lettre de Madame de Souza à la comtesse d’Albany | le 8 août 1814

La Comtesse d’Albany
Lettres inédites de Madame de Souza (et d’autres…)
(Le Portefeuille de la comtesse d’Albany : 1806-1824, par Léon-G. Pélissier)


 Les annotations (en italique) sont de Léon-G. Pélissier ; Les passages [entre crochets] sont dans Saint-René Taillandier ; “Néné” est le surnom que Mme de Souza a donné à Charles de Flahaut, son fils ; les sujets concernant Charles de Flahaut sont reproduits en rouge ; l’orthographe ancienne est respectée.

 lettre de Madame de Souza à la comtesse d’Albany
le 8 août 1814

 

Je m’empresse de vous répondre, ma très chère, parce qu’il y a dans votre lettre quelque chose qui m’a fait de la peine : vous dites que je vous ai un peu négligée pendant la haute faveur de Néné.

D’abord, ma très chère, je ne vous ai jamais négligée. Je vous ai écrit très souvent. Il se peut qu’il y ait eu des lettres qui soyent restées à la poste, car l’on assure que l’on en a trouvé par millions, des chambres pleines.

Ensuite, sa faveur n’a jamais été bien haute (Mme de Souza atténue peut-être un peu trop la faveur dont son fils avait joui : son avancement avait été en réalité très rapide, de 1809 à 1814.) , et pendant sa durée, j’ai eu deux guerres (La campagne de Russie et la seconde campagne d’Allemagne.) qui m’ont tuées, car je ne vivais pas. Je savais tout ce qu’il y avait à craindre en tous genres ; et sans exagérer, j’étais dans mon grand fauteuil, ne respirant ni ne parlant : [jugez si j’aurais pu écrire] (En surcharge). Enfin, mon mari m’a avoué que dans ces dernières semaines, surtout quand il entrait chez moi, les cheveux lui dressoient à la tête. Voilà son expression, ma très chère ; jugez donc quelle figure j’avais et quels sentiments j’éprouvais.

La conduite de Bertrand est inexcusable (Les lettres où ce triste personnage essaye de plaider sa cause sont en effet assez misérables.) : je crois bien qu’à présent, il entre beaucoup d’embarras, de peur d’être mal reçu, et en cela il a tort. Il est vrai aussi de dire qu’il loge chez M de Tall[eyrand] et l’égoïsme, surtout l’oubli des autres, se respirent dans l’air de cette maison. (De la part d’une ancienne amie, ce jugement a quelque autorité.) Enfin je me tais, je ne veux pas être mysanthrope. Hélas ! je ne le suis point et j’aime tous les gens que je ne connais pas.

Malgré votre haine contre l’ex.., si vous étiés ici, avec le coeur que je vous connais, vous seriés révoltée des ingratitudes qui se montrent sans nulle honte. Quand on a contracté des obligations, on peut haïr, mais le silence me paroit de devoir. Voilà ma pensée, et j’ose me flatter que telle sera toujours ma conduite.

Néné est philosophe, si de se soumettre à sa pauvreté actuelle, sans même regretter sa fortune passée, est de la philosophie. Il va beaucoup à la campagne, joue à la paume, car après ses extrêmes fatigues, un violent exercice lui est nécessaire, – il chasse, – il fait sa cour une fois par mois : c’est-à-dire qu’il se met comme les généraux sur le passge du roi ; car personne n’est admis que ses anciens serviteurs à l’honneur de lui parler aux [petites heures, c’est-à-dire aux jours ordinaires.] (Cette phrase en surcharge) Les généraux qui sont ici accoutumés à une plus grande distinction, et qui allaient tous les dimanches à la messe, où en passant ils disoient toutes leurs affaires à l’ex, détestent cette nouvelle manière : mais, croyés-moi, leur plaisir, ou déplaisir, ne fera rien, absolument rien, soyez en sûre. (Mme de Souza en était peut-être moins sûre, dès ce moment, qu’elle ne voulait le faire croire.) Ainsi, ma très chère, venés, je vous en supplie. Que j’aurai de joie à vous revoir ! Je suis bien fâchée que M Fabre ait la goute : dites-le lui, je vous en prie. Votre passion (Hortense de Beauharnais) est aux eaux. Je n’ai jamais vu une maigreur semblable à la sienne, mais c’est un ange dans tous ses sentiments, vis-à-vis de toutes ses relations. Vous l’aimeriés bien tendrement si vous la connaissiés davantage. J’ai vu ici un jeune napolitain nommé Filangieri (Carlo Filangieri, officier muratiste, puis employé par les Bourbons de Sicile, fils de l’illustre auteur de la Science de la législation.), qui m’a parlé du comte Alfieri avec une admiration dont vous auriés été contente. J’ai vu Mme votre soeur il y a trois jours, je la soigne parce qu’elle est votre soeur, et parce qu’elle a de votre bonté. Son amie (L’impératrice Joséphine) a été regrettée par tout le monde. C’est étonnant ce qu’on a découvert qu’elle fesait de bien. Votre cardinal (Est-ce le cardinal Consalvi ?) est ici, mais il ne m’a pas même envoyé une carte, et il a rencontré mon mari qu’il n’a même pas salué. Vous conviendrez que cela est injuste. Je vous embrasse de toute mon âme, ma bien bonne amie.

[Le portefeuille de Mme d’Albany]