Tout ce qui espère a être tranquille frémissait.
Lady Jersey a écrit à Mme de Coigny mille biens de toi. Que cela me fait du plaisir en tout. Il n’y a pas un Anglais qui arrive ici, qui ne dise du bien de toi et ne répète combien tu es bien reçu.
Ne parle jamais ni d’… ni de tes chevaux aux petites. Mme Ste Alphonse les … absolument , et est aussi folle que ma nièce d’…
Sois sûr de ce que je te dis, mais ne lui en dis pas un mot. J’ai mes raisons pour y mettre de l’importance.
La mère de pauvre Gabriel est morte, il est au désespoir. Voici les deux lettres qu’il m’a écrit la veille et le jour de ce cruel événement. Quelle perte ! Son vieux père âgé de 84 ans jetait des cris de douleur.
Papa est dans le Camoëns jusqu’à me faire craindre qu’il n’en perde l’esprit, car tu sais que le commencement de la folie n’est qu’un point fixe dans l’esprit . Plaisanterie à part, il ne pense pas à autre chose, et il disait volontiers comme M de ? :  » J’aimerais mieux qu’on m’offensât (c’est un mot honnête que je mets à côté d’un qui ne l’est point et que tu replaceras) qu’on m’offensât et ma femme et ma fille que de désanchanter sur mon poème. »
Auguste devient tous les jours pluscharmant. Avant-hier, papa et moi étions seuls et nous avons permis qu’il dînât avec nous. Vers le dessert, j’ai dit à papa : Donnez-moi votre boîte. Monsieur Aug… m’a repris en disant, tu devrais dire : Prêter, puisque tu le rendras. Je lui ai répondu : Tout ce qui est à papa est à moi, aussi, prêter, donner, c’est la même chose. Ah ! cher ami, s’est écrié papa, c’est tout ce qui est à moi qui est à toi, oui tout, tout ; plus qu’à bonne mère a demandé le petit ? Oui, plus qu’à bonne mère . Un peu choquée de tant de gâteries. J’ai dit à Auguste : Crois-tu cela ? Le petit a regardé papa de son air tendre et m’a répondu : Il l’a dit, je dois le croire. Et pour le coup, papa n’y a pas tenu , cela a été des baisers, des tonnes dont tu ne te fais aucune idée. Nous sommes sortis de table, le petit était tout émotionné dans les bras de papa ; cependant, comme il a pris la mauvaise habitude d’avancer sa mâchoire inférieure comme un petit bouledogue , je lui ai dit que chaque fois qu’il ferait cette vilaine grimace, je lui donnerais sur les doigts et que j’aurai une poignée de verges sur la cheminée pour cela.
Ah ! je crois, m’a-t-il dit , que si papa la voyait sur la cheminée, il la jetterait au feu, et papa de bien répéter : Oui, cher ami ; voilà toute notre histoire . Plus papa gâte, plus il me faut de la sévérité ; cependant je suis venue à bout de lui persuader que c’était pour son bien et qu’il fût bien gentil quand il sera grand, et il m’aime autant que papa.
Vincent t’enverra des vers par le premier courrier. Rassure-moi donc sur la lettre que tu m’as mandé m’avoir écrit par un de tes amis , je n’en ai jamais reçu.
Adieu cher, cher ami, je t’aime avec une tendresse que je ne peux t’exprimer. Quand nous reverrons-nous ?
On est fort inquiets de Nonore, on n’en a pas eu de nouvelles depuis le 13. Je t’aime de toute mon âme.
Tes chevaux sont arrivés de Chavagne (?) Le greffenelle a les jambes un peu gorgées. Celui de L.B. est maigre et a besoin d’une quinzaine de jours de vert ; l’autre est admirable . Si lord W. n’arrive que dans 15 jours, il trouvera son écurie en très bon état.
Il paraît que le duc de Well… ne quittera point Paris. André se désespère, . tes autres chavaux reprennent figure et j’espèrais les vendre bientôt, il faut que la saison soit plus avancée et que le temps des chasse soit arrivée.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 37)

28 mars 1816

Tes chevaux sont ici, mon cher ami, et si tu ne me réponds pas plus sur eux, que sur ta lettre de changer, ils y resteront longtemps. Lord W… les a-t-il achetés ? Car sans cela, tout le monde me fait demander s’ils sont à vendre ? Et je réponds que non.
Le duc de Well… ne part plus à ce qu’il me semble ; seulement on le déplace de l’Elisée. Il ignore encore où il se logera. On parlait de la maison du Prince de Neuchâtel ou de celle de Davout. Sau… part demain pour aller trouver le frère d’Henriette. J’ignore ce qu’il peut espérer de cette démarche. Il m’a demandé une lettre que je lui donnerai mais où il n’y aura que deux mots d’attachement sans titre ni adresse.
Le Roi a ordonné hier dans toutes les églises les prières de quarante heures. Dans notre Religion, on ne les ordonnait autrefois que lorsque le Roi était bien malade, en danger, ou l’Etat menacé. Personne ne sait le motif de celles-ci.
Je commence à être sincèrement et douloureusement inquiète de papa, et ses nerfs sont si attaqués que la moindre petite objection, la plus légère différence d’avis les mettent hors de lui. Il est d’un changement terrible, d’une maigreur incroyable , il travaille 7 à 8 heures par jour ; enfin sois sûr qu’il n’y résistera pas, s’il continue ; je n’avais pas besoin de ce nouveau genre d’inquiétude.
Les 3 Anglais sont transférés à la Conciergerie d’hier. Cela annonce leur jugement. Personne ne sait ici où est le pauvre homme qu’ils ont sauvé.
On chasse, on s’amuse comme s’il n’ y avait jamais eu de malheurs, ni de malheureux.
Tâche de te procurer les journaux des débats et de France depuis l’exhumation du corps du duc d’Au… tu verras comme M. de Vicence y est arrangé. Sa famille en est au désespoir. Entre autres, il y est dit qu’il était présent à l’exécution, et ce jour-même il soupait à minuit à Lunéville chez M. de Lavienville. Enfin ils sont au désespoir.
Ecris un mot à ce pauvre Gabriel sur la mort de sa mère. Je suis ravie que tu aies une lettre d’Henriette. Explique-t-elle son long silence ?
On dit ici que M. de Metternich devient tout à fait aveugle ; il a déjà un oeil dont il ne voit rien du tout, et de l’autre très peu.
As-tu reçu la lettre que je t’ai écrite par le fils de Sir Samuel Romilly ? Aucune nouvelle ici. Et ma robe ? Quelle nouvelle en as-tu ? C’est désolant. Tu ne réponds à rien. As-tu trouvé ton gobelet assez joli pour l’offrir à quelque dame ? Ne te fie que de raison aux petites, ce sont les amies particulières de cette Mme Saint Alphonse qui est une énergumène.
Adieu cher ami, je fermerai ma lettre ce soir, si je recueille quelque chose d’ici là pour dire du nouveau. En attendant, je t’embrasserai comme je t’aime de toute mon âme.
Rien de nouveau, cher ami, je t’aime de toute mon âme. Voilà le commencement et la fin de mes lettres, de mes jours, et ce sera ma dernière pensée. Papa t’embrasse.
Nonore est arrivée aujourd’hui, je la verrai ce soir.
M. le duc de Richelieu a été parfait pour Mme de Vicence, elle en est aussi reconnaissante qu’elle était malheureuse, c’est tout dire.


Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 38)

1er avril 1816

J’ai déjà invité Gab… à dîner chez moi le 21. de ce mois, mon cher enfant, ce mois sera un anniversaire du jour qui m’a donné le seul vrai bonheur de ma vie, mais aussi, il me rappellera ces fêtes où je te chantais, où je te donnais un concert de chants, où j’étais si gaie, si heureuse, que ma figure brillait de joie ; oh ! ils sont passé ces bienheureux moments. Reviendront-ils ? J’aime à l’espérer, sans quoi j’aimerais mieux mourir. Cependant, ma véritable fête à l’avenir sera charmée aux anniversaires du jour qui nous réunira.
M. Luttrell m’a envoyé une lettre de toi où tu m’écrivais que la personne qui devait me donner des commissions était à la campagne. Je suppose que c’est celle que François avait portée chez lui et qu’il aura retrouvé dans quelque paquet. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas revenu me voir depuis. Apparemment, il est honteux.
Je suis très aise que cet ancien ami soit bien pour nous. Je ne m’en flattais pas, et il est toujours consolant de trouver au moins un souvenir où l’on voulait donner un sentiment d’affection et de dévouement.
Tu parles de ton départ. Je sais qu’Henriette va elle aux eaux de Baden et j’aimerais fort que tu ne la rejoignes pas avant qu’elle fut retournée dans sa solitude. Ton arrivée fera nouvelle ici, lui nuira dans sa famille , nous fera vraisemblablement surveiller et peut-être renvoyer d’ici. Moi, si l’on me mettait sur une raquette et que l’on m’envoie d’un seul coup vers toi, j’en serais fort satisfaite, mais l’éditeur du Camoëns en mourrait, cela est certain. Si tu n’as pas l’idée de revoir là son frère, ne pourrais-tu prolonger jusqu’après la saison des eaux ? C’est là seulement où les oisifs feront mille contes, et les mais, les si, les car, achèveront de lui nuire, te fermeront ton pays, nous en banniront peut-être. Si tu y as des affaires, bien ; Si c’est pour la voir, attends qu’elle soit revenue dans sa retraite, alors peu de gens le sauront et moins encore en parleront. D’ailleurs, avant de quitter le pays où tu es, assure-toi bien que le maître du lieu t’y recevra d’abord, et t’y laissera. Enfin pense à tout, pour tout prévoir et après, si malgré ces précautions il en arrive inconvénient, sois sûr que je t’approuverai et te défendrai envers et contre tout. Je le ferai même si tu te laisses emporter sans réflexion.
Il y a eut hier une grande revue de la Garde Royale au Champ de Mars, la cavalerie et l’artillerie superbes, les soldats peu animés, le peuple silencieux, les officiers s’égosillant, surtour Emmanuel Le Couteux (?) et M de la Roche Jaquelin ; c’était leur devoir et il l’ont rempli.
Moi qui prétends à juger hommes et choses comme une partie d’échecs, je fais mes petites observations et ne considère que les lignes droites de chacun.
Le duc de Wellington n’a pas assisté à cette revue, et n’y était point invité, cela est sûr. Les Princes et Madame y étaient . Le Roi est toujours avec la goutte dans sa chambre. Tu as grandement raison sur la lettre du duc de W…
Le général Ravat (?) a sa grâce, Debel aussi. On espère qu’il y aura encore des jugements , mais plus d’exécutions. Dieu veuille que ces espérances se réalisent.
Tes chevaux vont fort mal , tu peux en être sûr et je te conseillerais bien de les vendre.
Lord W. a-t-il payé les 3 qui sont ici ? Et la lettre de change de la duchesse m’arrivera-t-elle enfin ? Et ta demande de congé, veux-tu que je la fasse ? Réponds donc , enfin, réponds-moi ! Lady Holland a-t-elle reçu mon chiffon de robe ?
Aug… se porte à merveille, il mange comme un petit démon, il joue, il grandit, n’a plus peur de rien, veut monter tout seul à cheval et quand on s’y réfère , il dit : Est-ce que mon ami Charles ne reviendra pas ?
Hier, Firmin Didot (il n’y avait que lui) qui nous imprime, est venu dîner avec nous ; après dîner, il nous a récité des vers qu’il a traduit du grec. Le petit était sur les genoux de papa, il écoutait de tous ses yeux avec une attention incroyable. Vers le milieu de ces vers, il y en a eu deux d’une mère à son enfant, où il était question de loup garou. Auguste s’est écrié : Redites cela ! ce qui prouvait bien qu’il avait compris. Tu conviendras que c’est assez fort à cet âge.
Voici une lettre pour tes petites .
Nonore est arrivée. Sa grand-mère est bien mal d’une fièvre maligne. S’il ne fallait que ma signature pour son passeport dans l’autre monde, je la lui donnerais volontiers. Ach… est d’une douceur, d’une patience, admirables.
… Duverney pleure toute la journée.
Adieu cher et bien cher ami. Voici une épigramme que l’en a fait son maître Bellord :
« Nous mourons tous pour revivre plus tard
Ainsi dit Pythagore de sa secte docile
Voilà pourquoi sous les traits de Bellord
Nous retrouvons Foulquier Tainville. »
Je voudrais qu’il sente que c’est comme en Albion et si chacun croyait être jugé suivant ses oeuvres, il serait meilleur, du moins en apparence.
Le duc de Richelieu , M. de Cases font toujours autant de bien qu’ils le peuvent. La belle-fille de M. de Beauveau est accouchée hier d’un garçon, c’est une grande joie dans cette famille. Je t’embrasse encore de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 39)

Avril 1816
(fragment)

… ne veut absolument ici que les trois puissances ayant ôté le commandement des troupes alliées au duc de Wellington. Le général Drouot est à Nancy chez sa mère . On voulait qu’il prit du service, il a répondu qu’après huit mois de prison, il avait besoin de trois ans de repos. Le ministre a voulu lui donner son traitement entier de général de division , il l’a refusé, ne servant pas et disant que le dernier solde lui suffisait. Le Roi lui a dit : qu’il comptait sur sa fidélité ; il a répondu : qu’il avait fait sa soummission avec l’armée de la Loire.
C’est demain le procès des Anglais ; on dit que le général Wilson a répondu à l’interrogatoire avec une fermeté et un esprit supérieur. Bruce s’est renfermé dans la générosité et l’humanité d’un coeur vraiment anglais ; mais aussi n’avait-il pas des lettres interceptées à expliquer. Je suis persuadée que s’ils sont de même lors du jugement, on regrettera beaucoup ici d’avoir entamé cette affaire.
Je t’envoie par Mme de Rumford le Scholl que tu désires, il coûte 65 francs. Papa craint que ce ne soit pour le … de Mlle Mars .
Les 75 L. St (livres sterling) de la duchesse de B. font justement ici les 1800 f. du voile. En a-t-elle été contente ?
Adieu encore, mon cher ami. Mon docteur Hume est parti avec le duc de Wellington. S’il te voit en Angleterre, dis-lui que je n’ai pas reçu une ligne de lui depuis son départ, et comme je suis persuadée qu’il m’a écrit de Cambrai, je crains bien que sa lettre ne soit à la police.
Le général Lambton , ami de lord W… a rencontré Gabriel au bois qui promenait le milord ; il a voulu l’essayer et en a été si ravi qu’il voulait écrire à lord W… pour le lui céder. Le greff. et le cheval de ce pauvre Labed… sont en mauvais état. Surtout le dernier. Mais B. se fait fort de les remettre avant quinze jours. Cependant, il te conseillerait de les vendre plutôt que de les prêter .
Adieu cher, cher bien cher ami , voilà je crois une assez longue lettre. C’est un peu différent de tes dernières feuilles dont je te remercie cependant de tout mon coeur.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 40)

Ce 3 avril 1816

Je suis toute de mauvaise humeur de ton mal de dents, mon cher enfant, as-tu consulté sur le meilleur dentiste ? ou un homme qui possède la langue. T’es-tu seulement arrêté à la première enseigne que tu as rencontrée sur ton chemin ? C’est un détail dont j’ai nesoin d’être instruite et que je te prie de ne pas négliger de me donner. Il arrive souvent que l’on n’a pas la patience de supporter la douleur que cause ces dents limées jusqu’au vif, et qu’après avoir bien souffert, on finit par se les faire arracher : Dieu veuille que ta première lettre ne m’apporte point cette triste nouvelle.
Je suis toujours dans les profondeurs de ma solitude et dans mes ennuis. Je lisais dans Mme de Sévigné qu’on se tirait de l’ennui comme des mauvais chemins où l’on ne sortait jamais ; je crains, moi, que ma route ne soit longue, et il me semble que j’ai devant les yeux un voyage autour du monde. Habituée depuis 15 ans à tout le brillant, à tout le mobile de l’Empereur, notre maladie chronique de l’aveugle me paraît un peu sérieuse. Sans compter que nous sommes tombés dans un abîme sans fond où nous nous débattons longtemps.
Le Roi a toujours la goutte, les courtisans disent qu’il va mieux, les valets disent que non, et nous autres bourgeois, nous vivons cela selon nos exagérations. Moi qui ne crains que les troubles et les crois mes excellents hommes, je penche assez du côté de ceux qui redoutent qu’il ne soit plus malade qu’on ne le dit au vulgaire.
Papa se tue avec son Camoëns, ce n’est pas une vaine expression, c’est un fait qui me fait une peur et un mal horribles. Le soir, je regarde sa maigre et pâle figure, et s’il continue à travailler autant, il n’arrivera point à la fin de son ouvrage. Ce malheur surpasserait tous ceux que j’aie jamais…
Il y a dans le nain jaune deux articles, un sur l’Espagne, Naples et les Pays-Bas. Un autre sur Vitt… que je te recommande de lire ; c’est fait comme on n’écrit plus, il y a des rusés ici qui ont reconnu le style de Benjamin.
Dis donc à lord Holland de se procurer tous ces nains, cela t’amuserait . Il faut écrire à Bruxelles pour cela. Je suis fâchée que l’on y disait autant de mal de M de Cases, il a été si bien pour moi que je suis son défenseur entièrement.
Nonore est arrivée, je te l’ai déjà dit. Je ne connais pas une personne si malheureuse. Et sa peine la plus amère est celle dont elle ne parle ni à moi, ni à personne. Comprends-tu cela ? Je lui croyais un attachement très tendre, le grand et beau jeune homme était désespéré de la voir partir . Il ne l’a quittée qu’en montant dans la diligence ! Elle est juste restée trois semaines absente, et en arrivant, elle l’a trouvé fiancé au moment de se marier. Il file sa tromperie en assurant qu’il n’aime point la jeune personne , mais c’est une agonie qu’il conduira jusquà ce que Nonore soit accouchée ; ensuite, chacun prendra le grand chemin de la haine, pauvre Nonore ! Elle s’était appuyée sur un roseau ! mais elle avait cru avoir un appui, tout lui manque. Elle est vrament trop malheureuse.
Mme de la Billarderie se meurt, mais comme Nonore, en hériterait, je crois que son malheur la conservera plus sûrement que 82 ans et trois médecins ne suffiraitent à la tuer. Elle en reviendra malgré une fièvre maligne et un délire continu.
J’ai encore rêvassé sur ton voyage, et je tiens toujours à l’idée de laisser passer le temps des eaux ; aller rejoindre une amie dans la solitude et le malheur, est un dévouement que les amis approuvent et que les ennemis n’osent blâmer, mais arriver aux eaux est différent. Fais-y tes réflexions, c’est tout ce que je te demande.
Enfin, lady Holland ne réclame-t-elle pas de M. ma robe ? A qui l’a-t-il confiée ? ma robe ! ma lettre de change ! réponds donc, réponds, réponds, réponds, si tu ne veux que je grogne.
Adieu, cher ami, je t’aime de toute mon âme. Prends bien cela aux pieds de la lettre parce qu’il est ainsi.
Mes violettes sont moins belles que tu ne les as vues ; mais le petit jardin commence à verdir. Te souviens-tu quand je m’y promenais pendant ton sommeil ! regardant toujours si un volet s’ouvrait à tes fenêtres, attendant impatiemment qu’il fit petit jour chez monsieur pour lui apporter la première fleur de ce parc. Mon Dieu, que d’heureux moments nous avons laissé passer avec ma distraction que je me reproche bien aujourd’hui. Il n’en est pas de même de ton absence, elle m’afflige toujours davantage. Je me fais du chagrin de tout ; je me dis que je perds ces dernières années où j’ai encore une âme pour sentir, des jambes pour monter chez toi ; je regarde les heures passer, les jours finir avec une vraie tristesse. Quand tu étais près de moi, que nous faisions de ces rires (comme ceux que Mme de Rémusat vint un soir si mal à propos interrompre) dans ces bienheureux temps mon esprit était si gai, je me sentais si vive que saus ma mémoire et mon miroir, je me serais cru 15 ans. Peut-être que tout considéré (j’aurai dû écrire tout compté) il est bon que je revienne de ces illusions.
Adieu encore cher, bien cher ami, je t’écrirai demain. Tout ce bavardage n’est que pour ne point passer un jour sans te dire que je t’aime.

Jeudi 4 avril 1816

Rien de nouveau, mon bien-aimé ami, seulement ton premier cheval d’attelage est bien malade.
M. de Tall… a fait faire un dessin colorié à la façon d’Isabey, c’est le portrait de Mme Périgord. Tu sais comme était la famille impériale, et il a fait écrire autour : menté, ingenio, forma, nataluibus, prostat. Cette latinité sent bien son séminarite, mais en tout, il n’y a jamais eu de nièce de curé plus follement ni ouvertement aimée. Un de mes joueurs de piquet me disait hier que s’il avait 25 ans de moins, il serait encore ridicule de montrer autant de passion. Ce nouveau scandale fait faire des cris d’aigle au St Faubourg .
Lord W… achète-t-il tes chevaux ?
On dit que Pozzo di Borgo est tout à Bego, et que le premier aime beaucoup les fruits au pays de papa.
Voici une lettre qu’on te prie de faire mettre à la poste.
Réponds sur ma robe.
Je t’aime de toute, toute mon âme.
Auguste est charmant et devient homme et fort en perfection.
On dit que le duc de Well… va reprendre la maison d’Ouvrard.
Tu verras que la guerre s’est établie hier dans la Chambre des pairs et celle des députés. Ils ont trejeté la loi sur les élections et l’on dit que dans le budget les députés rejetteront les 2 millions pour la dotation des pairs. M de Richelieu a parlé … paix contre la loi.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 41)

avril 1816

Le ministre de la guerre a dit qu’il renouvellerait ton congé pour un an ; ainsi tu es le maître de faire ce que tu voudras. Ne te ferme point ton pays par des résolutions, des déterminations, des partis extrêmes. Et s’il y avait jamais une loi contre les émigrés, tu serais en règle.
M. de C. lui a demandé s’il renouvellerait un congé comme de lui, je t’enverrai ce congé pour un an, mais j’espère qu’il ne se passera pas tant de temps sans que je te revois ici avec Henriette, mais en cas que Vincent se trompe, il vaut mieux être en règle.
Je t’embrasse de toute mon âme.
Enfin il faut au moins avoir sa demi-solde.
On va faire un procès à Henriette, mais elle le gagnera.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 42)

19 avril 1816

C’est Mme de Rumford qui te remettra cette lettre, mon cher ami, elle va voir tout ce qu’il y a de curieux à Londres, et je crois que tu ferais bien de t’étabir sous sigisbé pour avoir une occasion de connaître stte capitale du monde, car tu es si casanier que je suis persuadée, qu’excepté quelques personnes, tu n’as encore rien vu. Elle m’a dit que tu n’avais qu’à l’interroger, qu’elle te répondrait tout ce qu’elle savait ; mais que, comme elle voulait revenir elle ne parlerait jamais que tête à tête.

Ce 21 avril 1816

C’est aujourd’hui à 3 h que m’est arrivé le plus grand bonheur de ma vie, c’est aujourd’hui que tu es né mon bien-aimé mon bien chéri enfant. Que je serais heureuse si j’allais t’éveiller avec mon bouquet et mes voeux. Enfin, je suis bien sûre que tu te diras : ma mère pense bien à moi.
J’ai à dîner M. et Mme Dulauloi (?), Gabriel et Carbonel, et Nonore que j’allais oublier. Nous boirons à ta santé, enfin, nous ne parlerons, nous ne penserons qu’à toi. Emilie m’a apporté un bouquet de roses charmant pour son parrain.
Auguste m’est venu embrasser pour la fête de Charles; j’ai dit : c’est sa naissance. Comment qu’il est né, m’a-t-il répondu ? Je n’y étais pas . Il s’est contenté de cela. Voilà des propos dangereux ! Une occasion ne se croit chargée pour l’ordinaire que de propos séditieux.
Je n’ai jamais été si étonnée hier que de voir arriver chez moi lord Hardwick , il est ici depuis deux mois, et comme ministériel, et comme beau-père de l’ambassadeur, il ne m’avait pas donné signe de souvenir ; hier il m’est arrivé tout gracieux et avec beaucoup de compliments de lady Hardwick. Il m’a dit de t’écrire que lorsqu’il serait revenu en Angleterre, il espérait avoir le plaisir de te voir, etc. etc. Enfin, beaucoup de choses aimables pour toi. Mlle Berry était avec lui qui m’a parlé de toi à me satisfaire ; elle m’a raconté une lecture de Benjamin où tu as témoigné une sensibilité qui t’a fait beaucoup d’honneur dans son esprit. J’irai la chercher demain pour qu’elle me parle encore de toi.
Lord Byron ne me paraît pas bien famé (?) dans le matrimonial. Ces poètes ne savent pas assez qu’il faut de la prose dans la vie commune.
Mais parlons un peu de l’agitation de nos esprits. Tout le monde souffre parce que l’esprit de réaction et d’épuration, fait tous les jours quelques malheureux de plus. Louis quatorze disait , dans sa misanthropie : Quand j’accorde une grâce, je fais un ingrat et cent mécontents ! Mais lorsque le Roi fait une injustice, il fait un malheureux, mille mécontents et des millions de gens qui craignent le même sort, ne voyant rien d’assuré ni sur les choses, ni pour les personnes.
Les trois grands partis en France sont pour le petit d’abord, ensuite la République, et puis le Prince d’Orange , qu’on prétend que la Russie veut nous donner ; quelques vieux constitutionnels pensent au duc d’Orléans, mais il a manqué deux fois le moment et il me paraît comme M. de La Fayette à qui Mirabeau disait : on ne peut être grandissime et Cromwell à la fois . Personne ne risquera sa tête pour un homme qui ne veut pas risquer un cheveu. D’ailleurs, je ne vois aucun passionné à qui il convienne : au lieu que les trois autres partis sont très puissants. On prétend que la Russie, la Prusse et même l’Autriche sont coalisés contre l’Angleterre d’abord, et contre la totalité de la maison des Bourbons, qu’on placera en France le Prince d’Orange, en Espagne un archiduc d’après leurs anciens droits : la femme de Louis quatorze ayant renoncé pour elle et ses decendants à un royaume à Naples, Mme Marat (?) épousant l’archiduc Jean. Que si l’Angle… murmurait, on lui ôtera même le Hanovre qu’on donnera à la Prusse avec la totalité de la Saxe. Cette pauvre Angleterre serait obligée de rappeler les choux (?) si tout cela était vrai. Au surplus ce qui l’est, c’est ce qui a causé la mort de l’impératrice d’Autriche. Elle était à Verone avec Marie-Louise. L’empereur, sa femme et sa fille imaginèrent d’aller au spectacle. Dès que Marie-Louise parut, toute la salle se leva et l’on applaudit avec rage, avec fureur et criant : Vive notre impératrice, Vive Napoléon, c’était notre père, Vive l’Italie, enfin un tel bruit, que l’impératrice d’Autriche s’évanouit et rentra chez elle avec une fièvre nerveuse qui l’a emportée. Marie-Louise de son côté fit semblant de se trouver un peu mal. L’empereur furieux fit baisser la toile, le spectacle cessa et le lendemain, de grand matin, il fit partir sa fille pour… Ce que je te dis là est sûr. L’Italie est dans un état d’effervescence dont on ne peut se faire une idée. La rage contre les Autrichiens est au comble, ils font là comme ici. Ils éloignent des places tout ce qui avait eu le mérite où l’habileté de parvenir. Les prêtres mêmes sont mécontents, car pour l’achever ils ont fait venir de Bohême un archevêque allemand qu’ils ont placé à Milan. D’ailleurs, tout l’argent est envoyé par fourgons en Allemagne. La misère est au comble, et par-dessus le marché, ils sont menacés de la famine. Le pain est cher ici aussi. Je te dis la politique de toutes les têtes, de toutes les conversations. Moi je crois que ce ne sera pas si prochain, que le Roi pourrait encore se maintenir s’il ôtait de toutes les places ceux qu’il y a mis, parce que c’est une grande force que d’être d’un gouvernement, mais comme il ne fera jamais cela, je crains de grands troubles pour l’avenir ; reste où tu es. Pour te donner une idée de l’esprit de réaction, c’est qu’il y avait à la Légion d’honneur un chef de division qui y était depuis la création de l’ordre. Ce M. Amalric (?) qui a rendu mille services aux émigrés (à moi sans même me connaître) un de ceux qui l’avaient obligé l’a dénoncé comme ayant été prêtre, et s’étant marié il y a 25 ans. Le maréchal Macdonald l’a renvoyé avant-hier sans traitement, sans retraite, et avec ignominie. Cet homme a beaucoup d’amis et pas un autre tort que la prêtrise et le mariage ; c’est d’ailleurs un parfait honnête homme et un excellent homme. Cet autre prêtre marié, M de Tall… part mercredi pour Valençay. On l’y a engagé. Mme de Périgord va avec lui et la duchesse de Courlande y court deux jours après. Je doute que Mme de Roqepine y aille. Je sais que M. de Tall… est furieux, il peut éprouver du repentir, mais il faut une certaine vertu pour connaître le remords .
Il y a quelqu’un qui, en allant faire sa cour au Prince de Condé le 1er de janvier prend la liberté de lui souhaiter une meilleure année que la dernière. Comme dit le Prince, elle a été fort heureuse ! N’avons-nous pas gagné la bataille de Mont Saint Jean ?
Les vrais royalistes sont plus polis depuis quelques temps. Les arrogants sont à présent les Macdonald, les Molè, surtout les Rullois (?) , enfin cette catégorie. J’ai rencontré hier M Molé dans la rue, nos yeux se sont rencontrés ; il a baissé bien vite les siens pour ne pas me saluer. C’est drôle comme tout ce qui faisait les salons d’Henriette et de sa mère a tourné.
Ta petite Mme Alexandre est une énergumène.
Tes chevaux vont fort mal. La santé du premier s’est améliorée grâce au fer qu’on lui a mis, et à deux … mais tu ne le conserveras pas.
J’oubliais de te dire que dans tous les ragots, le parti Républicain veut trois consuls et le maréchal Soult, lieutenant-général du Royaume, et qu’on assure qu’il a tapé dans cette amorce. Moi je persiste à croire que si les étrangers ne s’en mêlent pas, nous ne mourrons que de dissolution. Le parti Républicain est le plus fort, le plus actif, et s’arrangerait volontiers avec le parti du petit, parce que le bras d’un enfant de cinq ans n’est pas bien fort ni bien répressif. Si je voyais l’apparence de ces troubles, je m’en irai bien vite te trouver, car j’écoute tout, ne me mêle de rien, ne répond que par monosyllabe. Je vois peu de monde, je fais un roman, j’écris de temps en temps quelques anecdotes. A la fin de chacun de mes jours , je m’attriste qu’ils soient passé sans toi , ces derniers beaux jours où il me restera de la force pour te chercher, un esprit pour t’entendre, un coeur pour t’aimer, enfin où la vie m’anime assez pour haïr tes ennemis et chérir ceux qui t’aiment.
Papa travaille comme un malheureux. Il n’y a pas moyen de lui faire prendre aucun repos, mais aussi son oeuvre sera un chef d’oeuvre.
Adieu, je t’aime de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 43)

Ce 25 avril 1816

Nonore est accouchée ce matin d’un garçon, elle va le nourrir et cela lui sera une distraction à ses peines, celles qu’on lui connaît sans compter celles qu’elle cache suffiraient à tuer plusieurs personnes, pauvre Nonore ! enfin, elle a un garçon, et c’etait du moins ce qu’elle désirait.
Mme de Rumford est partie ce matin à 5 heures, elle va coucher ce soir à Amiens, demain à Calais, après-demain à Douvres, et le jour suivant elle s’acheminera vers Londres. Je lui ai dit que dès que tu la sauras arrivée tu irais la chercher. Informe-toi chez lady Davies …de l’hôtel garni qu’elle lui conseillera, car elle descendra chez elle.
Les 3 Anglais ont été condamnés hier à 3 mois de prison, mais on ignore si ces trois mois seront imputés sur les quatre qu’ils y ont déjà passé. Il faudra les leur laisser recommencer de nouveaux frais.
Nous sommes dans une grande agitation ici, on parle guerre. On dit des bêtises, mais je suis comme l’avocat Patelin, je m’écrie : ma femme des papillons noirs. En parlant de noir , la soeur d’Alphonse a été voir hier Mme Greffenelle, elle y a trouvé Mme de Girardin dans le plus grand deuil : bas noirs, robe noire, bonnet noir, enfin une véritable Andromaque, le tout pour l’impératrice d’Autriche, ces petites dames croyant faire un coup de parti quand elles suivent scrupuleusement une étiquette de cour. La bêtise de ce qui entoure la cour est telle que chacun d’eux persécute dans son petit coin et fait mille mécontents dont le Roi ni ses ministres ne se doutent point ; enfin, chez la duchesse de Raguse il y avait à … un excellent curé parfait, honnête homme et le père des pauvres. La vieille Mme de Montmorin l’a rencontré le lendemain de la restauration et lui a dit qu’il n’avait pas entonné le Tedeum d’une voix aussi sonore que lorsqu’il priait pour l’usurpateur, et sur cela elle a tant fait sous mains près de l’évêque de Langon, que ce digne homme a été déplacé. La-dessus, Mme de Raguse a retiré tous les dons supplémentaires qu’elle faisait à l’église et sans lesquels ce village qui est pauvre ne pouvait pas avoir de curé. Mme de Montmarin encore plus pauvre ne put y suppléer, et c’est sous ce clocher une grande rumeur.
Les Bonapartistes, nom qui reste pour désigner les partisans de la Révolution prétendent que la Russie et la Prusse ont retiré leurs troupes du commandement de sa grâce le duc de Wellnigton , parce que l’empereur a des idées de famille très étudiées. Les royalistes disent que c’est dans l’indignation de voir l’Angleterre régenter la France. Ce qui est sûr, c’est que le Prince Roi des Pays-Bas a refusé au duc le passage pour trois régiments qui devaient retourner en Angleterre, et que, d’après cela, il a pris possession de Boulogne, Montreuil et Calais. Dieu veuille que cette dernière place ne leur soit pas si fort à gré que Gibraltar. Si j’étais dans le Conseil du Roi, je craindrais tout le monde et toutes choses . On s’est beaucoup moqué de cet acteur de province qui au lieu de dire : Dieu, s’écriait : je crains tout, cher Abner, et n’ai pas d’autre crainte . Je les trouve bien sensés aujourd’hui.
Tu mettras les joujoux que je t’ai envoyés sur une feuille de papier blanc avec une lumière derrière et l’ombre de Ninas t’apparaîtra.
Adieu cher et bien cher ami, tu penseras bien à moi d’ici à trois semaines, tu m’écriras ce 14 de mai, jour de ma naissance. Je serai tentée de te dire comme M. de Coulange : Je crois qu’on a fait une grosse erreur dans mon extrait baptistaire, et qu’assurément je n’ai pas l’âge qu’on m’y donne.
Ce que tu me dis de ton voyage de Newmarcket m’a fait plaisir, ces manuscrits de Milton sont fort curieux .
Moi : Ta terre est ma terre, tes dieux sont mes dieux, je suis toi. Tes secrets seront renfermés dans mon coeur si tu me les dis, et je ne te parlerai jamais de ce que tu voudras que j’ignore, enfin je suis toi, mon bon, mon cher enfant.
J’ai vu hier ce pauvre Corvisart qui a eu une seconde attaque de paralysie et qui d’après toutes ses connaissances en médecine, en attend une troisième pour finir. Il m’a conté sa jeunesse, comme il s’est exténué de travail, et cela avec une simplicité, une véracité qui m’a touchée. Il m’a bien prié de te parler de lui ; il te sait un vrai, loyal, et preux chevalier et ajoute si je savais quelque chose de mieux, je le dirai.
M et Mme de Beauveau m’ont chargé hier de te parler d’eux.
Adieu, cher et bien cher ami, place un nom propre de ta véritable amie dans la tête de papa. Je t’aime et t’embrasse de toutes les forces de mon âme.
Voici une lettre que j’ai reçue pour toi ce matin, tu en avais donc fait la demende car moi j’attendais tes ordres pour en faire une. Enfin, je suis bien aise de voir en règle . Je t’embrasse encore de toute mon âme.
Nonore est bien et son enfant au nez près sera très beau.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 44)

1816, ce 1er de Mai

C’est aujourd’hui un vilain mois pour moi, mon cher enfant, si je n’avais pas fait la très bonne action de te mettre au monde ! C’est ce mois que je suis née. Ma vie a été si malheureuse que je pourrais dire comme Simon : Si avant de venir au monde on m’avait montré tout d’une vue l’avenir qui m’était destiné, je me serais pendue.
Hier était le jour de la poste, elle ne m’a point apporté de lettre de toi cela m’a fort attristée, c’est la seconde fois seulement depuis ton départ. Que d’éloges sur ton attention à m’écrire dans cette remarque ! Mais malgré ton affection si attentive, dont je te bénis et te remercie de toute mon âme, je ne t’en querelle pas moins parce que je n’ai pas eu un mot de toi hier, cela me laisse d’une tristesse que je ne puis t’exprimer, jusqu’à vendredi que la poste me rapportera j’espère un mot de toi, c’est ma seule joie, mon seul intérêt pendant ton absence.
J’ai eu hier à dîner M. de Lasc… il m’a conté deux épigrammes qui m’ont fait rire, les voici :
Est-il un sot plus sot que le sot marcellus (?) ?
S’il est un sot plus sot, c’est le sot par-dessus.
Maurice a de l’esprit, Maurice a de l’argent
Mais l’esprit il l’emprunte, et l’argent il le prend
Du reste Mme de Roqepine (Laval) jette feu et flamme sur le départ de Mr Maurice (Talleyrand) pour sa terre avec sa nièce. Elle dit que la Thiskiewich qui va là pour la séance est une sotte, que c’est se manquer à soi-même. Enfin, c’est une criaillerie dont tu ne te fais pas d’idée.
D’un autre côté, Bourdois confie à ses intimes que le Prince prend des stimulants. Les chefs de division (de R… ex..) qui viennent voir le Prince en bonnes fortunes disent qu’il est tout à fait baissé, qu’il n’a jamais su travailler, mais qu’il avait de l’esprit, des mots qu’il n’a plus du tout. Edmond a dit l’autre jour à un jeune homme de ses amis qui me l’a redit : Mon oncle et ma femme sont exilés – bah ! vraiment ? – Oui ; ah ! ma femme ! C’est à force d’avoir lu des romans qu’elle a tourné comme cela ; n’y a rien de pire que les romans, Oh ! les romans ont bien plus fait que la tignace de mon oncle.
Voilà tout un commérage qui ressemble à ce proverbe que je voulais qu’on fît pour cette pauvre petite amie Mme M. et sa famille, chaque acteur devait entrer disant : On m’a dit que vous aviez dit, qu’on disait, que j’avais dit etc…
On assure que le comte de Stackelberg vient ici pour une mission secrète ; c’est un nom malheureux car il est fils de celui qui fit le premier partage de la Pologne.
Les purs prétendent que le Roi a reçu avant-hier une lettre charmante de l’emp… de Russie qui l’invite à entrer dans l’alliance contre l’Angleterre. D’autres assurent que le duc de Wellington est allé à La Haye pour prier le souverain des Pays-Bas de renvoyer tous les proscrits français qui sont chez lui et que nous trouvons trop près de nos frontières. Tu sauras le vrai de tout cela mieux que nous qui ne savons rien du tout.
Adieu mon cher ami, je finirai cette lettre demain ; aujourd’hui je ne t’écris que mour me flatter que je te parle et pour te dire que je t’aime, que je n’existe que pour toi, et que je suis bien fâchée de n’avoir pas eu de lettre hier.

Ce 2 mai 1816

Je te disais donc, et je te répète, que je suis désolée de n’ avoir pas eu de lettre de toi avant-hier mais grâce au ciel nous voici arrivés à la veille du courrier, et j’en espère demain. Je suis comme une montre de Breguet dont l’aiguille saute d’une heure à l’autre sans se trainer pendant les minutes sur les petits espaces qui séparent les heures ; moi je vais d’un jour de poste à l’autre sans compter les restes, comme s’ils n’étaient pas compris dans ma vie. Je reçois une lettre, j’en désire une autre ; et voilà .
M. Crawford va dit-on pour l’Angleterre. Concevras-tu que je ne l’aie vu que trois fois depuis cette dernière restauration ; c’est d’autant plus mal que c’est lui qui m’a reçu lors de l’arrivée de l’usurpateur pour me demander un rendez-vous pour te charger d’exprimer le désir d’aller à Londres tâcher d’obtenir la paix. Je ne pensais pas à lui, c’est lui qui a ambitionné cette paix, cette mission que tout être humain devrait désirer. Mais enfin, c’est lui qui en a eu la première pensée, c’est lui qui écrivait sans cesse à sa femme : prie ma voisine de m’écrire et le tout pour se parer de ce que je lui mandais, enfin depuis 10 mois, je l’ai vu trois fois , et depuis la visite du jour de l’an, pas du tout. Je dirais volontiers comme la coquette … : les hommes sont affreux ! Quand je pense à moi, je trouve qu’il y a beaucoup à me désirer, mais quand je pense aux autres je m’admire.
Il court ici une histoire d’une lady Lamb qui a tant battu son petit page qu’il a pensé en mourir et que c’est toi qui es arrivé à propos pour le tirer de cette dure correction. Est-ce vrai ? Voici un paragraphe du Constitutionnel que je te dédie.
(6 lignes rayées qui commencent par parler de Mme de Coigny)
Prépare ton avenir là et ensuite va là-bas obtenir le dégrèvement de ta personne, que j’aime Paul (?) de te refuser ce passeport. D’abord c’est que je crois que ton arrivée affligerait le frère et surtout la belle-soeur aimée qui tous sont bien pour elle . Et il ne lui faut pas donner des occasions de blâmer à des gens qui ne demanderaient pas mieux que d’être indifférents.
Je trouve à vendre tes chevaux 6000 f comme tu le désirais . Veux-tu les donner d’autant que l’absence du duc de Well… fait que je n’ai point de rations pour lord Will… et que son palfrenier qu’il m’avait annoncé n’est point venu. Notre maréchal me conseille bien de vendre celui de Lolotte et celui de Greffenelle. J’attends tes ordres.
On ne parle ici que de faire la guerre, que de formations de régiments. Sois sûr que mon ami de Suisse a perdu tous ses amis et que de tous les gens que je connais, c’est celui qui en a le moins aujourd’hui, mais à une énorme différence.
J’en reviens toujours à mon idée que le pauvre chou nous reviendra par la même voiture qui l’a emmené.
Bois une rasade à ma santé le 14 de mai. La tante de Néné qui est une voltigeuse de la première force et si nulle qu’assurément elle n’obtiendra rien de la cour, disait l’autre jour d’un air sentimental et un peu pédant : moi, je suis royaliste comme je respire, j’aime le Roi comme on adore le grand Lama !

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 45)

mai 1816 (suite)

Tu as bien raison, lui a répondu sa soeur, car tu n’en auras que les dragées. Cette belle pensée arrêta sa politique comme quelqu’un qui aurait avalé de travers.
Mme Borghese est si malheureuse qu’elle vend des schalls . On dit que Mme Marat avait confié ses diamants à un banquier qui a fait banqueroute et a tout emporté. Bellanger est revenu . Le père de l’enfant lui a dit beaucoup de mal de moi particulièrement. Il dit que c’est un véritable monstre de fausseté et de méchanceté. Enfin, il ne prononce son nom qu’en frissonnant comme lorsqu’on a vu un animal vénéneux. Le concert des petites leur a-t-il rapporté beaucoup d’argent ? Comment vont leurs affaires ? Mme d’Arberg te dit mille choses. J’avais fait de si jolies garnitures à la robe de lady Holland qu’il y avait, en comptant les quatre côtés de chaque ruche (?) 12 … qui avaient passé par mes doigts, prie-la de demander à lord Will… qui l’a vue, si elle était jolie ! Enfin, c’est désespérant.
Adieu cher et bien cher ami, je t’aime de toutes les forces de mon âme. Mes compliments à Mme de Rumford. Es-tu content de tes bagues ? Papa a de jolis petits rubis, si tu veux, je te ferai faire un joli anneau, ou même une petite chaîne pour un collier. Donne seulement tes ordres. Hélas ! de tout ce que nous avons, nous n’aspirons qu’à un mot qu’à un regard pour en jouir mieux en te l’envoyant. Envoie moi tous les Anglais qui voyageront car les Français ne viennent plus et je perds le temps à force de lire et faire des patiences. Un rayon de soleil me les rendrait bien vite. Le bon Nicolas est toujours excellent.
Adieu encore mon bien-aimé ami. On m’a dit ce matin que l’on va changer le nom de Garde nationale pour celui de Garde royale sédentaire.
Adieu encore mon ami, mon frère, mon enfant.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 46)

25 mai 1816

Voilà deux courriers que je suis sans lettre de toi , tandis qu’excepté lundi dernier encore je t’avais écrit la veille par lord W… je n’ai point passé un seul jour de courrier sans t’écrire. Si tu as mal aux yeux, fais-moi dire cela par François, mais tu ne peux imaginer la tristesse que j’éprouve lorsque mardi arrive sans lettre ; c’est un malheur, c’est un accident, c’est une oppression jusqu’à la poste prochaine, mais deux jours de suite, toi surtout venant d’être malade, c’est plus que ma force, je ne demande qu’une ligne mais il me la faut.
Sais-tu ce que je fais à présent ? J’apprends des vers par coeur comme un petit enfant. Je me donne une tâche, je la répète et je suis toute charmée de me retrouver une mémoire de 15 ans. Chercher dans les lettres de Voltaire en vers et prose la lettre 74 à M. Cideville (?) où il y a de jolis vers : Si vous voulez que j’aime encore.
… tu auras ma tâche d’hier matin . Je les ai lus trois fois et je les savais sans faire une faute honteuse de ne pas les avoir sus plus tôt. Je les avais lus grâce à Dieu, mais les savoir, c’est d’aujourd’hui.
Les grandes nouvelles que j’ai à te donner, c’est qu’Auguste devient charmant. L’autre jour, papa lui disait : je t’adore, tu es mon amour, sais-tu combien je t’aime ? – Oui. Moi qui venais de le gronder, je lui ai dit : Et bonne mère, t’aime-t-elle ? – Un peu. Et Sally ? – quelquefois. Et puis il se retourna d’un air si tendre que sa belle âme un jour sera bien heureuse. Il dit en tendant ses petits bras : papa toujours . Papa était près à pleurer comme un enfant, et moi, je maudissais la raison, l’éducation, ma pédanterie. Enfin j’aurai donné tout au monde pour qu’il me dise aussi : bonne mère toujours . Cependant, il faut bien qu’il y ait quelqu’un qu’il respecte. Il aime papa, mais ne lui obéit pas. Si je dis un mot, il cède à l’instant. Hier, je lui ai fait lire une page et demie de son livre à gros caractères, ce qui fait environ 20 lignes ordinaires . Il n’a manqué qu’un mot et il est si content, si heureux quand il a bien fait ! D’ailleurs je lui donne toujours de bonnes raisons . Hier il m’a demandé pourquoi je lui faisais lire plus de lignes que lorsque il était petit ? Je lui ai répondu : parce que je t’ai acheté aujourd’hui un habit et des souliers plus grands, ton esprit est comme ton corps, il doit croître. Cette raison lui a paru excellente et il a contiuné sa leçon baillant de temps en temps.
André est très content. Une nouvelle très secrète qui te fera plaisir, c’est qe la pauvre petite Mme Lefort va épouser Victor Tracy.
Pendant que le démon de la poésie me tient, je m’écrie avec le bon La Fontaine :
Entre la veuve d’une journée
Et la veuve d’une année
La différence est grande.
Mais enfin la pauvre enfant avec sa mère et sa petite fille n’avaient pas de pain et ce que j’admire c’est la famille Tracy ne s’étant jamais alliée qu’aux plus grands noms consentant gaiement à ce que leur fils soit heureux ; ce fils veut se fixer dans une terre, Dieu veuille qu’il y trouve le bonheur.
Le grand Florimont n’attend que le moment où sa femme le rendra père.
Voilà toutes les nouvelles de ma cidevante société. Je vois cependant Florimont, il est toujours dans la ligne droite pour toutes les actions de sa vie.
Papa dit que tu écrives à Breguet, qu’il remette à papa ce qu’il te doit et envoie-moi la lettre. Papa ne t’écrit point parce que le Camoëns prend toutes ses facultés.
Adieu mon cher et bon ami je t’aime de toutes les miennes mais de plus mon sang même s’en mêle comme si tu tenais à ma vie ou plutôt qu’elle tint à toi, car si tu souffres, si tu as des peines, si je n’ai point de lettre je suis malade à mourir. Dis-moi donc si tu as vu Hume. Je n’en ai pas entendu parler depuis son départ.
Lord Hardwick est encore revenu me dire qu’il serait à Londres dans deux mois et qu’il espérait bien te voir chez lui à la ville et à la campagne.
Comment vont les enfants de lady Holland ?

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 47)

9 septembre 1816

Je suis désolée d’avoir été paresseuse puisque tu as été inquiet, mais je te croyais courant comme un chat maigre et je me disais : mes lettres seront égarées, j’écrirai à la première poste. Ce jour-là je m’en disais tristement autant , et voilà toute l’histoire de mon silence. Donc je te demande très humblement pardon et donc je souffrais plus que toi jusqu’à ce que je calcule l’arrivée de ma première lettre. Aujourd’hui, j’ai mille regrets à le faire.
Casimir est revenu de Spa. Il dit que Benjamin va revenir ici conseillant et écrivant pour le gt actuel ; il fait des contes à mourir de rire sur les économies anglaises.
Mme de Staël chez laquelle il a passé deux jours nous arrive aussi dans 15 jours fort gaie, fort satisfaite de tout ce qui se passe.
Il a vu ton doctor Holland qui l’a mis au colonel pour toute nourriture et à l’eau pour toute boisson. Ce dernier point l’attriste fort. Ce doctor te proclame au troisième ciel, tu es l’homme par excellence, le vrai preux, le chevalier sans reproche.
Benjamin dit que certaine demoiselle a repris un réchauffement pour toi, mais Casimir répond que tu n’es point l’homme capable d’amener une affaire de ce genre à bien, qu’un Anglais tout raisonnablement l’aurait déjà enlevée, que les Anglaises aiment cela, mais que toi tu veux que la fortune t’arrive en grande étiquette, un éventail à la main. Papa regrette fort ce mariage et moi (s’il ne doit pas avoir lieu que lorsque vous en serez tous deux à cracher sur vos tisons) je suis charmée que tu ailles revoir Henriette que j’aime de toute mon âme quoiqu’elle ne m’écrive pas. Casimir dit qu’il te battrait volontiers de n’avoir pas amené à bien cette affaire, que tu t’en repentiras éternellement. Papa gémit et moi je dis Charles a sûrement raison , quelque chose qu’il fasse, ensuite un autre ragot dont absolument je ne veux point que tu parles à personne, car cela pourrait amener une tracasserie à ce qu’il y ait duel entre deux hommes, et tout à fait inimitié contre moi de la part de notre cher lord W. qui avec son air doux est très colère et m’a menacée de me faire quelques tours pour t’avoir parler de Mlle Ro. Tu sauras qu’il a trouvé ici une Mme Vincent Potocka qui en est devenu éprise folle, que Gabriel me l’avait dit que le jour de départ de lord W. il avait donné ici rendez-vous à Hume à midi précise et qu’il l’y a fait attendre ainsi que les chevaux de poste jusqu’à quatre heures. Gabriel vint nous dire qu’il était chez cette dame et voilà qu’avec ma tête de quinze ans je dicte à Hume les vers de Mme d’Houdetot, l’amant que j’adore … il les signe Sidonie , cachète la lettre bien proprement et lorsque lord W. est arrivé me dire adieu, André, d’un air patibulaire lui remet ce poulet devant nous trois. Lord W. devient rouge cramoisi, met la lettre dans sa poche sans nous dire un mot, mais de Senlis il écrit à la dame pour la remercier de ces jolis vers ; elle qui n’a grain de poésie dans la tête accourt chez la Princesse … Bagration demander qui ose ainsi, et par de mauvais vers, attaquer sa réputation ? Elle s’adresse à Gabriel qui nie que ce soit lui ; elle passe en revue toute la société et s’arrête à Frementel (?) qui, dit-elle, lui marche toujours sur les pieds. Enfin c’est un cancan terrible. Mais si lord W. savait que le bon Hume a trempé là-dedans, que côte à côte dans la même voiture il l’a laissé écrire et s’attendrir sur cette belle poésie, il ne lui pardonnerait jamais, et Hume dans sa situation n’a pas besoin d’ennemis. Quant à moi, je suis persuadée qu’il quitterait la maison à l’heure même et tout cela serait désagréable à l’excès, la dame prenant la chose au tragique , ainsi c’est pour toi seul, et n’en parle point à la dlle. . Je te le défends, et si ce mot te fait secouer les oreilles, je t’en supplie, c’est plus important que tu ne croies vu le caractère et les situations .
Auguste se porte à merveille, tous les matins il crie pour être plongé dans une baignoire d’eau froide, plaisir qu’on lui répète cinq fois de suite, cela lui fait un bien que je n’aurais jamais pu croire si je ne le voyais pas. Il grandit, ses genoux qui tournaient au cagneux sont très droits ; deux petites glandes qu’il avait au col sont passées ; il y a encore le côté droit de la poitrine un peu plus fort, mais je suis persuadée que tout cela se rétablira . On veut qu’il prenne ses bains un an de suite et il faut un vrai courage pour plonger, car il crie tant, supplie si douloureusement que jamais Tété (?) n’aurait eu cette résolution et Sally qui a aussi une figure patibulaire n’en a la force que parce que c’est un remède anglais, au surplus il n’est utile que lorsque les enfants n’ont point de tremblement après et il n’en a jamais eu.
Adieu mon cher ami. Nonore est malade à Lyon. Il y a de quoi, mais cependant ce n’est qu’une souffrance et point de maladie déclarée .
Adieu, je t’aime de toutes les forces de mon âme. Papa est bien depuis le premier de mars jusqu’à aujourd’hui. Nous n’avons été que 23 jours sans pluie, et dans ces jours, jamais deux de suite ; il n’y a souvenir d’un pareil été dans les annales que celui qui a précédé l’horrible hiver de 1709.
Je répondrai sur ton portrait vendredi et j’écrirai sur cela à lady Holland même. Je suis encore très indécise.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 48)

30 septembre 1816

Ne crois point du tout mon cher ami que cette dissolution de la Chambre nous amène la paix, au contraire les partis sont plus en présence que jamais. Les ultras R. sont dans un état d’irritation et tiennent des propos sur le Roi dont tu ne te fais aucune idée. Ils écrivent, ils se remuent de toutes manières. Les Princes envoient des agents partout. Le ministère de son côté emploie les forces qu’a toujours le Gt. Mais si comme je le crains, la Chambre est composée en majorité d’ultras, il ne pourra résister, j’en suis désolée, car je serai toujours reconnaissante de la tranquillité qu’il m’a laissée. Ces élections sont fort à craindre parce que le ministère a laissé les 30 membres que le Roi avait adjoint l’année dernière aux collèges électoraux et qui étaient tous ultras. Enfin, je prévois de grands troubles.
Que les premiers froids donnent la goutte au R.. , voilà encore le ministère perdu car les partisans de l’héritier présomptif d’un Roi infirme et âgé ont leurs regards plus tournés vers le soleil levant surtout quand les successeurs de cet héritier manifestent les mêmes sentiments, les mêmes opinions que lui. Enfin cette pauvre France sera encore bien longtemps agitée.
On cite ici un mot bien topé de Mme de Staël au Prince royal de Wurtemberg. Il était à dîner avec elle chez le duc de Noailles en Suisse. Elle lui disait que les alliés s’étaient conduits sans générosité à leur dernière entrée à Paris. Il prenait fortement le parti des alliés, disait qu’on aurait dû brûler Paris, traitait Bonaparte de brigand et tout ce qu’il avait fait d’infâmie. Mon Dieu, lui dit-elle, si vous êtes si indigné contre ses oeuvres, que ne commencez-vous pas par renvoyer tous les Rois qu’il a faits ? Comme Monsieur son père en est, le Prince ne dit plus un mot du reste de la journée.
Le livre de Mr de Chateaubriand est défendu, mais à Etampes c’est la gendarmerie qui en a apporté 5 exemplaires la veille des élections. Cette gendramerie est toute dévouée aux ultras parce qu’en 1814, le Roi n’osant pas incorporer d’officiers vendéens dans l’armée, les place tous dans la gendarmerie, enfin le ministère a entrepris une grande lutte, Dieu veuille qu’il en sorte sans secousses publiques.
Adieu cher ami, tu sais que je n’existe que pour toi. Je suis toujours à chercher des anecdotes pour brillanter ta conversation. L’embarras est de te les envoyer car le courrier de l’ambassadeur est exact mais je crois peu sûr. Lorsque l’emp. Paul s’allia avec le 1er Consul, ils s’écrivirent. Paul ne voulait point commencer sa lettre par : général, qu’il trouvait trop inférieur , ni par citoyen premier consul qui lui paraissait un titre révolutionnaire. Après avoir bien rêvé il écrivit en vedette : grand homme, mon ami , j’ai lu cela chez l’impératrice Joséphine. Ce sera une anecdote perdue aujourd’hui, mais dont tu peux répondre.
Adieu encore, mon frère, mon ami. Le silence d’Henriette m’inquiète et m’afflige. Elle est bien malheureuse par sa position ; peut-être l’est-elle plus encore par sa défiance. Mais sa position excuse tout. Ecris lui toujours aussi exactement que si elle te répondait, je ne crois pas d’ailleurs que tu aies des amis près d’elle.
Cette lettre t’arrivera par une occasion, ne m’y répond pas.
Mon Dieu que je serais heureuse de te revoir !
Papa t’embrasse, il est tout à son Camoëns, se lève à 7 heures se couche avant onze, enfin mène la vie d’un bénédictin. Cet ouvrage lui coûtera 50 mille francs et le conduit à faire les trois voeux monastiques de charité, de pauvreté et de virginité.
Je t’embrasse.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 49)

14 septembre 1816

Point de lettres de toi ces deux derniers courriers, mon cher enfant, cela me rend bien triste. Mlle Berry m’a dit que tu étais sûrement chez son cousin. C’est une vraie bas bleue, elle écoute pour répondre ; on voit qu’elle attend où elle pourra trouver le jour à mieux ou plus dire et l’oreille la plus complaisante doit être pour elle l’esprit le plus remarquable. Du reste elle me paraît un petit brin républicaine et elle condamne comme imbécile de naissance tous les Rois et Princes nés et à naître. Elle part lundi pour Marseille pour mener son vieux père retrouver un peu de chaleur dans un pays dont elle ignore que Mme de Sévigné disait : J’y ai vu cent mille âmes, qu’elles soient toutes bonnes, je ne le crois pas, l’air m’y a paru un peu scélérat . On trouve tout dans Mme de Sévigné, que par parenthèses Mme de Staël n’a jamais pu aimer, et dont elle n’a pu lire, m’a-t-elle dit que 40 lettres ; je l’en plains fort.
J’ai été ce matin voir Eglé qui passe par Paris en allant en Italie. Je ne l’avais pas vue depuis son malheur ; elle m’a paru fort animée contre la quantité d’ingrats qu’elle a trouvée : F… en est ; pas une ligne d’elle, ni à elle, ni à sa tante. Elle m’a conté des détails d’ingratitude qui font horreur . Ah ! mon pauvre ami, quand je pense à moi, je trouve bien à réprendre, mais quand je regarde les autres, je m’admire ! Ceci soit dit entre nous, Eglé m’a chargée de mille choses pour toi, et à travers ses larmes elle a voulu que je t’envoyasse de la musique de son cousin qu’elle m’a dit être superbe et devoir aller à ta voix. Je me suis en allée étonnée d’emporter ensemble ma tristesse et de la musique, mais c’est que moi, je la voyais pour la première fois ; j’éprouvais un sentiment comme d’un malheur nouveau, et qu’elle aimait à se rappeler des jours de jeunesse et de gaieté où vous chantiez ensemble. Enfin elle m’a bien chargée de te parler d’elle.
Casimir veut aller passer 15 jours à Londres, il te demande quand tu y seras ? Voilà ma commission faite. Il a du moins le rare avantage d’être toujours bien pour ses amis ; la reconnaissance, l’amitié sont des vertus stoïques aujourd’hui.
Mon Dieu, que je suis dégoûtée de la vie, j’en ai par-dessus la tête.
Henriette est dans un petit moment de bonheur , son frère est retourné la voir, son cousin, sa cousine qui fait tant de grimaces y ont été aussi. Sais-tu qui a été à merveille pour toi, m’offrant sa masion quand tu étais à Lyon, c’est ton cousin Favernage. Pour le Dutillet, je n’en ai jamais entendu parler, ce qui est d’autant plus extraordinaire que lorsqu’il était en prison sous le Consulat, il n’en est sorti que sur une lettre de M. Gallois, alors tribun, qui répondait de lui , et que son amitié pour moi lui fit donner ce dont il n’avait pas grande envie. Comment est-on comme cela ? Je ne le connais pas. Ah que l’hypocrisie serait une belle vertu aujourd’hui. Enfin je suis dans mes idées les plus noires et je remets à finir ma lettre à demain car je ne veux pas faire passer dans ton âme tout ce qui oppresse la mienne.
Je t’embrasse, mon cher enfant. Ce 16 je viens de passer quatre heures à écouter l’examen critique (ne me réponds pas sur cela) du Camoëns, et cela ne me laisse que le temps de t’embrasser et te dire que je t’aime de toute mon âme.

Ce jeudi. Que je t’aime, mon bon, mon cher ami, et que la vie m’est déplaisante. Je suis très bien pour A. Girardin toutes les fois que je le vois.
Corb… est à Nogent. Quand M. Fiévé était en Angl… , il n’avait fait que des ouvrages littéraires dont un charmant ; c’est comme un homme de lettres distingué que je l’avais présenté, je m’en suis bien repentie depuis lorsque j’ai vu son entrée dans le ballet politique. Dis-le bien à lord Holland, du reste comme nous autres auteurs nous nous flattons car M. Fiévé est très en bon procédé pour moi. Voilà toute l’histoire.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 50)

Ce 14 octobre 1816

C’est M. Aberomby (?) qui te remettra cette lettre mon enfant. Il te racontera l’état de la France et t’invitera fort à rester où tu es. Les partis s’échauffent d’une manière qu’il est impossible qu’on n’en vienne pas à quelque explosion cet hiver, surtout le pain augmentant comme il fait et les récoltes étant mauvaises partout.
Les ministres ont envoyé aux préfets des listes de ceux qu’ils désiraient pour députés et de ceux qu’ils voulaient exclure . Les ultras crient partout que c’est un despotisme que Napoléon lui-même n’a jamais exercé. A Beauvais, le préfet ayant montré au duc de Fitz-James ces lettres contresignées Louis, ce duc a rassemblé son parti et au nombre de 82, ayant reconnu que la liberté du suffrage n’existant plus, ils ont signé une protestation et s’en sont allés chacun chez eux. A Lille, M de Bethiry (?) a écrit une agissante en ultras, pour savoir s’il serait élu ne voulant point aller dans son département pour s’exposer à l’humiliation d’être rejeté (il y avait à le craindre) La dame n’a rien su de mieux que de s’adresser à M. de Mery (?) , préfet qui a eu la bêtise de lui répondre par écrit, les motifs par lesquels, d’après la charte, d’après le voeu du Roi exprimé par le ministère, et d’après son propre désir du bien et repos public, il s’opposerait de toutes ses forces à l’élection de M. de Bethiry. Ce dernier a alors écrit une lettre très offensante pour M. de Mery qu’il a fait imprimer et répandre parmi les électeurs. M. de Mery y a répondu par une autre lettre imprimée et répandue chez tous ceux qui avaient reçu la première. Les ministres ont écrit au nom du Roi pour envoyer la liste positive et négative à M. Germain, préfet, celui-ci a eu la simplicité d’envoyer copie de cette lettre aux électeurs et donc ceux que le Roi défendait d’élire. Se trouvait en tête M. Berthier du Sauvigny, colonel d’un des régiments de la Garde royale, ce monsieur s’est procuré une de ces lettres, affecté de ne pas croire qu’il soit possible qu’elle soit du ministre, dit que c’est une insulte personnelle que M. Germain lui a faite et est venu lui en demander raison. J’ignore comment un préfet répond dans ce cas-là . A Toulon on s’est battu , à Toulouse aussi. Il y a trois jours le Roi a demandé à M. de Viomenil pourquoi il ne le voyait plus ? – Sire, j’ai eu l’honneur de faire ma cour à V.M. demander – oui, mais le soir. – Sire, je ne pensais pas que V.M. daignât s’en apercevoir ! – Hé bien, que pensez-vous de mon ordonnance du 5 ? – Dès que le Roi a pris une détermination, je la crois pesée dans sa sagesse et je ne me permets pas un examen ni une réflexion – Voilà qui est bien pour le respect qu’on doit au Roi, mais je vous demande comme à un homme qui m’est anciennement attaché ce que vous en pensez ? – Sire, V.M. peut voir à la joie qui règne sur le visage de ses ennemis et à la consternation de ses fidèles sujets ce qu’elle doit penser de cette ordonnance. Sur cette réponse le Roi lui a tourné le dos et a cessé de lui parler.
La veille du jour où cette ordonnance a paru, Monsieur et Madame ont forcé la chambre du Roi à minuit pour le supplier de la révoquer. Vous nous perdez, lui ont-ils dit, déjà le peuple français et même les étrangers disent que cela ira ainsi tant que vous existerez mais qu’après vous l’on ne voudra plus de nous et votre ordonnance, nous dirigeons ainsi que notre parti à la haine française. Madame s’est mise à genoux, et le Roi a tenu à son ordonnance dont on assure cependant qu’il commence à se repentir. M. de Chateaubriand fait un autre ouvrage qui sera dit en beaucoup plus fort que longuement , c’est un très grand secret.
A Strasbourg, les ultras ne pouvant faire élire un des leurs ont donné leurs voix au Roi de Prusse. Le fait est que le Roi est amoureux, sérieusement parlant, de Mme Princetant , mais comme elle porte un nom qui n’était pas connu dans la science héraldique, on prétend qu’il ne la nomme que madame Pincetout. Fi donc, c’est affreux ce que je te dis là, mais c’est de l’histoire. Elle lui apporte tous les matins des quatrains, acrostiches, bouts rimés, qu’elle prétend avoir fait pour lui dans la nuit et qu’il corrige en s’émerveillant de tant d’amour et d’esprit.
Les ultras prétendent que le ministère n’a la majorité que de 5 voix et qu’ils les empêcheraient bien d’agir se retirant toutes les fois qu’il y aura une délibération contraire à leur principes. On assure ici que le ministère anglais est très courroucé contre le Prince d’Orange. Il paraît que ce jeune Prince a pris en Russie des idées d’agrandissement et de despotisme qu’il voudrait bien effectuer. Les premiers despotes … ne voulaient établir l’arbitraire que pour être maître de faire le bien plus promptement et plus sûrement mais les successeurs en usent à leurs fantaisies. J’ai ouï dire au comte de Vergennes qu’il n’y avait pas de gouvernement plus sage et de nation plus heureuse que de vivre sous un petit despotisme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 51)

6 novembre 1816

Mon pauvre enfant, je viens d’avoir une de mes grandes attaques de côté, mais me revoilà bien et prête, comme dit Moreau, à recommencer mes gourmandises. Je suis même mieux jusqu’à penser comme La Rochefoucault qu’un long régime est une ennuyeuse maladie , j’ai cependant bien souffert et tu n’étais pas là ! Cette fête de M. Charles passée sans toi me rendait mes douleurs plus vives. En parlant de ta fête, la petite Marel m’a apporté un bouquet pour son parrain. Je te prie de m’envoyer par Casimir une petite robe rose pour elle, et une pour Sally à qui tu as promis quelque chose de son pays, et qui a eu bien soin de moi jour et nuit pendant les quatre jours que j’ai été … et me promener comme tu m’as vu faire. Si je m’étais appuyée sur toi, je n’aurais pas senti la moitié de mes douleurs.
Mme de Talleyrand est ici, demandant que son mari la reçoive chez lui comme il le doit ; ou qu’il lui assure par contrat la pension de 60000 f qu’il lui a promis. Il est furieux de son arrivée et déclare qu’il fera fermer sa porte à tous ceux de ses amis qui le verront. (Elle n’est pas venue chez moi mais a envoyé des cartes chez M. et Mme D….) Elle loge rue de Grenelle et ce qu’il y a de pire, c’est qu’on dit que la cour et quelques ministres s’amusent assez de cette dame honesta (?) et douce Belphégor . On dit que c’est M. Pasquier qui sera président de la Chambre des députés ; ce qui est sûr c’est qu’il ne met plus le pied chez M. de Tall… avec qui il était lié , dit ou par serment mais ici on n’entend rien à aucune fidélité du parti.
Pendant que j’étais si souffrante, Auguste me regardait d’un air si tendre, si plaintif, que tu en aurais été touché. Toute la journée il dit qu’il aime mieux papa que moi, mais quand il m’a vu crier et gémir, il s’est approché de moi, a baisé ma main, de tout son coeur en me disant : Tu sais bien ce que je dis , hé bien je t’aime mieux que papa aujourd’hui parce que tu es malade. Si tu ne trouves pas cela charmant, tu me le diras et il fallait voir comme sa voix était pleine de larmes de son petit coeur gros. Mande cela à H…
As-tu reçu le fil rouge que je t’ai envoyé le 21 ?
Adieu mon bien-aimé ami me voilà, je l’espère lestée pour l’hiver , les nouvelles de l’amélioration de la santé de mon oncle m’ont fait plaisir, mais tant qu’il n’aura plus la possibilité de faire de l’exercice, ce ne sera pour ses parents et ses amis qu’un mieux momentané. Tu as bien deviné que je n’avais pas chargé Casimir de t’interroger péremptoirement comme il l’a fait et je ne m’attendais pas que tu lui répondrais.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièces 52-53)

14 novembre 1816

Mon bon et cher enfant je suis désolée que tu aies été si inquiet de moi , me voilà tirée de peine, je suis mieux, je sors, je recommencerai ce vilain remède dès que mon ami Hume sera revenu de Cambray . En tout, pour tout, je ferai, en absence tout ce que tu voudras, tout ce qu’il te plaira ; en présence c’est différent et je me regimbe un peu. Ah ! quand viendra le bien heureux moment où je te reverrai. A mon âge, perdre deux années de sa vie c’est affreux et c’est bien les perdre que de les passer sans te voir. Nous avons ici M. Canning avec un secrétaire du cabinet ce qui fait présumer qu’il y est pour quelque traité. Il est, disent les Anglais, plus royaliste que nos ministres. Il riait et excusait l’autre jour les excès des nismes (?) contre les protestants. Du reste, comme je ne sors jamais de ma maison que depuis la persécution que j’ai éprouvée, je n’ai pas fait une seule visite, car je détesterais que quelqu’un au monde put se croire du courage en me recevant ou pour dire : Je viens de voir cette pauvre Madame de … Je ne sors ni ne sortirai. Enfin , je ne l’ai pas vu mais on croit que sa … nous donnera le dernier coup d’épée.
Comment se porte Bobus (?) Et son fils se rétablit-il ? Dis-moi s’il est vrai que ton petit chou … tout seul, je m’y intéresse beaucoup par tendresse, par faiblesse pour toi , mais ma dignité maternelle m’empêche d’en parler. Ainsi à cause de la sévérité de mon mari, réponds-moi oui, ou non, simplement.
As-tu reçu le fil rouge qui te marquait la taille d’Auguste ? A qui as-tu donné ton vase ? A-t-il été trouvé joli ? Lady H. a-t-elle reçu ses lampes, ses robes de soie ? Enfin réponds car rien ne m’est désagrable comme de ne pas savoir si mes commissions arrivent et si l’on en est content, c’est ma seule récompense de la peine que je me donne et il me la faut.
M. de Tall… a déclaré qu’il regarderait comme son ennemi personnel et qu’il ferait fermer la porte à quiconque verrait Mme de Tall…
Cet homme a une puissance de haine que je n’ai vue à qui que ce soit, tout s’est porté de ce côté-là ; encore si on l’avait fait jouer au volant des deux mains, comme Auguste, on pourrait s’entirer, mais le côté du coeur est si faible que je le crois paralysé.
Papa veut t’écrire un de ces jours la vie que nous menons sans son Camoëns ce serait à périr d’ennui et moi qui ne rêve qu’en Angleterre, je n’en tire par une habitude d’être loin de moi qui a fini d’éteindre le peu d’esprit qui m’était resté. Un partisan du ministère nous reprochait l’autre jour de trop aimer les Anglais. D’abord, ai-je dit, j’estime leurs lois, j’aime les individus, mais je ne les aimerais point que je les verrais toujours avec un plaisir qui va même jusqu’à l’émotion ; enfin si mon fils était à la Chine, j’aurais des magots sur ma cheminée, entendez-vous ? Alors on a vu qu’il n’y avait rien à me dire et qu’il fallait laisser cette folle pour ce qu’elle était ; ce mot pour ce qu’elle était me rappelle une petite femme de chambre qui avait eu un grand chagrin d’amour. Elle était bien triste et pour la guérir, je voulais la tourner du côté de la religion et lui demandai si elle était dévote.  » – Ah ! madame ! Je l’ai bien été, je priais toute la journée, mais quand j’ai vu que Dieu ne faisait rien pour moi, je l’ai laissé pour ce qu’il était ». J’admire toutes les belles histoires que je me suis disposée à te raconter.
Casimir revient-il ? S’est-il tiré avec honneur de la chasse au renard ? Fais mes compliments au Dr Holland. Dis-lui que j’irai en Angleterre tout exprès pour qu’il me guérisse mais que j’aimerais fort à lui laisser tout l’honneur de ce grand oeuvre , sans que je m’en mêlasse par un ennueux régime. Consent-il à ce marché ? Depuis cette dernière secousse, je ne bois que de l’eau, je ne mange que ce qu’il faut pour me soutenir, mais je commence à secouer mes oreilles ; cependant j’aurais toujours présent mon ami Charles , Auguste ne t’appelle pas autrement) et certes je mangerais bien du pain et de l’eau toute l’année pour te revoir un seul jour.
Adieu mon ami, mon enfant, mon frère, le seul bien de ma vie.
Voici des bandes de mousseline pour lady Holland. Il y en a 4, n’en perds pas. M. Horne (?) le frère a écrit de Lyon à M. Gallois que son frère partait pour l’Italie et que le voyage, loin de le fatiguer, lui avait fait du bien.
Adieu encore, l’âme de ma vie.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièces 54)

5 décembre 1816

Je t’envoie deux chansons mon bon et cher enfant, quand même est du petit, car l’autre est du grand. Ma femme des papillons noirs… voilà tout ce que je peux te dire, ce Casimir promet romances et mille choses et chaque jour de courrier il remet au suivant, voilà les élégants.
Ce pauvre Gabriel est très amoureux de Mme Peregaux qui est fort sage mais s’amuserait volontiers à le voir mourir d’amour : il allait souvent chez elle avec Casimir qui se moquait fort du mari et de l’amant. Ce mari s’avise d’être jaloux de Casimir et de Gabriel qui me contait cela avec indignation. J’ai manqué lui répondre qu’Alphonse avait raison car les deux feraient un amant dangereux. La gaieté de Casimir détruirait les principes de la dame et les soupirs de Gabriel attaqueraient son coeur, mais le tête à tête avec l’un ni l’autre ne peut être inquiétant. Ce Casimir a rencontré M. de Mery qui lui a dit : Hé bien, qu’est-ce que tu as été faire en Angleterre ? – Hé pardi ! j’y ai été pour toi , et Sir Robert Wilson m’a dit que quand tu aurais besoin de sa voiture , il était à tes ordres. Du moins voilà ce qu’on raconte, tu me … que tu es charmant et que Mme de Lieven est désolée de ne pouvoir pas l’inviter tous les jours chez elle mais que M. d’Osmont a fait à elle ou au Prince Estherazy une scène affreuse exigeant absolument qu’elle ne t’invitât point ; quoique je n’aille nulle part, je ferai l’extraordinaire d’aller dîner chez Mme Demidoff pour l’y voir.
Nonore arrive. Dans ce moment, son mari est au château d’If pour dix ans. Elle est d’un changement effrayant.
Adieu, cher ami, je te quitte pour écrire un mot à lady Holland. Je te prie pour la robe que tu m’as ordonné d’envoyer au n°2 de lui rembourser du tulle et du fil brillant qu’elle m’a envoyé. Ce tulle et ce fil font ma consolation. Je brode toute la journée et cela me fait passer le temps. Le 16 de ce mois est ma fête d’Adèle, je fermerai ma porte pour pleurer tes chansons, ton bouquet et le bonheur dont je jouissais.
Ton cheval est de nouveau sur la litière.
Adieu mon bien chéri, mon enfant, mon ami, la seule joie de ma vie. Auguste qui s’ennuie de me voir écrire me demande à qui ? – A ton ami Charles – Hé bien dis-lui donc qu’il revienne bientôt. C’est l’enfant le plus aimable que j’aie jamais vu.
Stanislas qui te dit mille choses t’invite fort à rester où tu es. Et moi je t’en supplie aussi, à moins que tu n’ailles en Allemagne.
Je t’aime plus que ma vie bien bien cher ami.
Alexandre Girardin a été dépêché à Cambray, on ignore pourquoi. Il s’en cache beaucoup et tout le monde le sait.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièces 55)

9 décembre 1816

Mon enfant, M. Lignereux (?) ‘a envoyé à son correspondant de Londres l’encrier en malakit dont je t’ai parlé. Tu seras obligé de payer quelque chose pour le port et les droits ; mais il m’a dit que ce serait très peu de choses. On fait tes souliers, aussi ne grandis plus ; on fera les autres pour lady L… là, là, ne grandis plus monsieur le comte. Papa fera pour le mieux relativement à O… mais on assure ici que cela ne réussira point, au surplus nous serons les premiers avertis par Less. Bay. et Lafit… et nous ferons ce qu’ils conseilleront, et comme ils le feraient pour eux-mêmes, dis à Pal… et à Bon… qu’ils s’en rapportent aux gens qui sont sur les lieux.
Je ferai toutes les commissions que tu voudras, ainsi fait tout agréable.
J’avais de l’humeur le jour où je t’ai écrit parce que j’avais reçu une lettre d’un autre que toi qui m’en avait donné. Cela a passé dès le courrier suivant où j’ai reçu une autre lettre fort aimable.
Quant au Mr qui a porté cette robe à lady H. , c’est une dame de la société qui s’en est chargé et il y a quelques tricheries là-dessous, d’autant que lady H. m’a écrit : Il me tombe des nues une robe charmante , je suis sûr, qui me vient de vous. Elle a été bien bonne . Si elle a donné ou acheté la moindre chose à cet homme qui n’a je crois point apporté sa robe, mais à … , j’ignore comment, qu’elle en avait reçu une. Quant au morceau de baptiste (?) qu’elle n’a point reçu, c’était un tiers d’Anna qui avait peut-être été perdu à la douane ; cela ne signifie rien du tout.
M. Iden (?) qui part demain te portera une petite lampe de porcelaine dont tu disposeras à ta fantaisie. Il faut mettre de la lumière dans la petite tasse qui est dans l’intérieur et alors le paysage forme un transparent très joli. Il paiera à la douane ce qu’il faudra et tu le lui rendras. C’est Gabriel qui me l’avait donné pour mes étrennes.
Adieu mon cher et bien-aimé ami, je t’aime de toutes les forces de mon âme. Je n’ai point reçu la pascale (?) mais la lettre m’aurait toute contristée dan la phrase quelle différence de procédés qui m’a fait retrouver l’impertinent Néné que j’embrasse et que j’aime de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièces 56)

11 décembre 1816

Je suis mieux, et la preuve c’est que je rentre après avoir été chez Mme d’Arberg pour savoir des détails sur Mlle Joly. C’est une charmante femme de chambre, faisant les robes à merveille, pleine de goût, gaie, leste, mais fort sage. Jeudi elle me dira, pour te l’écrire, où elle est ; ce qu’elle veut, quelles seront ses conditions etc…
Dis à lady Gray qu’elle attende jusque là.
M. Bego s’est prononcé et dit à tout le monde qu’il est constitutionnel et anti-ministériel ; il l’a dit l’autre jour tout haut chez Mme de Staël.
J’ai écrit aujourd’hui une grande lettre à lady H. pour des commissions ; elle me paraît assez contente de mon intelligence. Dis-moi donc si elle a reçu ses lampes et ses robes d’hiver . Là-dessus je ne plaisante point, il faut que je sache si mes envois arrivent. Je t’enverrai par les personnes qui voudront bien s’en charger les élégants aux traits français ; ils sont sur ma cheminée depuis huit jours mais ce sont deux gros volumes .
On parle beaucoup de la rentrée de M. Bego dans le ministère. Sois bien sûr qu’il nous tourmenterait encore.
Oh mon pauvre ami ! Que ce jour de St Charles m’a fait du mal, que j’ai été triste, que j’ai pleuré ; j’étais malade, et si tu avais été avec moi, j’aurais été bien portante.
J’ai vu le mariage de M. Lambton dans la gazette. Je suis bien sûre que sa femme ne sera point comme une pauvre dame qui avait épousé un veuf ; ce mari parlait toujours de la défunte, et exprimait ses regrets par des comparaisons offensantes ; aussi la nouvelle épouse lui dit : Ah ! monsieur, personne ne la regrette plus que moi !
Après ce petit conte qui répondra à ta lettre, je t’embrasserai, je te dirai que je t’aime et que je n’existe que pour toi .
G… veut se mettre commis chez Lafitte ; j’ai été aujourd’hui le lui recommander de ta part avec tout le zèle possible car d’avoir été aide de camp d’un aide de camp l’arrête dans sa carrière.
Adieu encore, à jeudi ; je t’en écrirai plus long car je suis un peu étourdie de ma première sortie.
St Leu n’a point été vendu, personne n’a mis un écu dessus. La compagnie … voulait l’acheter pour le démolir et détruire les jardins ; mais comme on mettait pour conditions de vente qu’on ne détruisait rien sans que la totalité des fonds d’achats fut payée, ils se sont retirés.
Adieu encore, cher ami. A qui as-tu donné ton vase ? Papa te dit mille choses ; il a bien parlé de toi le jour de la St Charles.
Auguste est charmant, c’est vraiment la plus gentille créature qu’il y ait jamais eu.
Voici une lettre pour François. Que deviennent les petites Deslieux (?) Je ne sais plus comment on écrit leur nom.
Je ne t’ai pas trouvé flatté ; la personne pour qui c’était a-t-elle été contente ?
Carbonel le petit se rappelle au souvenir de l’excellent, du bon général.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièces 57)

12 décembre 1816

Après y avoir bien regardé de considéré, j’ai trouvé qu’une lettre où tu disais de me demander des détails, fort innocents assurément mais que tu ne donnais pas et qu’on pouvait supposer à sa fantaisie était fort inutile à laisser traîner sur une table, et je l’ai jetée au feu. Je traite très bien Casimir, j’ai beaucoup de goût pour son esprit, j’estime sa fidélité en amitié mais le tour (qui a eu des suites si cruelle pour elle) qu’il a fait à Henriette, tour que je ne dirai jamais à elle parce que tu le lui avais recommandé me donne une grande méfiance de lui et de sa faiblesse pour Bego ; enfin ne me parle jamais de mon ancien ami de Suisse qu’en le nommant par son nom de Corbier ; tu ne sais pas comme nous vivons, c’est à ne pouvoir l’imaginer.
J’ai fait tes plus tendres compliments à Casimir en lui disant que tu ne pouvais lui écrire, partant pour la campagne, mais que tu lui écrirais à ton retour, et que tu lui demandais tes romances. Il a été suffisamment satisfait de ton souvenir , ainsi il a eu de ta lettre tout ce qui n’était pas dangereux à lui laisser. Du reste, en jetant au feu ton petit billet que je me suis sentie heureuse d’une confiance, d’une amitié si parfaite entre nous, que nous puissions disposer comme cela l’un de l’autre : Ah ! c’est bien pour nous qu’est l’amitié dont parle Montaigne : c’est que c’est lui, c’est que c’est moi.
L’aîné Delope (?) est venu me voir hier ; il paraît t’aimer beaucoup ; je t’enverrai par lui les romances si je puis les avoir, et sûrement les bretelles qu’il m’a demandées.
Nonore est ici, malheureuse à me donner une douleur de côté rien qu’en la regardant.
Lady Holland a-t-elle été contente de sa robe ? Dis-lui bien que l’ouvrier est une nouvelle étoile de mode que tout le monde emploie, et tu diras vrai, particulièrement les Anglaises. Par qui m’avais-tu renvoyé cet échantillon, je ne l’ai pas reçu ; en tout, je crois que beaucoup de lettres s’égarent à l’office à Londres ; ici c’est fort exact.
Il ne va de Français chez M. de Tall… que son ancienne société, pas un ami de la cour, le Roi l’a expressément défendu, mais tous les étrangers y vont ; même le corps diplomatique, ce qui est contre toutes les bienséances d’autrefois.
Mlle Jolie m’écrit un grand récit du danger qu’elle a couru sur mer où elle est restée trois jours.
Il n’y a point telle chose à Paris que la boîte de Mme de Bourke (?) désire, celle qu’on y a , à charnières de bois, y viennent d’Ecosse (?)
Le duc de Well… arrive ici le 25 avec son état-major. Ainsi je reverrai lord William Russell qui pourrait aller faire une colonie de Russell dans quelque nouveau monde, vu la quantité d’enfants que la duchesse ait pu avoir.
Adieu, je t’aime de toute mon âme.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièces 58)

26 décembre 1816

Mon bon, mon cher enfant, je te souhaite une bonne année, une heureuse étoile, une bonne femme, ou du moins une tendre et fidèle amie qui te tienne lieu de moi, si par hasard je meurs, ce dont je commence à douter, puisque tant de chagrin depuis 25 ans ne m’ont pas tuée. J’ai dîné hier avec Mme Narischin (?) que j’ai trouvée très belle, et surtout un son de voix charmant, l’air bon et doux, enfin j’en suis tout enchantée . Elle conserve une douce rancune de ce que non seulement tu n’as pas voulu chanter devant elle, mais que tu avais fait emporter le piano de la maison. Elle a trouvé que nous nous ressemblions qu’elle m’aurait devinée partout où elle m’aurait rencontrée. J’ai dit tout ce que tu désirais et j’espère que cela finira par être compris où tu le veux et comme tu le veux, mais en grâce ne prononcez plus le nom de M. d’Osmont à Londres.
Il y a quelque chose de si peu généreux, de si peu élevé à tourmenter quelqu’un qu’on croit dans une situation malheureuse que plus tu y mettras de dédain et de silence, plus il sera dans son tort, surtout en Angleterre. Attends quelques temps et peut-être sera-t-il plus poli. Du reste ne pense pas à venir ici que je ne t’écrive ; j’ai des raisons pour te dire cela que je te manderai plus tard par …
M. … ne m’a rien apporté de tout ce dont tu l’avais chargé. Je fais courir après lui car il est avisé depuis dix jours . Mande-moi s’il avait une lettre, c’est ce qui m’intéresse le plus. Je te remercie de tes bas qui sont superbes ; quant au soulier, je croyais t’avoir mandé que je ne ferai plus de commissions, et par-dessus le marché, c’est que personne ne veut se charger des souliers. Si tu y tiens tout à fait, je tâcherai de trouver des occasions, mais toute ces recherches et prières me sont fort désagréables ; ainsi après avoir considéré tout cela, donne-moi des ordres itératifs mais si cela te fait un vrai plaisir.
Notre pauvre Franconi (?) est très mal, je crois que je vais le perdre, alors il y a tout à parier que papa ira en cabriolet et maman ne sortira plus du tout. Cela ne lui fera pas grand bien au côté, mais sa paresse s’en délectera, c’est une consolation. Ton autre cheval est toujours dans le même état, et malgré tes ordres d’y mettre les fers, je suis sûre que ce moyen même ne le tirerait pas d’affaire, c’est une vieille bête qui a fait son temps et qui n’ira pas deux mois. Mais c’est mon pauvre Franconi que je pleurerai volontiers, si beau, si bon, toute la maison est désolée, jusqu’à Auguste qui dit : Pauvre Franconi ! Du reste on vient de lui faire avaler une bouteille de vin de Porto et M. de S… qui l’a fait sortir l’autre jour par une grande pluie, en sera jamais aussi honteux que fâché.
M. Pottle (?) qui porte à lady H. une très belle robe n’a dû arriver qu’hier à Calais, parce qu’il va avec quatre chevaux à petites journées.
Adieu, je t’aime de toutes les forces de mon âme, mon bon, mon cher enfant, ma vie, mon tout.
Auguste a été l’autre jour chez papa et tout tranquillement a jeté par terre ses livres dans sa bibliothèque pour chercher des images. Papa est descendu chez moi en me disant qu’il l’avait bien grondé. Auguste entrait comme papa, se vantait de sa sévérité et je lui ai dit : Hé bien ! papa t’a grondé ? – Un petit peu, m’a-t-il répondu devant lui, mais cela ne m’a pas fait peur – Et moi quand je gronde ? – Oh ! cela est différent. Et papa enchanté l’a baisé, caressé, gâté, à ce que tu ne peux t’en faire une idée.
Fais mille remerciements à lady H. pour le fil, me voilà avec une belle provision, et ici à Paris les plus élégantes trouvent mon ouvrage charmant.
La duchesse de V. qui est arrivée ici est d’un changement dont tu ne peux te faire d’idées. Elle est maigre et pâle comme la nudité. Sa belle-mère en est inquiétée, mais recommande bien qu’on lui dise qu’elle n’est pas maigre, car elle est un peu …

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