lettre de Madame de Souza à la comtesse d’Albany | Paris, le 9 août 1823

La Comtesse d’Albany
Lettres inédites de Madame de Souza (et d’autres…)
(Le Portefeuille de la comtesse d’Albany : 1806-1824, par Léon-G. Pélissier)


 Les annotations (en italique) sont de Léon-G. Pélissier ; Les passages [entre crochets] sont dans Saint-René Taillandier ; « Néné » est le surnom que Mme de Souza a donné à Charles de Flahaut, son fils ; les sujets concernant Charles de Flahaut sont reproduits en rouge ; l’orthographe ancienne est respectée.

 lettre de Madame de Souza à la comtesse d’Albany
Paris, le 9 août 1823

 

J’ai reçu hier votre bien aimable lettre, ma très chère amie, et elle m’a enchantée. Vous m’avez pressée contre votre coeur. Je vous ai retrouvée, ma bonne, ma chère comtesse d’Albany, que j’ai toujours aimée de tout mon coeur ! Plus rien entre nous ! Je ne crois même plus qu’il y ait d’espace ni d’absence, et si j’avais été toute seule, j’aurois fait mon petit paquet, et serois partie pour Florence aussitôt après avoir lu cette bonne lettre.

Mais [si vous ne venez pas ici, je ne mourroi point sans avoir été vous voir. D’autant que la société, telle que vous me la peignez, me prouve une tranquillité qui, je crois, n’existe que là. Je crois aussi que votre bonté, votre intelligence influe sur ce bon esprit. Ici c’est une autre affaire ; c’est à qui ne se saluera pas. Il n’y a plus ni parens, ni amis, ni cousins, ni prochain : tout est divisé. Si je n’avois pas en tête un nouveau roman, je m’ennuierois fort ; mais je lis beaucoup, je travaille, j’écris, je fais de la tapisserie, et avec ces occupations mes journées se passent dans une tranquillité d’esprit, une satisfaction intérieure, dont ces habiles gens qui se croyent des opinions, et se rendent juges de celles des autres, seroient bien étonnés. Je dirois volontiers, comme le valet dans le Sidney de Crosset : « C’est donc moi qui suis heureux ! je ne m’en doutais pas. » (S. René Taillandier (loc. cit., p.399) a rectifié la citation : « Je suis donc heureux, moi ! Je ne m’en doutais pas » (Sidneï, I, VII)) Je me trompe : ce sont eux qui ne s’en doutaient, et, après toutes les tracasseries et persécutions mêmes que j’ai éprouvées, me trouver ce repos est bien la preuve que la solitude et le travail sont les vrais biens de la vie. Il n’y a qu’un vrai malheur qui pourrait m’atteindre : ce seroit de perdre mes yeux, et depuis quelque tems j’y ai mal. Aussi n’ai-je point balancé, et je suis entrée courageusement dans les lunettes, comme si j’étais encore plus vieille que je ne le suis. Mais, ma très chère, je vous quitte pour parler à M Fabre. Je vous reviendrai avant de finir.

D’abord, Monsieur, je veux vous faire mon compliment sur ce que vous n’avez point de goute par ce vilain été, car nous n’avons pas encore eu deux jours de chaleur. Ensuite je vous dirai qu’il m’est arrivé un hasard dont je voudrois bien tirer un grand parti. Vous savez bien ce tableau dont vous n’avez point pu me nommer le maître, ce tableau d’une si belle couleur et d’une si vilaine nature : hé bien ! l’autre jour, un homme qui fait la collection de toutes les gravures où il y a des instrumens de musique a vu ce tableau et m’a dit : « J’ai sa gravure ; elle est signée de Lucas de Leyde ; je vous l’enverrai. » En effet elle est en ma possession, et de 1524. Mais on prétend ici que le faire de ce tableau est trop large et trop beau pour être de Lucas de Leyde : alors il faudrait que ce fût d’un peintre assés célèbre pour qu’il eût pris la peine de le graver. Ce qui est sûr, c’est que pour avoir conservé cette couleur depuis des siècles, il faut bien mettre ce tableau au rang de la haute curiosité. C’est le vice-roi Eugène qui me l’a donné ; il venait d’une des galeries qu’il a achetté étant à Milan, mais je ne connais personne là, car peut-être pourrait-on y savoir le nom du peintre. Si vous y connoissiez quelqu’un qui l’eût dirigé dans ses acquisitions de tableaux, je ferois dessiner ce tableau au trait, je vous enverrois cette petite esquisse, et si j’allois faire une belle découverte et que je puisse vendre bien cher le dit tableau au Museum, vous me rendriez un vrai service : surtout dans ce moment où les oranges du Portugal manquent beaucoup ! Pardon de vous ennuyer de ce détail, mais pour vous faire sourire après cette bête de lettre, je la finirai comme je l’ai commencée par des complimens sur l’abscence de la goute, et par des voeux très sincères pour que le vilain hiver, mon ennemi mortel, ne vous la ramène pas.

Je reviens à vous, ma très-chère, et je vous dirai que le comte de Lobeau en regardant tendrement votre portrait, qui ne sortira jamais de ma chambre, m’a dit avec effusion : « Chère Madame, ce n’est pas vous offenser, car enfin vous savés sans doute que vous êtes plus âgée que mes filles ; mais promettés-moi qu’à votre mort vous leur laisserés ce tableau, car je veux que le portrait de cette excellente femme reste dans ma famille »; et je le lui ai promis. Ensuite nous nous sommes mis à parler de vous, et vous auriez été contente de son coeur et du mien. Félicité jettait les hauts cris, ne voulait point qu’on me parlât de ma mort, et le comte de Lobeau prouvoit si naturellement et si péremptoirement que ce qu’il avait dit étoit tout simple, tout naturel, que j’en riois comme s’il eût été question d’aller au bal.

Je suis bien fâchée que vos petits maux continuent. Cependant j’aime à croire que ce sommeil tranquille, ce bon appétit, cette faculté de vous occuper six heures de suite, prouvent ce que le petit Moreau a décidé que : c’est un rhume de cerveau qui n’est plus dans la tête. Mais, chère amie, à notre âge, nous ne sommes plus que cerveau, et le vôtre est si bon que j’espère que vous vivrez jusqu’à cent ans.

Je vous aime, je vous embrasse de tout, tout mon coeur, et votre bonne lettre l’a rempli de joie. Je me suis crue encore au Louvre, et je n’oublierai jamais que demain, 10 août, vous m’aviez proposé de vous accompagner en Italie, après cette affreuse journée qui nous faisait tous fuir la France. Adieu encore, ma bonne, bonne et chère amie, écrivz-moi souvent ; vous ne savez pas le bien que l’a fait votre bonne lettre] ; il y a si longtemps que vous ne m’en aviez pas écrit de pareilles. Aussi je regardois votre portrait tristement. Je pensois souvent à vous, mais je n’avois pas le courage de vous le dire. Enfin je vous ai retrouvée, et me revoilà toute gaie, toute heureuse, vous embrassant de tout mon coeur.

Ménagez-vous bien cet hiver, car je suis comme vous dans les catharreux, et je sais que le froid est ce qu’il y a de plus fâcheux pour nous.

ADELE.

Mon mari vous remercie de votre bon souvenir. Il a été bien inquiet de son fils pendant cette lutte de deux mois. Enfin les Cortès ont succombé, après avoir fait toutes les sottises du monde, et son fils a été nommé comte de Villaréal ; mais c’est pour avoir signé le mariage du roi d’Espagne avec notre princesse du Portugal (Et non pas pour son rôle politique dans la lutte contre les Cortès. Comme la princesse de Portugal, Maria-Isabelle, seconde femme de Ferdinand, avait été mariée en 1816 et était morte le 26 décembre 1818, et que le roi d’Espagne était remarié, cette nomination manquait un peu d’opportunité.) Jusque-là le roi n’avait pu lui donner cette récompense, qui est d’usage.

Adieu encore, ma bien chère, ma plus chère amie, ayez bien soin de votre santé.

Monsieur Fabre, répondez-moi !

P.S. – Je pense, ma très chère, que vous devriez vous accoutumer à prendre du tabac, cela ramènerait peut-être ce catarrhe dans votre tête, et il y serait mieux qu’ailleurs.

Voilà mon idée. Je ne vous la donne pas comme bonne, mais comme mienne. Ainsi pardonnez-la.

[Le portefeuille de Mme d’Albany]