(Le Portefeuille de la comtesse d’Albany : 1806-1824, par Léon-G. Pélissier)
Paris, le 26 novembre 1810 |
Que je vous regrette, mon excellente amie, et que cette matinée est longue à passer sans vous voir arriver ! N’oubliés pas le premier de juin : voilà toute ma consolation. J’ai bien ri de la peinture que M Fabre fait de vos frayeurs, ma pauvre amie. Dites lui que je le trouve sous tous les rapports un excellent peintre. Il en dirait bien plus sur moi qui crie chaque fois que la voiture penche.
Vous savez à présent la joie que nous éprouvons de la grossesse de l’impératrice. Elle se porte si bien que je ne doute pas qu’elle ait un garçon.
Aucune nouvelle de mon second fils. (Est-ce le fils de son mari, M de Souza-Botelho, qu’elle appelle son second fils ?) Celui qui est le vôtre (Charles, dit Néné, déjà père de celui qui devait être M de Morny) est revenu plus gaspillant son temps que jamais ; je serois portée à croire que le tems le plus heureux est celui que l’on perd sans s’en appercevoir. Mais l’avenir, dirès-vous ? Et qui sait s’il aura un avenir assès doux pour ne pas se féliciter encore d’avoir joui de ces années de jeunesse que rien ne remplace ?
Le chef d’oeuvre (ce n’est pas Ch. dont je veux vous parler ; ce nom pourroit vous tromper) Eugénie est entre les griffes du censeur. S’il ne l’approuve pas entièrement je renfermerai mon manuscrit et m’amuserai à en écrire un autre ; car la publication d’un ouvrage n’est mon capitale ni en dignité ni en fortune. Mais au moins ne dira-t-on jamais que ce livre est antifraçais : c’est ainsi que M Portalis m’a qualifié l’ouvrage de Mme de Staël.
Aujourd’hui dimanche les habitués dînent chés moi : que nous vous regrettons ! La petite vierge (peinture de Carlo Dolci, dont il est fréquemment question dans la suite) que M Fabre a bien voulu me céder enchante tout le monde. Il est vrai que le divin enfant caresse si bien le visage de sa sainte mère que c’est charmant.
Je pense bien au moment glorieux et pénible où vous verrez le mausolée. (Le mausolée d’Alfieri à Santa Croce) Jamais l’amitié ne consacra mieux le profane souvenir conservé à un grand homme. Que je voudrois être avec vous dans cet instant, vous sentir appuyée sur moi, vous presser contre mon coeur, ma bonne, mon excellente amie !
Donnés-moi de vos nouvelles, parlés-moi de tout ce qui vous intéresse, un peu de tout ce qui vous ennuiera, cela tient tant de place dans la journée ! Surtout dites-moi que vous soignez vore santé, et que vous commencez à faire les préparatifs pour revenir.
Mille et mille complimens et assurances d’un bien véritable intérêt à M Fabre. Il peut bien compter sur nous tous.
Adieu encore, ma très chère amie, je vous aime de tout, de tout mon coeur. Que j’aime ceux qui vous ont fait revoir Paris, et que je me sens heureuse de croire que c’est moi qui vous y ferai revenir. De vos nouvelles et dans toutes les lettres un mot du premier juin. Ce sera là mon jour de fête. Ah comme je me réjouirai de coeur ce bon jour.