lettre de Madame de Souza à la comtesse d’Albany le 6 août 1817

La Comtesse d’Albany
Lettres inédites de Madame de Souza (et d’autres…)
(Le Portefeuille de la comtesse d’Albany : 1806-1824, par Léon-G. Pélissier)


 Les annotations (en italique) sont de Léon-G. Pélissier ; Les passages [entre crochets] sont dans Saint-René Taillandier ; « Néné » est le surnom que Mme de Souza a donné à Charles de Flahaut, son fils ; les sujets concernant Charles de Flahaut sont reproduits en rouge ; l’orthographe ancienne est respectée.

 lettre de Madame de Souza à la comtesse d’Albany
le 6 août 1817

 

Je m’empresse de vous répondre, ma chère amie, parce que votre lettre est meilleure, plus aimable que celles que vous m’avez écrites jusqu’à présent (depuis tous ces évennemens). Je vous dirai, pour n’y plus revenir, qu’à peine peut-on croire ce qu’on voit dans les tems de troubles. Jugez si l’on doit ajouter foy aux rapports, presque tous faits suivant la passion de celui qui parle. Si nous nous voyons, nous serions bien d’accord, et je crois que vous m’embrasseriés avec le même coeur qu’il y a bientôt trente ans. Je viens de lire dans lady Montagu qu’en Turquie il y a une loi qui condamne tous les menteurs et calomniateurs à être marqués au front avec un fer rouge. Si, dans les cent mille partis qui séparent la société sans diviser la France, on marquoit ainsi les calomniateurs du jour, ils seroient obligés de porter leur perruque sur le nés pour cacher leur infamie. Tout ce que je vous dirai, c’est que depuis que je n’ai plus d’amis dans le ministère, je n’ai plus d’ennemis et suis fort tranquille.

C’est à l’époque du mariage de Charles que l’envie et la calomnie s’en sont donnés, pour empêcher son bonheur ! J’ai souffert, et lui aussi : mais le tems qui quelquefois est un grand brouillon, souvent aussi arrange les choses qui paroissent les plus difficiles. Ce mariage l’étoit beaucoup : mais l’époux et l’épouse ont prétendu savoir ce qui leur convenoit, mieux que les indifférens ; et les voilà unis jusqu’à la mort, et très heureux, car mon fils m’écrit : J’ai dans ma femme une bien aimable et bien excellente amie. (Ces expressions ne dénotent pas une passion bien profonde.) N’est-ce pas là les sentimens qui assurent le bonheur ?

J’ai éprouvé de grandes ingratitudes. Mon âme a été blessée ; mais je ne suis pas devenue misantrope, car j’aime encore les gens que je ne connois pas (Amertume bien rare chez l’indulgente Mme de Souza), et le malheur me retrouveroit avec le même zèle pour le servir. Cependant je me suis retirée du monde. Je vis avec d’anciens amis qui ont vu par eux-mêmes ma conduite, et, si vous aviés été ici, je suis bien convaincue que je vous aurois vüe et vous verrois tous les jours.

Quand les Ecossois viendront voir leur reine légitime, je m’en rapporte à votre bonté pour faire à Néné autant d’amis que vous aurez de connoissances. On a fort irrité son beau-père. Moi qui tâche avant tout d’être juste, je trouves très simple qu’il aie regretté que sa fille n’épousât point un Anglais. Mais une fois ce mariage fait, je désirerois qu’il rendît justice à mon Charles, et qu’il lui accordât son estime, si même il prive sa fille de sa fortune, ceci entre vous et moi, car je m’interdis absolument de prononcer même le nom de Lord Keith. Charles a eu une vie toute honorable ; son âme est noble et pure ; il rendra sa femme très heureuse, et j’aurois voulu que lord Keith entendît mon mari disant : « Mon beau-père n’a jamais été pour moi un quart d’heures autrement que je n’aurais désiré qu’il fut. » Enfin je désire vivement cette réunion, mais je m’interdis toutes démarches là-dessus, car il n’y a que des impartiaux et des indifférents qui puissent influer sur un vieillard entêté et passionné, rempli d’ailleurs de préjugés contre un mari français.

Vous ne pouvés vous faire aucune idée des persécutions, des calomnies que M d’Osmont a employés contre Charles. C’est infâme, et du reste bien maladroit, car Charles a fait tout ce qu’il a pu pour être bien. M d’Osmont s’étoit mis en tête d’empêcher ce mariage, et il est parti une fois de chez lui pour aller chez lord Keith lui dire mille horreurs, mille atroces calomnies sur Charles, et lord Keith les a dites immédiatement à sa fille. Quoique mon fils fût parti avec un passeport de la police visé aux affaires étrangères, il n’a point voulu le reconnaître pour français ; enfin il n’y a aucun genre de persécutions, de méchancetés, qu’il ne lui ait faites, jusqu’à prier le corps diplomatique de ne pas le recevoir. Aussi est-ce la seule personne au monde que je déteste de toutes les forces de mon âme.

Adieu, ma très chère amie. Je comptais bien vous écrire le jour de la Saint-Louis. Je n’y manquerai pas nonplus, car même lorsque vous étiez un peu injuste pour moi, puisque vous me jugiez sur des ouï-dires, j’ai toujours chommé cette fête, bu à la santé de ma chère Louise, et fait mille voeux pour son bonheur. Je l’embrasse et l’aime de toute mon âme. Mille complimens à M Fabre.

P.S. Mme de Staël a fait un testament (cf Blennerhasset, Mme de Staël et son temps, III p.672 et suiv.) ; séparés sa fortune en 39 parts, 18 à son fils, 12 à sa fille, 6 à l’enfant qu’elle a eu de M Rocca et 3 à M Rocca qu’elle déclare avoir épousée, cent mille francs à M Schleigle (sic) (Schlegel demanda vainement à la voir dans sa dernière maladie) avec ses manuscrits, cent cinquante louis de rentes à cette Angloise (Son amie dévouée miss Randal) qui vivoit chez elle et un diamant de dix mille francs. Le petit Rocca est rachitique jusqu’à la moelle des os. Elle laisse cinq millions.

En parlant de mariage, vous ai-je mandé que mon fils avoit refusé toute espèce d’avantages de sa femme, ainsi du moins lord Keith ne pourra pas l’accuser de l’avoir épousé par intérêt : ce que M d’Osmont lui avoit insinué.

Adieu, encor, vous savés que vous n’avés pas d’amie au monde, qui vous soit plus tendrement attachée que moi.

Venez, venez nous voir. Je suis sûre que vous êtes plus jeune et plus allante que moi ; vous n’avés pas un côté qui vous presse, et mille chagrins qui m’ont accablé depuis trente ans. Je m’admire d’être encore sur mes pieds.

Second P.S. Si vous aviez vu Ld. K. à Florence, et que vous eussiez quelques moyens de faire parvenir jusqu’à lui votre opinion de Charles, je vous prie, ma chère amie que ce soit comme à notre insçu. Car cela l’irriteroit au lieu de le ramener, si cela paraissoit venir de nous. Ses amis espèrent du temps, et surtout le fils aîné de sa fille devant être paire d’Angleterre et ses autres enfans Anglais, cela lui fera peut-être pardonner à la petite goutte de sang français qu’il y aura dans leurs veines. Encore Adieu.

[Le portefeuille de Mme d’Albany]