CHAN 565 AP 9
Correspondance familiale
Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut
Dossier 2
quatorze lettres du 16 août au 30 décembre 1815.
Les pièces 2 et 3 sont adressées à Genève à Monsieur Valentin.
La pièce 17 comprend un post-scriptum d’un ami de Charles de Flahaut
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 2)
16 août 1815
C’est dans les moments où je suis navrée de douleur que Minet a recommencé à me tourmenter . Ne lui écris plus, ce sont des entours qui sont indignes.
Je ne sais pas encore ce que je ferai, je te l’écrirai.
Il me semble que tes chevaux vont bien, et que bientôt ils auront repris assez de forces pour s’emporter comme aux beaux jours où ils m’effrayaient tant pour toi. J’ai fait blanchir et laver à l’eau seconde mon … et j’ai deux colonels anglais qui s’en trouvent fort bien. Les deux chevaux nouveaux ont été tués.
Toute la famille se porte bien, moi je suis bien, bien malheureuse. J’ai éprouvé bien des peines dans ma vie, et ces dernières sont les plus cuisantes, les plus affreuses que j’aie jamais senties. Mais bon, mon cher enfant, que deviens-tu , je n’ai pas un mot de toi depuis des jours, tout cela est bien pénible, ou veux-tu que Corbier t’aille joindre .
Adieu mon bon et cher ami. Ma santé se rétablit un peu, la famille se porte bien.
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 3)
21 août 1815
Ah, mon ami, combien je pense à toi ! comme tu dois souffrir. Je ne puis te donner aucuns détails, mais ils sont admirables de grandeur d’âme, de religion et de courage. Georgine s’est très bien conduite, tu peux m’en croire, et je crois qu’elle en mourra.
Je t’aime de toute, toute mon âme. Papa t’embrasse. Ma santé se soutient.
Je ne sais pas encore ni ce que ce je ferai, ni ce que je pourrai faire.
Voyage mon cher ami, soigne ta santé , pense à nous qui n’existons que pour toi
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 4)
1 er septembre 1815
C’est M. Alex.Baring qui te remettra cette lettre mon ami, mon excellent fils, puisse tous les bonheurs t’accompagner. Je t’invite fort à bien consulter, sur les moeurs, les habitudes, et mêmes les préjugés du pays où tu vas, car il n’y a pas une nation qui tienne plus à ses manières , qui vous sache plus gré de vous y conformer. Je ne savaispas cela en y arrivant, j’ai voulu garder les nôtres et m’en suis fort mal trouvée.
Madame Baring m’a promis de te donner tous les conseils d’une mère pour ton petit établissement.
Je crois que François et une servante comme Sally te suffiront. Celle-là te blanchira et te fera ton petit dîner.
Je pense que tu iras voir Monsieur le duc d’Orléans. Lord Kinnaird et ses amis t’en enverront un, cela vaudrait mieux.
Si tu pouvais te présenter au Prince Regent et lui plaire ce qui serait peut-être facile dans le commencement. Peut-être pourrais-tu obtenir qu’Henriette vienne en Angleterre. Ce qui est sûr, c’est qu’elle serait mieux là que dans l’horrible trou où elle est obligée de solliciter la permission d’être. Je vais consulter pour M. de L. Ch., mais je crois qu’une carte suffira, et ensuite, voir venir.
Lady Jersey arrive ici le 5, mais seulement pour 15 jours. Tes amis crient beaucoup ici dans l’idée que tu aies mes perruques, et je crois que la tête la plus chauve est beaucoup plus fashionable en Albion que la sage perruque.
Si tu veux un habit habillé, tu me manderas lequel.
Ne dis jamais du mal des pauvres choux , pas même tête à tête, on est fort sévère sur la foi des partis.
Le général Gérard va te voir en Angleterre car il lui est ordonné de voyager.
Papa t’embrasse, pense à lui en ne trouvant que dans la musique italienne l’amour de nos romances et la haine de nos grands airs français.
Mme Baring me disait hier qu’elle avait bien envie de te voir parce que tu avais la réputation de most accomplish man , tu vois en quoi cela t’engage.
Adieu cher, cher ami, je t’aime de toutes les forces de mon âme. Ecris-moi sous l’adresse de Gabriel de Lessert , rue…
Parle de moi à Mlle Fox
Adieu encore, du sérieux jusqu’à ce que tu aies appris les usages , c’est une langue plus nécessaire pour s’entendre que celle parlée.
Adieu encore, mon excellent ami, que de temps passé loin l’un de l’autre et cela dans le mauvais côté où je suis de la vie.
Dans ce moment où les jours me sont précieux, ah ! que je suis triste !
Mais comme je suis tranquille de te savoir dans l’heureuse et constitutionnelle Angleterre où du moins en ne se mêlant de rien, on n’a rien à craindre, enfin, nous avons peut-être quelques beaux jours.
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 5)
Le 20 septembre 1815
Mon enfant, depuis ta lettre du 7, je n’ai pas reçu une ligne de toi ; ce que cela me fait souffrir ne peut s’imaginer. La tête m’en tourne, je meurs de douleur, d’inquiétude. Je te vois malade, malheureux, je me désespère de n’y pouvoir rien, que Dieu aurait du permettre aux mères de donner leur vie pour leurs enfants !
J’écris toujours ces lignes en Angleterre, mais Dieu sait quand tu les trouveras.
Voici des petites lettres que j’ai reçues pour toi. Je les ai ouvertes pour mieux arranger mon paquet, mais je te jure que je n’en ai pas lu une ligne.
Je ne sais que te dire, je crains que tu ne sois encore à . ? enfin je tremble et je meurs d’inquiétude. Ah ! quel moment
Dieu te bénisse, mon bon, mon excellent enfant. Toutes nos prières à Dieu sont : Mon Dieu, qu’il soit aussi heureux qu’il est bon ; et qu’il a rendu sa mère heureuse.
Je te presse contre mon cour comme si tu étais encore mon maill. ? et j’élève encore mon âme à Dieu pour le prier de te protéger
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 6)
21 novembre 1815
Je te commence ma lettre aujourd’hui, mon cher enfant, quoiqu’elle ne partira que vendredi, mais tu aimes les longues lettres, et quoi que je n’aie pas grand chose à te dire, je veux te parler comme si tu étais dans ma chambre. Le gros greffenelle est venu hier, il était en gaieté (il faut y avoir des dispositions aujourd’hui) et il m’a dit qu’il était persuadé qu’avant 3 mois tu aurais un procès for criminal conversation . J’espère bien que tu y feras attention, car cette pauvre Henriette est si malheureuse que c’est un roseau qui n’a plus que ton affection pour appui et pour abri.
Papa, à ce criminal conversation est sorti de ces méditations pour nous dire : j’avais pensé à tous les autres dangers, excepté à celui-là, et sans s’en apercevoir, les voilà qui (après le départ du greff.) me fait un long discours commençant à haute voix sur l’horreur de faire de la peine à Henriette et graduellement baisser de ton jusqu’à ce qu’il mâchonnât dans ses dents : à moins de faire un grand mariage. Moi, mon cher ami, je ne suis pas si prudente que lui , je marche à reculons vers l’avenir que … de voir et ma bonne , ma chère petite Henriette me pèse tellement sur le cour que je sacrifie sans regret toute aisance lointaine à la seule crainte de lui faire un moment de peine.
Pauvre papa, c’était par affection pour toi qu’il pensait à un grand mariage, et je crois qu’il parlait tout bas pour ne pas s’entendre lui-même.
Le gros greff. dit que si tu veux être ouvert, franc, rond (et surtout prévenant avec leur froid les anglais y sont fort sensibles) tu auras un grand succès en Angleterre, tandis que Sebastiani, avec son air un peu pincé, ne réussira pas si bien.
Je lui ai demandé ce qu’on donnait dans les châteaux aux domestiques ; il m’a dit qu’au bout de quinze jours on laissait deux guineas , c’est loin de ce que tu craignais
Je n’ai point écrit à Theodore ; depuis son retour, il n’a pas mis les pieds chez moi une fois ni pour nous remercier, ni pour avoir de tes nouvelles.
Oh ! mon pauvre enfant , mon cher ami, l’ingratitude, la bassesse de tous ces gens qui . m’ont toujours trouvée si disposée à les obliger me causent des nausées. Cependant je ne suis pas devenue tout à fait misanthrope car j’aime encore les gens que je ne connais pas. De même, je ne consens plus à m’adresser qu’à ceux que je n’ai jamais vu , alors je suis toute dégagée.
Ils ne me disent rien ; si je les trouve personnels, malveillants, je les quitte sans avoir à haïr ni à me plaindre mais ceux que j’ai comblés de bien, d’attentions si délicates, Mme Bertrand par exemple ! ah ! cela fait mal et c’est le monde qui dégoûte du monde.
Le maréchal Ney a écrit hier au Roi une lettre pleine de confessions, d’humiliation et de contritions. Il ne rachètera pas sa vie, et quand on a des enfants, il faut penser au nom qu’on leur laissera , en tout il faut laisser se pénétrer qu’en révolution, même dans un plaidoyer, on ne se défend qu’en attaquant. S’il eût dit : J’étais parti de Paris persuadé que j’allais défendre le Roi : mon ancien général a perdu, je n’ai plus senti que la gloire que nous avions acquise sous ses ordres, que l’humiliation où la France était tombée, son nom, sa présence ont été pour moi le tambour qui bat l’appel comme les soldats : j’ai marché, j’ai oublié le Roi, je n’ai vu que notre gloire passée. Si vous me condamnez : je dirai en mourant à mes enfants : Aimez la France , et servez-la comme je l’ai servie pendant vingt ans.
Au lieu de cela, sa femme lui fait tout employer pour sauver son reste d’années qu’il passerait dans les malheurs et l’humiliation si on les lui accordait.
Oh ! mon enfant, mon ami, toi, le seul bien de ma vie, jamais du moins je le crois, je ne te donnerai un conseil, faible et lâche si ta vie était compromise, je ne marcherais pas sans … je mourrai avant toi mais je ne te demanderai pas de te dégrader à la face de ces étrangers qui viennent à un jugement comme à un spectacle, cependant, qui peut répondre de soi pour ce qu’il aime ! Ma main a tremblé en écrivant ces mots : Si ta vie était compromise !
Mon, mon cher ami, je te quitte pour te reprendre demain, je serai trop triste, j’ai le coeur trop serré dans ce moment ! Mon enfant, je te demanderai … je crois que si tu étais en danger, je serai à genoux devant Dieu et les hommes.
(pièce 7)
22 novembre 1815
9h du matin
Les généraux Belliard, Colbert, . et 2 autres obscurs ont été arrêtés hier à Paris. On en ignore le motif. Gérard est parti hier pour Bruxelles. On dit que les trapistes de la . sainte quittent la Suisse pour venir s’établir en France. Les généraux devraient prendre leur établissement, et mener là une vie de moine en expiation de leur gloire passée. Ils chanteraient matines assez bien.
Mais je veux quitter les tristes réflexions, pour te conter une histoire arrivée à Angers ? en présence de Moncey ? qui par parenthèses t’offre ses hommages.
A Angers, deux enfants de 5 à 6 ans se sont mis à courir toute la ville en criant comme des aigles : Vive l’Empereur ! on les a arrêtés ainsi que leur mère, et menés devant le juge pour cris séditieux ; ce juge, qui l’était aussi sous Napoléon, a fait un long discours à la mère qui se trouvait être une de ces grosses réjouies de paysannes qui ne mettent pas…
Ce magistrat lui a fait un long discours pour dire que les parents doivent répondre de la conduite de leurs enfants, que si elle élevait mieux les siens, ils n’auraient point fait entendre de cris coupables. « Hé pardi, Monsieur le juge, a repris gracieusement cette femme, ces petiots ont crié : Vive l’Empereur ! parce qu’ils ne sont pas des girouettes comme vous ! »
Le juge est resté accablé du coup sans pouvoir dire un mot de plus, et comme un homme qui avait avalé de travers. Ce qui est plaisant, c’est que l’avocat de cette femme l’a fait acquittée, en prouvant, par l’imprudence même de ces paroles, qu’elle n’entendait matière à rien.
Je compte comme cela, t’écrire deux fois la semaine tout ce que je saurai, mais j’exige positivement que tu ne liras aucune de mes nouvelles à aucun Français . Aux Anglais, je ne demande pas mieux mais les Français écrivaient ici à leur familles que je te tiens bien au courant et de toute correspondance suivie et au tort réel.
L’affaire du cousin le dessinateur va fort mal, cependant, je ne crois pas à la peine capitale.
Mme de Fezansac est charmante pour toi et excellente pour moi. Ecris-lui un petit billet bien aimable, je t’en prie, je lui remettrai.
Ah ! mon Dieu, on m’apporte le journal, et ce pauvre Lavalette a été condamné à mort hier à 11 h du soir.
Mon enfant, qu’Henriette va souffrir !
A demain, je finirai ma lettre.
23 novembre 1815
Il n’y a pas d’exemples du courage, de la modération, que Lavalette a montré dans son procès.
Sa condamnation est une désolation générale, aussi, espère-t-on que le Roi fera grâce.
Mme Adèle de Casti. m’écrit sans cesse pour avoir de tes nouvelles.
Elle, son mari, son frère, sont fort occupés de toi. Cette pauvre Eglé au milieu de ses peines, m’a envoyé son valet de chambre hier matin, me dire qu’elle avait appris ce qui t’étais arrivé et me demande de tes nouvelles. Tu m’enverras un mot pour elle par une occasion.
C’est aujourd’hui le jugement du maréchal Ney, certainement quand je fermerai cette lettre il n’existera plus.
A demain mon cher ami, je t’aime de toute mon âme. Que je serai heureuse quand je te saurai dans l’heureuse Albion . C’est toujours en m’éveillant, à 7 h du matin, que je demande mon écritoire pour t’écrire. Hélas, dans tous les temps de ma vie, n’as-tu pas toujours été ma première pensée. Juge si je suis occupée de toi dans ce moment.
24 novembre 1815
Rien de nouveau, mon bien-aimé ami, et je ferme ma lettre pour qu’elle parte. Nous sommes ici d’une tristesse affreuse. Ah ! quelle vie !
Mais enfin, l’espoir de te revoir fait tout supporter.
Je t’embrasse de toute mon âme. Papa t’embrasse. Ta tante aussi.
. a en horreur tes chevaux, elle en est aux convulsions.
(pièce 8)
25 ? 1815
Ah ! mon enfant, prépare ton âme à tout ce qu’il y a de plus douloureux pour ce pauvre Lavalette. Le Roi a refusé sa grâce à tout le monde. Le duc de Feltre s’est rappelé son ancienne amitié pour ce malheureux et a été vivement solliciter pour lui, sans rien obtenir.
Le duc de Raguse aussi. Enfin tout le monde s’y emploie et jusqu’ici sans succès. Il n’y a plus d’espoir que dans la Cour de Cassation, mais qu’espérer des juges après tout ce que nous voyons.
Frementel me disait hier que les Anglais resteraient à Paris beaucoup moins qu’on ne l’avait demandé , parce qu’officiers et soldats étaient détestés du peuple à un point indigne et qu’ils n’y seraient même pas restés du tout si le Roi ne l’avait vivement sollicité. Mais je pense que la cour travaille à augmenter cette rage là du peuple parce qu’elle préférerait de beaucoup avoir des Russes ou des Prussiens, je ne crois pas que dans aucune circonstance les anglais tirassent sur les peuples, et les autres s’y délecteraient.
On t’a trompé sur le duc de Feltre, il a été très bon, très poli pour moi, et non seulement il a fait de suite le rapport au Roi, mais aussitôt qu’il a eu l’ordre, il me l’a écrit, politesse que M. Bego n’a jamais eu, mais comme ce dernier déteste l’autre, Casimir en dit beaucoup de mal.
Il est venu aussi me conter cela et je lui ai répondu par la lettre du duc de Feltre ; tu as encore deux mois devant toi pour que ton congé expire ; alors je ferai tout ce que tu désireras et m’ordonneras pour ta retraite.
(Mais ce qui doit influer sur toute la vie ne doit être fait qu’avec réflexion et lorsque la circonstance qui mature est arrivée)
On assure qu’il vient de se former une décision dans la Chambre des députés. Les ultras avaient une espèce de club où ils arrêtaient tout ce qu’il y avait à faire pour réagir, les constitutionnels viennent d’en former un où ils conviendront de ce que l’on pourra proposer pour arrêter. On en espère.
J’en doute fort, nous sommes à ce point où la France me paraît un bon livre ouvert par le milieu que les amis de la liberté veulent lire de gauche à droite pour arriver à la fin, et que les Royalistes lisent de droite à gauche voulant regagner le commencement.
Voilà notre situation. Qui l’emportera ? Je l’ignore. Ce sera peut-être des gens qui ne savent pas lire du tout.
Adieu, cher ami, à demain, je t’aime de toute mon âme.
Alph. est arrivé et m’a remis ta lettre.
Mets une carte chez lord Castlereagh. S’il ne te fait rien dire, restes-en là. Va tout de suite à la campagne chez le duc de Bedford, mais après avoir vu ce bon et excellent lord Holland et Baring Alexandre . Si tu vois milord Gray, dis-lui que je me rappelle d’avoir dîné une fois avec lui chez lord Lansdowne le père, mais que dans ce temps j’étais une sotte qui croyait que tous les partis devaient avoir la bonne foi de s’entendre en France pour le bonheur de la patrie et que l’expérience m’a rendu le joli service de m’apprendre qu’exemptés quelques âmes élevées (victimes de tous) chacun voudrait que la résolution s’arrêtât à sa porte sans entrer chez soi, que jamais le moi n’a tenu une si grande place et l’individu une si petite.
Enfin que je suis triste, découragée, et que je voudrais être morte avant l’humiliation de mon pays.
Mais pour le coup, à demain.
Mets une carte chez lord Garmouth, ceux qui te la rendront tant mieux, ceux qui ne viendront pas tant pis. C’est à peu près égal.
Défends ton pays toujours, parle avec reconnaissance de ton ancien bienfaiteur, avec regret qu’il ne se soit pas arrêté après Tilsit, avec douleur de ses malheurs, des détails sur sa bonté dans son intérieur, ces anecdotes qui font revenir sur le caractère personnel , honorent ceux qui lui étaient attachés, mais tout cela avec un petit nombre d’amis. Je voudrais que les généraux eussent la tristesse du coursier arabe dont le maître n’est plus, mais qui retrouveraient leur courage et leur vigueur pour défendre encore leur pays.
Enfin, ne parle jamais de la France , de toi, de ton ancien général, qu’entre un petit nombre d’amis, mais toujours avec cette élévation, ce respect de soi qui n’offense point les autres, mais ne permet pas qu’on vous humilie ou plutôt qu’on l’essaye. Point de chants que presque seul , ou à la campagne et seulement avec ceux qui aiment la France.
Joue au whist, chasse, pêche, et sois simple (Ta réputation militaire en France, celle d’homme d’Etat qui cherche à s’instruire des lois et … du pays si éclairé doit nous venir ici de Londres sur toi) et bon. Le reste viendra graduellement. Cause avec Baring, et dans trois mois, va retrouver cette pauvre Henriette, ou qu’elle vienne te chercher, c’est ce que j’aimerais mieux. Ornano va sortir, et a un passeport pour l’Angleterre. Colbert va y aller aussi, celui à moustache blanche, j’ignore son prénom.
A demain, mon bon, mon cher enfant, que mon âme est triste.
Assiste exactement aux débats des Chambres, apprends bien l’anglais, que l’on sache bien , et qu’il nous revienne ici que tu ne t’occupes qu’à t’instruire ; alors on te laissera tranquille là, et ton pays te regrettera ici. Cela te servira dans ta longue carrière
(pièce 9)
25 novembre 1815
C’est à Odessa que M. de Richelieu a gagné la réputation d’honnête homme et homme d’état, qui le rendait un point de mire, un objet d’espérance pour tous.
Tu peux être encore utile à ton pays, t’y préparer est un devoir, l’espérer, encore une consolation ; enfin (comme disait Bossuet dans l’oraison funèbre du grand Condé en parlant de son retour d’Espagne) « Il nous revient avec ce je ne sais quoi d’achevé que le malheur ajoute aux grandes vertus. »
Du reste, revenons à l’économie de la maison, on ne touche pas tes rentes, et tes chevaux sont si vieux, si usés, qu’ils ne pourraient pas aller loin.
A demain, cher ami, je ne peux vraiment pas te quitter.
ce 27 novembre 1815
Je ne t’ai pas écrit hier parce que j’ai un de ces gros rhumes de tête qui m’ont fait pleurer tout le jour. Je suis mieux aujourd’hui, le duc de Bedford a eu la bonté d’ecrire à lord W… Russell qu’il avait pour toi toutes les attentions que méritaient ta conduite et ton caractère qu’il admirait beaucoup. Cela m’a rendu fort heureuse.
La Valette aura 27 jours avant que la Cour de Cassation puisse appeler son affaire, en espérant pendant ce temps obtenir sa grâce. Je ne le crois point, parce que le jour où il a été condamné, il a écrit à Raguse dont il avait été l’ami intime, d’abord pour lui dire qu’à cette heure suprême, il ne se souvenait que des affectionsde sa jeunesse, et qu’il lui demandait d’obtenir du Roi que sa mort du moins fut celle du brave ayant été militaire si longtemps, que la seule grâce qu’il demandait était d’être fusillé au lieu de guillotiné. Le Roi l’a refusé. Ceci n’en parle point, car il ne faut rien aigrir contre cet excellent homme tant qu’il vit.
Adieu cher ami, que je t’aime, et avec quelle joie je donnerais ma vie pour assurer ton bonheur et ta santé.
Papa t’embrasse. La famille se porte bien.
Lord Castlereagh, en quittant M. de Tall… auquel il s’était fort attaché ici, lui a dit : Si ceci s’établit, vous ne pourrez pas rester en France et vous viendrez chez nous. S’il y a du trouble, nous reviendrons ici.
Tire de cela toutes les inductions ? que tu voudras.
Adieu cher ami de mon âme, dès que le Camoëns sera fini, j’irai te voir. Je crois qu’on voudrait bien faire changer d’air à Casimir … contre toute espérance.
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 10)
29 novembre 1815
J’ai reçu hier ta lettre de Francfort mon cher ami. Je suis comme toi bien fâchée qu’on t’ait fait faire autant de chemin pour rien. Mais enfin te voilà hors de cette chère France que l’on rend si malheureuse ! Je ne voudrais pas sortir de chez moi quand même, je n’y suis pas retenue par le sage désir de sombrer sans voile, jusqu’après l’édition de Camoëns.
J’ai écrit à cet excellent Lavalette le lendemain de sa condamnation, voilà une copie de sa réponse car je garde l’original comme quelque chose qui me sera toujours précieux, en espérant que lorsque le sort du Maréchal Ney sera décidé, le Roi commuera la peine de Lavalette en un bannissement. Moi, je n’ose l’espérer.
Mme de Vaudémont a été parfaite pour lui. Elle sait être amie. Le duc de Raguse, le duc de Feltre, très bien, aussi bien que possible, enfin, c’est un intérêt général. Il reçoit la récompense d’une vie toute vertueuse, d’une bonté qui le rendait le père de ses administrés, et d’une obligeance, d’une douceur, qui lui assuraient autant d’amis qu’il avait de connaissances.
Je ne vois guère habituellement que Mme de Fezansac et nonore (connais-tu ce petit nom d’éléonore) Cette dernière est bien malheureuse au positif elle n’a pas de pain, enfin que quelques fois, il lui échappe qu’elle se jettera dans la rivière, tu juges que cette société n’est pas propre à me distraire de mes peines, mais si j’apporte un peu de soulagement aux siennes, je ne me plaindrais pas.
M. de Tall… affecte une gaieté qu’il n’a point, il doit savoir que Madame la duchesse d’Angoulême ne parle jamais de lui qu’en l’appelant l’apostat
Mme de Laval est, dit-on, dans une grande dévotion, son fils est des plus purs. Je suis persuadée qu’à sa dernière heure, M. de Tall… la maudira. La baronne de Montmorency qui a dîné chez l’Emp… pendant les trois mois, n’ose pas revenir de la campagne tant elle a peur d’être mal reçue dans sa famille et dans sa société ; enfin l’intolérance se ravive chaque jour au lieu de s’affaiblir.
J’espère que Carbon… ira te voir dès que son affaire de demi-solde sera fixée ; au milieu des grands malheurs, il a un petit chagrin dont il était tout jaune c’est qu’en déchargeant son fusil, il a crevé un oeil à son chien.
M. Harel ?, l’amant de Mme Duchenois est arrêté, elle n’en joue que mieux la tragédie car elle est furieuse.
Voici, mon cher ami, des lettres que j’ai reçues pour toi, je les ouvre pour la commodité du paquet, mais je te jure devant Dieu, et à toi, que je n’en lis pas une ligne.
Que de malheurs à travers les grandes atrocités. Tu sais combien ce pauvre La Valette aime sa fille, elle a treize ans et demi, à cet âge les impressions sont si vives et la force si faible ! Cette pauvre enfant a voulu voir son père qu’elle adore ; le lendemain de la condamnation, on l’a amenée dans la prison. Dès qu’elle a été entrée, le géolier a refermé la porte sur elle, elle a voulu courir se jeter dans les bras de son père, mais la pensée de sa mort l’a tellement saisie qu’elle est tombée sans connaissance aux pieds de ce malheureux homme. Il l’a tenue deux heures, froide comme la glace sans pouvoir la rappeler à la vie, ne sachant même pas si elle existait encore et n’ayant pas une goutte d’eau à lui donner pour la secourir ; il criait, il appelait, personne ne répondait.
Du reste, sa femme est accouchée d’un garçon il y a six semaines et il est mort il y a 8 jours, pauvre enfant, il a bien fait de mourir.
Adieu, cher ami, je suis si contente, mon sang coulera si doucement quand je te saurai arrivé en Albion. Jusque là cette mer, ce mal de mer me tourmentent un peu, est-il possible d’aimer et de négliger la plus légère inquiétude. Hélas, mon coeur les ressent toutes. N’es-tu pas mon enfant le plus cher bien de ma vie.
Papa t’embrasse. La famille parle toujours de toi et se porte bien.
Copie de la lettre de Lavalette
(pièce 11)
Je ne vous fais pas de remerciements, madame, vous avez une âme privilégiée sur laquelle on compte dans le malheur, mais votre lettre m’a fait grand bien. Vous me parlez de Charles, que je vous en remercie ! vous savez combien je l’ai toujours aimé, et dans mon infortune, j’aime à m’entretenir avec lui. Pauvre mère, hélas ! Est-il bien ? Ne court-il point de danger ? Si vous pouvez lui écrire, dites-lui que son souvenir me fait du bien (je lui avais écrit que tu m’avais demandé de ses nouvelles et que tu serais comme moi désolée de cet infâme jugement) , que dans l’élévation de mon infortune, je pense à lui et que je souris à l’idée qu’il m’approuve et qu’il s’attendrit sur moi. Je ne sais pas ce qu’on fera de moi. Je dois croire à la bonté du Roi. Je me berce doucement d’une illusion qui s’évanouira peut-être, mais j’ai au fond de mon coeur une réserve, une portion de courage hors de toutes les atteintes.
Adieu, adieu madame, aimez-moi toujours un peu. J’en suis digne par mon attachement pour vos aimables qualités de coeur et par mon admiration pour celles de votre esprit.
Rappelez-moi au souvenir de M. de Souza si respectable si digne de son nom et de sa noble réputation.
L.V.
La personne qui m’a envoyé cette lettre m’écrit que sa douceur, son courage ne peuvent être comparés à rien. Il est meilleur pour les autres, plus détaché de lui-même qu’on ne peut l’exprimer.
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 12)
10 décembr e 1815
Je te commence une lettre aujourd’hui, mon cher enfant, quoiqu’elle ne partira que demain, réparation au maréchal Ney, jamais on n’a montré un plus grand et plus beau courage, c’était sa femme, et point lui, qui avait écrit la lettre dont je te parlais dans une de mes précédentes ; lui, a été très noble, très habile pendant le procès, et au moment de l’exécution, il a dit aux vétérans : « Mes ami, je meurs par un jugement inique, mais j’en appelle à la postérité, j’ai combattu 25 ans pour la patrie ; vive la France ! Vive mes amis ! Soldats, faites votre devoir ! » et il a crié plus fortement : « Vive la France ! » et est tombé.
Mme Ney est presque folle, elle fait des cris affreux et maudit tout ce qu’elle aimait.
Paris est d’une tristesse affreuse.
On l’a fusillé au bout de la grande allée qui va du Luxembourg à l’Observatoire car un peuple énorme s’était posté à Grenelle, lieu ordinaire de ces exécutions et on était inquiet.
La nuit, il a vu sa femme et ses enfants , il a parlé longtemps bas aux deux aînés, on ignore ce qu’il leur a dit.
Le général Wilson, qui a donné de grandes marques d’attachement à Mme Ney pendant le procès, s’en allait le soir, montant l’allée du Luxembourg pour voir le lieu de l’exécution ; il a vu trois militaires qui en revenaient, et fort de son attachement ; il s’est approché d’eux, et leur a dit : Messieurs, n’est-ce pas ici que le maréchal Ney a été fusillé ?. Un d’eux, reconnaissant son accent lui a répondu avec violence : Il n’a pas été fusillé !- Hélas si, a repris Wilson – Eh bien ! S’il l’a été, c’est par le fait de vous autres, c’est vous qui l’avez mené là ! Et ils ont continué leur chemin. Oh ! je crois qu’à présent, s’il y avait une guerre où un Français put être , on ferait difficilement dix capitulations.
Te souviens-tu du jour où près de ma cheminée tu me disais que ce gouvernement provisoire deviendrait l’exécution de la France.
Mme Ney veut aller s’établir à Florence , je doute qu’on l’y reçoive. Ce qui est sûr, c’est qu’elle ne veut pas rester ici.
A demain, cher ami, je reprendrai ma lettre. On est fort inquiet pour Drouot dont on commencera le procès. On espère pour Lavalette, parce que l’opinion s’est fortement montrée.
11 décembre 1815
Je reviens à ce pauvre maréchal Ney, car on ne peut à autre chose : on a été d’une dureté extrême avec lui, le jugement avait été prononcé à une heure du matin et c’est à 8 h qu’on est venu lui dire qu’il allait être fusillé, il a demandé jusqu’à 4 heures (pour mettre de l’ordre à ses affaires) on le lui a refusé. Il a demandé à voir son beau-frère : refusé . Son homme d’affaires : refusé. Au moins un garde national pour transmettre ses volontés : refusé. Et on l’a mené à la mort sans un ami, sans personne des siens qui prit intérêt à lui. A 8 heures 25 minutes, il n’était plus. Pendant ce temps, Mme Ney était allée aux Tuileries pour tâcher de voir le Roi et de prier pour la grâce. C’est là, c’est dans l’antichambre des valets qu’elle a appris que son mari n’existait plus. Elle a des moments de folie depuis cet instant où elle jette des cris affreux.
Le Roi a prié le duc de Wellington et les Anglais de s’en aller sur la frontière parce que l’on cherchait à animer contre les Anglais dire qu’on les a gardés ici pour l’exécution du maréchal , et qu’après on les renvoie.
Le duc de Wellington qui avait fait venir sa femme, qui attendait ses enfants le dix-huit, est dit-on, peu flatté du compliment. Le Roi lui a dit qu’il était sûr de l’amour de son peuple. Le fait est que c’est la faction Russe qui a fait cela et que le ministère et la Cour sont tout Russes.
Ce qui est sûr, c’est que ce qu’on appelle les Bonapartistes étaient beaucoup plus poli pour les Anglais, et cela étonnait la Cour de tout ce qui les étonne, les effraie. On a beaucoup répandu ici que si le duc d’Orléans avait été prier le Prince Régent de s’intéresser au maréchal Ney et avait réclamé la capitulation de Paris, j’ignore si c’est vrai, mais tout le monde le croit, pour s’en offenser, ou s’en réjouir.
Une chose fort extraordinaire est que la veille du jugement, il est venu au palais Royal un homme à la livrée du duc de Wellington dire que son seigneur venait de recevoir une lettre du Prince et que son altesse arriverait le soir . Les aides de camp, les secrétaires, ont fait chauffer, éclairer, préparer un souper , attendant jusqu’à une heure du matin. Point de Prince. Le lendemain, un aide de camp (que tu connais) a été chez sa seigneurerie savoir ce que cela voulait dire ? Milord s’est mis fort en colère, a dit que c’était un tour de la police, qu’il n’avait point envoyé , pas un de ses gens n’y avait été, on se casse la tête pour savoir à quoi cela rimait.
Ecris-moi tout simplement comme tu m’écrivais de Lyon, à la même adresse, parle-moi de ta santé, des bons traitements que tu éprouvais, j’espère, et rien de public questions. Les anglais n’étant plus ici , Fromentel ne peut plus recevoir tes lettres.
Quand ils seront partis, je t’écrirai aussi avec beaucoup de circonspection. Je te dirai seulement que je t’aime de toute mon âme parce que c’est le sentiment de tous les tiens, plus vifs encore dans le malheur.
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 13)
13 décembre 1815
Je commence ma lettre aujourd’hui quoiqu’elle ne partira que le 15. As-tu été chez M. Alexandre Baring, il a une lettre pour toi que je désirerais que tu lusses. Je t’y recommandais d’aller faire une visite à la personne que j’ai tant vue en Suisse. Ecris-lui d’abord pour savoir si elle veut te recevoir. Mande-moi bien qui tu vois, comme tu te trouves partout ; que j’aime les gens qui te soignent.
Il y a des personnes que j’aime et qui ne s’en doutent pas, seulement parce qu’elles m’ont demandé de tes nouvelles pendant que tu étais à l’armée.
ce 14 décembre 1815
Mon enfant, dorénavant je numéroterai mes lettres afin d’être bien sûre qu’il ne t’en manque pas. Fais-en de même. C’est le 16, sainte Adélaïde, je passerai ce jour bien triste et bien seule. Tu… du souvenir bien gai et bien heureux. Et pour cela, oui je ne veux regarder que le passé, je craindrais de voir l’avenir. Mlle Le Normand que j’ai été consultée hier, m’a cependant dit que d’ici au mois de mars j’aurai trois grands chagrins que je surmonterai, une maladie dont je reviendrai d’ici à 2 ans ! mais que du 23 mars au 9 d’août, j’aurai un très beau changement de position et une position visiblement durable. H élas, en écoutant cette sorcière, si je ne t’avais pas eu, si tu n’étais pas tout mon avenir, si depuis bien longtemps je n’avais pas sauté par-dessus moi pour ne m’occuper que de toi, j’aurai dit comme cette vieille de Marmontel qui avaitété aussi consulter les devins :
De l’avenir point de nouvelles
Ils ne m’ont dit que le passé
Les plaisirs d’un âge avancé
Sont les plaisirs qu’on se rappelle
Encore de toutes ces années, il n’y a que ton enfance, que toi, sur qui je reviens sans amertume, sans mécompte ; tu as toujours été parfait pour moi ; et si j’ai des regrets, c’est de n’avoir pas mieux prévu plus fait encore pour ton bonheur, au lieu que les amis soutiennent difficilement les retours sur le passé.
C’est aujourd’hui que l’on juge l’appel en Cassation de ce pauvre Lavalette. Son avocat a bien peu d’espoir et je n’en ai aucun. Quels regret ! C’est là un de ses amis qui peuvent soutenir le microscope (?) Drouot est triste, mais résigné à son sort, donc il n’espère rien. Mme de Castiglione qui veut que je te dise mille choses, pour elle, me faisait observer l’autre jour que tout ce qui avait porté le titre de maréchal d’Empire avait péri de mort violente, Murat, Berthier, Brune , Ney, et pour Bessières, Lannes, et l’on peut y mettre ce pauvre Duroc , il n’y a point là de fin entourée d’amis, de parents, de soins ni de larmes. Tout est terrible !
Mon enfant, je te quitte, car je suis bien triste, je te reprendrai quand j’aurai un peu chassé ces idées noires.
Je te reprends pour te dire que le gt provisoire d’… Baude avait fait leur marché avec le Roi par l’entremise de Vitrolles, avant de signer la capitulation de Paris. Tout finit par se savoir .
Mais venons à toi. Prends bien garde en Angleterre de jouer avec ton esprit, de faire comme ce pauvre M. de Narbonne, qui ne parlait qu’en contre-vérités que l’on prenait pour de véritables sentiments (Même en riant, et l’on en pensait beaucoup de mal) Ne dis jamais du mal de toi, car on le prendrait au pied de la lettre. Enfin, que toutes ces paroles te fassent estimer autant que tes actions.
A demain, cher ami.
ce 15 décembre 1815
Nous sommes aujourd’hui le 15. Demain l’on fête les Adèle . Aujourd’hui, tu m’aurais embrassé , peut-être chanté . Te souviens-tu , rue d’Anjou, lorsque tu allas donner pour boire à mes gens en ayant l’impertinence de leur dire : « C’est aujourd’hui la fête de maman, buvez à ma santé » Hélas, tu avais bien raison, il n’y avait pas de fête pour moi si tu étais malade ou malheureux, mais toute cette confiance de 16 ans que tu avais alors, avait alors un grand charme pour moi .
Je vis ainsi de mes souvenirs, ce que tu as fait de bien, ce que tu m’as dit de tendre, je recherche tout et souvent je suis bien heureuse, souvent, bien souvent.
Je t’ai mandé qu’ Henri de la Bedoyère avait demandé et obtenu la place de sous-lieutenant des gardes du corps, on a fait tant de cris sur cette grâcele prix du sang de son frère. Il a reçu tant de lettres anonymes qui le traitaient d’infâme, il a été si mal vu dans son corps qu’il vient dêtre obligé de quitter, et il est nommé colonel de la garde nationale à cheval. Voulant dire, il avait une place qui ne rapporte rien afin qu’on voie qu’il n’est pas intéressé.
Du reste, malgré tous les désagréments qu’il a eu, il n’a cherché querelle à personne. Ce que c’est que la douceur !
Le duc de Wellington a paru bien aise hier que tu fusses arrivé à bon port et qu’on te reçût bien en Angleterre. Non seulement le Roi a dit qu’il n’avait plus besoin des Anglais, qu’il les invitait à s’en aller, mais il les pressa de déguerpir, et je sais qu’intérieurement ils en sont très blessés. Nous sommes tout à fait Russes ! Il n’y a rien de tel que de s’appuyer aini sur des voisins !
(pièce 14)
Le général Decaen a été arrêté avant-hier à 5 h du matin dans son lit et mené à l’abbaye. On en ignore le motif. Les autres généraux Colbert, Belliard … qu’on disait devoir relâcher après l’affaire de Ney , sont toujours en prison et l’on ne sait pas comment finira leur affaire.
Que je suis heureuse de te savoir en sûreté et en liberté. J’ai remis à Mme de … les deux lettres pour ta cousine car tu ne m’as pas donné de direction pour les envoyer. Elle a dû les faire partir à l’adresse d’un tiers. Cette pauvre cousine est en voyage, c’est ce qui fait apparemment qu’elle n’écrit point, je n’ai rien à t’envoyer aujourd’hui.
Apprends bien l’anglais ; pour te remettre les mots dans la tête, il te suffira de lire un ou deux ouvrages dans cette langue. Que je me félicite d’avoir été une mère barbare et de t’avoir mis dans cette école anglaise , toi pauvre petite créature qui n’entendait pas un mot de ce qu’on y disait . Je t’avais repris là, et jeté dans un pays allemand, nous en ferons autant à Auguste, pauvre petit ! Je ne sais si je te l’ai déjà écrit , mais l’autre jour il est rentré tout colère parce qu’il avait froid et m’a demandé : « Pourquoi fait-il froid quand il fait soleil ? »
Ah mon Dieu ! on m’apporte mon journal, le tribunal a confirmé l’arrêt contre ce pauvre M. de La Valette, il n’y a plus d’espoir que dans la grâce, on s’en flatte, j’en doute ! et je suis sûre, mon enfant, que nous sommes malheureux !
Je t’embrasse.
Lord Kinnaird. me charge de te direque son beau-frère peut t’être fort utile pour t’éclairer sur le prix de toute chose.
On m’assure que les lettres que je t’envoie par le courrier ne coûtent rien à ceux à qui je les adresse par Frementel (?) les tiennes ne lui coûtent rien non plus.
Ah, que je suis triste !
Je t’embrasse de toute mon âme. Papa te dit mille choses. Il est plus mélancolique que jamais, et je n’ai plus eu de quoi le distraire ; nous passons des heures à nous regarder sans parler et à soupirer.
Enfin, tu es en sûreté et j’en remercie le ciel.
Dis à lord Holland qu’il devrait s’abonner au journal de Gand (?) c’est là où il verra nos affaires . Il est fort attendu en France.
Puisque tu es à Holland House, est-ce que tu ne crains pas d’y … Restes-y tant que tu sentiras que tu peux y …
Adieu, cher ami, je t’aime de toutes les forces de mon âme.
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 15)
Ce 25 décembre 1815
Mon enfant, je viens d’être un peu souffrante de ce qu’on appelle la fièvre d’orties, autrement dit nettlerash (urticaire) , on se gratte jusqu’à s’écorcher et l’on ressemble asez à un tableau espagnol où il y a toujours un teigneux comme le chien du …
Je ne puis … à t’écrire des détails de l’évasion de ce pauvre Lavalette, il est donc parti , soutenu par sa fille et sa femme de chambre. De sa femme, (car Mme de La Valette est si malade qu’elle ne pouvait marcher sans ses deux appuis) Arrivés à la grille, les porteurs (?) ne se trouvent point ; un géolier passe ; et soit pitié ou curiosité , il regarde attentivement la prétendue Mme de Lavalette , sa fille s’en aperçoit, se jette au col de son père comme pour l’embrasser, mais afin de cacher son visage avec sa tête, en lui disant de manière à être entendue par ce géolier : « Ne pleure pas, maman, nous le reverrons demain ».
Quand on s’est aperçu de l’évasion, on est venu intérroger Mme de Lavalette qui, au lieu de répondre, a été si heureuse de savoir son mari sauvé qu’il lui a pris une de ces attaques de vives convulsions qu’elle ne pouvait contenir. Les ministres lui parlaient, et elle riait à mourir ; ils ont été furieux car la mystification avait par elle-même quelque chose de si risible qu’ils ont cru qu’elle se moquait d’eux . Tout simplement la pauvre femme était bien malade, et l’est encore, sa femme de chambre et elle sont en prison.
Où est la boîte que tu me demandes, tu as donné tes affaires à garder à tout le monde excepté à moi, et je ne sais où prendre ce que tu désires.
Le budget de M. Corvette (?) réussit fort bien. Les chambres sont abominables. On vient d’ôter à Bruno de Boisgeslin la place de commandant de la garde nationale à cheval pour la donner au duc de Fitz-James ; les princes gouvernent toujours ; et le pauvre Roi me paraît le vieillard à qui chaque parti arrache les cheveux. Il faut avoir bien envie de trôner pour consentir à régner ainsi. Ce que je t’avais dit sur le déplacement d’Henri La Bedoyère ne se vérifie pa, il est toujours dans les gardes du corps, mais toujours mal vu.
Dis-moi si tu as été chez M et Mme Alexandre Baring, la femme était disposée à t’aider de tous les bons conseils possibles, et le mari aussi. Je t’en prie, vas-y, et puis dis-moi que tu y as été. Mon enfant, tout le monde en Angleterre va t’examiner du moins c’est ce que tous les Anglais ici me disent : Sois doux, tes propos de la plus exacte moralité. Tu es déjà assez disposé à être dévoré, mais souviens-toi que toutes les habitudes des Anglais sont morales. Sois simple et rond avec les hommes, attentif, poli, mais sans galanterie avec les femmes. Enfin puisses-tu comme Fontenelle, d’abord vivre au siècle, puis dire comme lui : « J’ai quatre-vingt ans, je suis Français, et je n’ai jamais donné le plus petit ridicule à la plus petite vertu. »
On ne trouve que 50 louis de ton cheval noir, parce que les Anglais qui s’en vont donnent leurs chevaux pour rien, leur départ comme leur arrivée nous ruinent.
Papa a été enchanté de cette édition première de Camoëns ; il la cherchait partout et désespérait de pouvoir la trouver, mais dis bien à lord Holland qu’il était en tête des amis à qui nous comptions offrir notre chef d’oeuvre, avant même qu’il eut contribué à sa perfection.
Es-tu allé voir Mme de Tall… Il serait plaisant que ce fut à nous qu’elle demandât des consolations.
Ta cousine est arrivée à Constance et paraît s’y trouver bien. Je n’ai plus de lettres d’elle. Louise a écrit à … Je suis assez malheureuse dans cette relation : quand on est content d’Auguste, on ne pense qu’à lui ; quand il s’est mal conduit, c’est contre moi que l’on est fâché. Enfin patience, au moins la vie s’use dans la peine comme si l’on était heureux.
Lord Holland a écrit ici que tu réussissais très bien et avec tout le monde.
Fais-moi un jour des compliments pour Gallois. Lord W… est très bien , il a été hier à la chasse chez Gabriel. Je ne sais s’ils ont beaucoup tué.
Je suis très contente de te savoir établi à Holland House, restes-y tant que l’on voudra bien t’y garder. Tu ne saurais être mieux. As-tu été chez lord Jersey ?
Le gros greffenelle me charge de mille choses pour toi.
Ecris-moi, ne fut-ce que qu’une ligne deux fois la semaine, sans quoi monsieur le général, je ne vous écrirai plus, et prie lord Holland d’envoyer tes lettres par l’amb… Ch. Stuart , adressées sous double enveloppe à lord Kinnaird. S’il partait, il arrangerait que tes lettres fussent envoyées par Stuart . Jusque là, il ne prendra point la peine de lui en parler.
Auguste, le petit, est toujours la passion de papa : tu n’as pas l’idée quel petit caractère il a déjà. Il était sur mes genoux, et comme il avait fait une petite malpropreté dans son lit, sa bonne a dit qu’elle le menait aux Tuileries avec une savate et un écriteau au dos ; il a très froidement répondu : « J’irai, cela ne m’empêchera pas de jouer » . Cependant, je crois bien qu’il pleurerait avant de partir., mais il est si froidement entêté, que c’est curieux, et difficile à élever, car il ne faut pas trop ôter son caractère ! C’est si rare !
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 16)
27 décembre 1815
Je te souhaite une bonne année, mon bon fils, mon excellent ami, enfin le trésor de ma vie !
J’ai été consulter Mlle Le Normand qui m’a dit que du 7 mars au 13 d’août, je serai parfaitement heureuse, et d’un bonheur durable. J’ai tout de suite rêvé à ce qui pouvait t’arriver, car aucun bien véritable ne peut être senti par moi, s’il ne passe par toi, mon cher ami.
Du reste, elle avit prédit à nonore qu’elle ferait une chute, et le soir même elle est tombée à la renverse dans ma cour ; comme elle est grosse, il a fallu la soigner, elle en a été plusieurs jours souffrante, mais elle est bien. A moi, elle avait dit qu’il y avait un vol de fait à quelqu’un de ma maison, mais pas à moi ; à quelqu’un véritablement qui est chez vous mais n’est pas à vous. Et voilà que véritablement , le lendemain, un Anglais qui est chez M. Willy a été presqu’assommé dans le coin de la rue de la Madeleine qui va au boulevard, qu’on lui a pris tout ce qu’il avait sur lui, et qu’on l’a rapporté chez moi dans un état pitoyable. Dès que les malheurs prédits sont arrivés, il faut espérer les bonheurs annoncés, ce qui me fâche, c’est que leur époque est toujours plus éloignée que les peines. hélas ! pour nous, on ne parle bonheur qu’en tremblant.
Après toutes ces niaiseries, je te dirai, mon cher ami, que le nettlerash (urticaire) est bien la plus désagréable chose du monde, qu’elle me tient encore, qu’elle rentre, sort, et qu’après s’en croire débarrassée. elle revient avec une nouvelle force, mais c’est comme les rages de dents qu’on ne plaint point parce qu’on n’en meure pas, et comme ici j’en suis quitte pour mettre mon pauvre corps en sang, l’on ne fait qu’en rire.
Papa grille d’avoir le Camoëns de lord Holland, aussi tâche de nous le faire parvenir le plus tôt possible.
Les purs sont désolés que tu sois bien reçu en Angleterre, que tu y trouves appui et consolation. Dis à la duchesse de Bedford que lord William, avec son petit air doux et de ne pas y toucher, lorsque ceux qu’il connaît lui demandent des nouvelles de Woburn, il ne manque jamais de répondre : il y a chez mon père le général F… ! qui est bien aimable, bien estimé, et il varie ton éloge suivant le chagrin qu’il cause.
Du reste, ce Régime, pas plus que l’autre, ne peut se faire à la noble liberté anglaise, on a beaucoup crié au scandale parce que le jour où l’on a appris l’évasion de M. de Lavalette, neuf des plus huppés ont été dîner chez Robert , et devant les garçons du Restaurateur , l’un a porté ce toast : « Au bon voyage de Lavalette ! » et l’autre bout de la table a répondu : « A la bonne santé de sa femme ! »
De jeunes officiers anglais se sont amusés à acheter tous les boutons à l’aigle qui se trouvaient encore au Palais Royal. La police en a porté des plaintes au colonel Bernard qui commande à Paris et qui a répondu : « Les anglais achètent tout ce qu’ils veulent, pourvu qu’ils payent »
Je suis charmé de te savoir à Holland House. Restes-y jusqu’à ce que tu t’y sentes importun. As-tu vu Lord et Lady Jersey ? C’est encore une maison où l’on sera bon pour toi. Va mettre une carte chez lord Levison Gower et lady Henriette. Pendant le peu de jours qu’ils ont passé ici, ils sont venus chez moi, ont demandé de mes nouvelles et des tiennes avec intérêt. Peut-être en Angleterre ne te verront-ils pas car je les crois ministériels (?) mais, vas-y toujours mettre une carte.
Lord William m’a dit qu’il aimait beaucoup lady Holland, que c’était la meilleure amie qu’il y ait au monde lorsque quelqu’un lui plaisait, enfin une personne de coeur, tout à fait de coeur, et comme elle t’a nommé dans une lettre à Mme de Coigny, mon favori Charles, je la connais trop vraie pour n’avoir pas toute confiance dans sa bonté pour te guider.
Enfin, mon esprit se repose, mon coeur s’appuie sur elle, et sur l’excellent lord Holland pour être la Providence qui remplacera ta pauvre mère.
On a été dans plusieurs maisons chercher ce pauvre L.V. (Lavalette) , on ne l’a trouvé nulle part et l’on croit qu’il est arrivé à Bruxelles en uniforle anglais. M. Willy, qui voit beaucoup de purs m’a raconté qu’il avait dit à l’un d’eux : « Mais qu’avait fait M. de L.V. ? Le Roi était parti, il est aussi innocent qu’ aucun – Oui, a répondu l’homme de bien , mais il faut des exemples ». Enfin, Willy m’a ajouté , j’étais très Royaliste en arrivant ici mais ces personnes m’ont rendu le plus grand jacobin, pour la France, s’entend.
Une grande et belle Adèle me charge de te dire mille choses, elle prétend que je serai débarrassée de tes chevaux le mois prochain, je n’ose pas m’en flatter , mais elle avait l’air si positive, si sûre de son fait, qu’elle m’en donnait des éblouissements jusqu’à ce que nous soyons débarrassés de toute ton écurie. Je te dirai que j’ai vendu hier le cheval noir 50 louis et dans ce moment où les chevaux sont pour rien, c’est très bien vendu, de l’avis de Gabriel et d’autres. Je remettrai l’argent à papa quand on me l’aura remis, ce qui ne sera qu’après-demain . C’est M. de Montdier (?) qui l’a acheté en demandant beaucoup de tes nouvelles. Belliard, Colbert, … sont toujours à l’abbaye.
Je n’ai pas de nouvelle de ta cousine. Mme de La Valette est toujours à la Conciergerie.
Adieu, cher enfant, je t’aime de toutes les forces de mon âme et continuerai ma lettre demain.
« Vous êtes bien aimable, mon cher oncle, d’avoir pensé à Nonore . Elle vous aime de tout son coeur et trouve un bien grand plaisir à vous en assurer. Son mari n’a pas de place et son nom et son nom ne fleure pas comme beaume dans le moment . »
Voici le petit bonjour de Nonore . Si véritablement tu croyais que nos tableaux se vendraient, je les ferais tous emballer et te les enverrais ; informe-toi de cela pertinemment, j’y joindrais un petit catalogue.
Je suis charmée que lord Grey soit bien disposé pour toi, c’est un homme très estimé et d’un grand mérite. Mais le plus généralement aimé, c’est lord Holland. Il est si bon et à la longue, la vraie bonté subjugue tous les coeurs. Qui se souvient que Titus a pris Jérusalem ? Qui oubliera qu’il croyait avoir perdu sa journée, le jour où il n’avait pas fait un heureux ? Mais pour le coup, à demain, je te dirai pourtant que je t’aime. C’est mes nouvelles.
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 17)
28 décembre 1815
Nous venons de faire une folie pour toi . Il est possible que tu aies envie de donner une petite marque de souvenir où tu es , j’ai trouvé une coupe de porcelaine chez Dagatti qui a coûté 3000 f. et que la personne à qui elle avait été donnée laisse pour 300 napoléons parce qu’il y a dessus, en médaillon, l’emp… et toute la famille. C’est d’abord superbe, et puis c’est charmant, sans compter que cela deviendra historique, je te l’enverrai par la première occasion, car papa en a été si frappé qu’il a fait courir Manuel pour porter les 15 napoléons de peur de manquer cette affaire. J’ai donné en étrenne à lord W… le petit cabaret de porcelaine que j’avais, où est la petite femme grosse, l’enfant qui riait, démarche, fait l’exercice, et revient de l’armée général , et est encore reçu par sa mère . Il m’en a paru ravi.
Ainsi voilà mon souvenir aux enfants, donné par père et mère. Ta caisse de fusils n’était point partie, je la garderai.
Point de nouvelles ici, si ce n’est que vus les amendements que la Chambre a mis à la loi d’amnistie, le Roi la gardera sur son bureau sans la sanctionner, laissera les Chambres passer le budget et ensuite renverra les députés chacun chez eux ; puis donnera sa loi d’amnistie en ordonnance royale. Bien simple alors qui s’y fera car les Chambres poussent toujours à leur rentrée revenir à une proposition de loi sur ceux que les princes voudraient atteindre.
Il y a un officier anglais qui a battu hier dans la rue le duc de B. qui l’avait insulté . Je ne sais pas ce qui en sera, mais je crois que ce duc fera comme l’homme qui avait reçu un soufflet ; l’on demandait à Mlle A… ce qui en était arrivé : Hélas ! dit-elle, il en a la joue enflée !
Quand j’ai vu toutes ces couronnes et toutes ces jolies femmes sur ta coupe, mon coeur s’est brisé. Pauvre petite, réduite à Constance à réclamer la protection du premier paysan Suisse !..
Adieu, cher ami de mon âme, encore bonne année, nous ne la passerons pas sans nous revoir. Si tu ne viens pas, j’irai te chercher là où tu seras. Ta terre est ma terre, tes dieux sont mes dieux.
Dominique est arrivé à Calais, il ne veut pas venir ici, je crois qu’il a peur du mauvais air de notre maison. Il se bonifie tous les jours cependant car les étrangers nous préfèrent à la déraison, à l’ingratitude qu’ils trouvent dans les purs.
Je t’aime de toute mon âme.
« Je vois avec bien de plaisir que vous vous trouviez aussi bien en Angleterre et nous sommes tous bien contents de voir que tout le monde vous y aime et vous y gâte. C’est faire l’éloge des gens qui vous connaissent que de voir qu’ils savent si bien vous apprécier. Adieu, nous pensons toujours à vous et faisons bien des voeux pour une meilleure année pour vous. Je ne puis assez vous dire combien j’ai été sensible aux expressions amicales de votre aimable lettre »
Auguste
Tes lettres m’arrivent fort exactement par Fromentel, mais quand tu sauras que le duc de Wellington quitte Paris, adresse tes lettres pour moi à M. Stuart sous l’enveloppe de lord Kinnaird. Je t’embrasse encore. Kinnaird fait venir toutes ses lettres sous l’enveloppe de M. Stuart. Ecris-moi souvent, tes lettres sont ma seule consolation. »
Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 18)
30 décembre 1815
Je commence encore cette lettre par des voeux de bonne année, je la finirai demain, après-demain, et toujours je te dirai combien je désire que tu sois heureux. Je souffre toujours depuis cette nettlerash , mon foie me fait mal, mais j’ai eu tant de chagrn et d’inquiétude depuis 6 mois qu’il faut bien que ma santé s’en ressente. Actuellement que me voilà tranquille sur ton cousin je m’afflige pour ce pauvre Drouot sur qui retombera toute la colère, du moins on le craint fort. Positivement, ton cousin est hors de France, on dit que l’on va mettre sa femme en jugement, et que le moins qui puisse lui arriver est d’être un an en prison.
Mme Hope (?) a écrit à lady Kinnaird qu’elle ne savait où te prendre que tu n’étais pas venu la voir et qu’elle désirait bien cependant t’être utile et obligeante. Ma bonne petite lady Kinnaird m’a dit de te recommander d’y aller , que c’était une maison où il allait beaucoup de monde, et qu’elle souhaitait (et je le désire aussi) qu’on te vît, parce qu’alors on t’aimerait, et que ta bonne réputation, ta vogue (?) même en Angleterre empêcheraient le ministère d’ici et le ministère de là-bas de te tourmenter. Cette bonne lady Kinnaird m’a dit avec une joie comme si elle était notre soeur qu’il était venu plusieurs lettres de Londres, qui toutes parlaient bien de toi, qu’on les citait devant le duc de Wellington qui a dit tout haut : « M. de F. est le seul Français que je respecte. » Tu juges quelle satisfaction j’ai éprouvée !
M. de Souza qui prétend que lorsqu’on dit du bien de toi, j’ai l’air d’un chat qui boit de la crème.
Il est souffrant d’une sciatique, ce pauvre papa. En tout il change beaucoup. C’est encore une bien véritable inquiétude. Que de mal lui a fait M. Bego ! Il n’aura rien à répondre au fait que depuis sa sortie du ministère, nous sommes fort tranquilles.
Voir M. Bonnet qui part lundi et te portera un habit noir , un gilet, des inexprimables et deux paires de souliers. Je garde les bottes pour M. Davier (?)
Le général Gérard a écrit à Gabriel (de Bruxelles) qu’il était bien enchanté que tu fusses en sûreté et qu’il le chargeait de mille amitiés de sa part pour toi. Que tes amis et camarades pensaient bien à toi.
Que dis-tu de ce pauvre Cambronne qui est parti de Londres pour se rendre à l’abbaye ici, et demandé d’être jugé ? Il dit qu’il n’avait pas de quoi vivre dehors et qu’il ne demandait pas mieux que de finir dans la vie, qu’il veut son pays ou mourir. Quand il est débarqué à Calais, on a fait tout au monde pour l’engager à retourner, il n’a jamais voulu, et le voilà en prison.
Papa dit que tu n’écris pas souvent, que tu ne te gênes pas. J’aime à penser que tu as de ces mille petits devoirs de société qui, s’ils n’amusent pas, distraient.
Quant à moi, depuis que tu as quitté à la maison littéralement, je ne suis sortie que quatre fois, aussi m’a-t-on bien oubliée. Sans mes peines, je serais aussi tranquille que si j’étais morte. Mais il faut cela pour assurer papa qu’il pourra faire l’édition du Camoëns. Dans ces quatre fois, il y en a eu trois lors de ton arrestation.
Adieu cher et bien cher ami, tu n’as aucune idée comme je n’existe que par toi et pour toi. A demain.
31 décembre 1815
Je n’ai rien à te mander aujourd’hui, mais il me plaît de t’écrire le dernier jour de l’année, de te dire que je n’existe que pour toi, de te le rappeler demain, 1er jour de l’année, enfin que les années, les jours se suivent comme mes sentiments, comme mes pensées ; toi et toujours toi, mon pauvre enfant, le reste je ne l’ai guère vu qu’à travers un transparent, et pour mon malheur, il ne me reste presque du souvenir que comme de mauvais rêves.
La Garde Royale est entrée hier à Paris, ce sont de jeunes soldats et de vieux officiers. Les Anglais partent fort mécontents du château. Des royalistes, tous aiment mieux actuellement les impérialistes que ces impérieux. Il est positif que dans le Conseil des ministres, le Roi a demandé au duc de Richelieu s’il n’y avait pas de danger à renvoyer les Anglais si tôt ? – Oui, a répondu le duc, il y a du danger, mais il faut savoir braver les dangers pour régner. Tu peux être sûr de ce dialogue. L’affaire du duc de Bell… a été étouffée, on n’en parle plus. Mme la maréchale Augereau a été il y a trois jours au bal du duc de Wellington, belle à éblouir quoique simplement mise, aussi le duc a-t-il passé par-dessus tout le monde pour lui donner le bras, et l’a placée près de lui à table, ce qui a fort scandalisé les grandes dames. Je ne sais ce que cette petite dame espère de l’Angleterre, mais elle se redressa en disant : « Il faut aimer beaucoup les Anglais ». Tu sais qu’au commencement de la révolution, on appelait enragés tous les exaltés . Les aristocrates étaient enragés sur les personnes autant que les autres l’étaient sur les choses ; hé bien il en est juste de même aujourd’hui ; on ne considère que les personnes pour haïr ou placer les gens ou bien de s’occuper à ramener les gens capables ou de les éloigner des affaires pour employer des imbéciles. Aussi tout va fort mal. Paris est encore ce qu’il y a de plus … l’esprit de province est affreux et quant à Paris, je te dirai que le curé du gros caillou disait l’autre jour chez M. Lainé : il faut décimer, il faut punir, il faut de la terreur. Le peuple est affreux . Dans ma paroisse, qui est de huit mille âmes, devine ce qu’il y a ds gens qui veulent le Roi ? – quatre à cinq mille, monsieur le curé. – Ah ! vous y êtes ! il n’y en a pas quarante, il faut punir et il se promenait, s’agitait comme un curé du temps de la … C’est un de mes amis qui était présent et qui est venu me le dire.
A demain, cher ami, ne m’écris plus que par lord Kinnaird et que lady Holland envoie ta lettre par les paquets de Sir Charles Stuart. Je t’aime de toute mon âme, mon bien cher enfant, à demain.
Ta cousine ne nous donne pas signe de vie. Je la plains car je suis sûre qu’elle se tourmente.