Histoire mondaine du Second Empire (« Carnet des demoiselles » de L. Xavier de Ricard)



extraits

p.232
… Et les scandales nouveaux ravivant les anciens, sa vie passée est évoquée en témoignage contre lui : on rappelle sa naissance clandestine, son nom douteux, son état civil improbable, et son père inavoué mais désigné, ce beau colonel comte Charles de Flahault, un conquérant et un bourreau de coeurs – de coeurs de princesses et de reines, s’il vous plaît ! – que Napoléon 1er, qui ne l’aimait point, à cause de ses « jambes éternelles », à un faucheux, mais que son étourderie, sa grâce et son amour du chant firent si bien venir de celle qui composa la Marseillaise de l’Empire – Partant pour la Syrie, – le jeune et beau Dunois !… etc., etc..
Ce futur fondateur du Second Empire, beau comme son père, séduisant et captieux comme sa mère, avec d’impitoyables duretés d’orgueil et un implacable égoïsme de jouisseur, se crut d’abord la vocation des armes.

p.233
Le duc d’Orléans n’avait pas eu les prémices de madame Lehon : il avait été précédé par le beau des beaux, le grand faucheux, le colonel et comte de Flahaut qui, n’ayant plus de coeurs de princesses ni de reines à ravager, se rabattait sur ceux des grandes bourgeoises ; elle avait eu de lui un fils qui sert actuellement l’Empire…

p.235
Et l’on a le spectacle amusant de la dynastie napoléonienne restaurée, dans la personne du bâtard de M de M de Verhuell, par le bâtard de M. de Flahault !…

p.237
Puis, ce qui l’indispose encore contre M. de Morny, le bon public ! c’est que de tous les bâtards, celui-là est le plus indiscret et le plus encombrant ! Eh bien ! il paraît que M. de Morny n’est pas encore content du volume qu’il occupe dans l’Empire. Il obsède l’empereur d’exigences qui deviennent presque impérieuses… Certes, il n’a jamais eu la pudeur de faire mystère de son origine : ne pouvant la publier officiellement, il la placardait… On se souvient du temps où il avait pris pour emblème parlant la fleur de l’hortensia. Il dédaignait de porter ce nom de Morny qui, de fait, n’était pas, en principe, si reluisant qu’on l’a fait depuis. Des gens qui l’ont connu en 1834 à Moulins, où il était en garnison, disent qu’il ne s’y faisait appeler que M. de Flahault, et il révélait sa mère, volontiers. Dans son cabinet, le portrait de la reine Hortense faisait face à celui de M. de Flahault ; et on observait qu’il y manquait, pour compléter l’association, le portrait de madame Lehon à un des côtés de M. de Flahault, et de l’autre côté, M de Morny lui-même en pendant.
On prétend que ce n’est qu’à la mort de la reine Hortense que notre futur empereur, revenu à temps d’Amérique pour assister les derniers moments de sa mère, eut la preuve certaine de sa fraternité utérine avec M. de Morny. Il ne témoigna jamais d’en rien connaître. Personne ne l’a entendu y faire allusion.

p.240
… Et il succèderait à l’empereur ? demandais-je à mon cousin. – Naturellement ? me répondit-il. – Et sous quel nom ? continuai-je ; il a quatre noms, Charles, Auguste, Louis, Joseph. Il ne peut décemment prendre la suite des Capétiens, et s’intituler Aguste II, ni encore moins celle des Bourbons, et se numéroter le onzième Charles ou le dix-neuvième Louis. Il lui reste Joseph, il est vrai : mais certains souvenirs évangéliques rendent ce nom ridicule pour un roi, surtout pour un roi qui a joué le rôle de l’ange auprès de tant de dames Joseph… Il ne peut pas non plus s’appeler Flahault ni Morny Ier. – Vous vous embarrassez de peu de choses, insinua mon cousin ; puisqu’il prendrait la succession des Bonapartes, il pourrait bien prendre leur nom en même temps… Il serait Napoléon IV !

p.241 à 248
… M. de Morny, qu’un état-civil, manifestement de complaisance, attribue à un père que personne n’a connu, même de nom, puisqu’on n’est même pas d’accord pour savoir s’il s’écrit en trois mots ou en un seul, et à une mère supposée, une certaine Fleury, que l’on ne connaît pas davantage… – Oui ! oui !… fit mon cousin, le fameux état civil qui fit naître le fils de M. de Flahault le 22 octobre 1811, chez un docteur et accoucheur, le sieur Gardien (nom bizarre) qui demeurait rue Montmartre, n°137… Il est faux ! – Sans doute, objectai-je, puisque M. de Morny n’est point le fils de ces parents hypothétiques. – Pour une autre raison encore, reprit mon cousin, c’est que M. de Morny n’est pas plus né rue Montmartre, à Paris, qu’il est né de la dame Fleury et du sieur Demorny… – Ah ! bah ! fis-je un peu étonné ; et où serait-il né ? – A Montpellier, me répondit-il, rue des Soldats, chez le docteur Joseph Fages… »
Le comte se retourna vers moi : « Ah ! ah ! je savais bien que j’intéresserais Blanche,  » dit-il ; et, en effet, ma curiosité était fort éveillée : j’ai toujours gardé une affection profonde à mon pays avec le regret constant d’avoir été obligé de le quitter et de n’avoir jamais pu y faire le retour définitif que j’ai toujours rêvé.
Et il ajouta : « Peut-être même pourriez-vous préciser certaines désignations d’endroits et de personnes que mon cousin – qui ignore comme moi Montpellier – a laissés quelque peu dans le vague… »
J’eus la chance de pouvoir satisfaire le comte. – Je le renseignai, par exemple, sur la rue des Soldats qui est le principal lieu de la scène de son récit et sur les deux docteurs Fages, qui en sont les principaux personnages. Le mari de ma tante avait beaucoup connu le docteur Fages que je me rappelle moi-même avoir vu assez souvent. Il est bien inutile de dire que je fus tout oreilles à ce récit : pour plus de clarté, je vais le présenter dégagé des questions et réponses, des haltes et des digressions qui le brisèrent en un dialogue à travers lequel on aurait quelque peine à le suivre.
Le comte, tout d’abord, examina et discuta l’acte de naissance de l’enfant – qu’on prétend être M. de Morny – et qui fut présenté à la mairie du troisième arrondissement de Paris le 22 octobre 1811, sous les prénoms de Charles-Auguste-Louis-Joseph… Or, cet acte, loin d’éclaircir le mystère de la naissance de M. de Morny, le complique au contraire de nouvelles obscurités. La formule de l’état civil a peu varié : pour constater la coopération du père et de la mère, à l’enfant né de leurs oeuvres (style administratif), elle cite conjointement et ex aequo les noms du père et de la mère, en commençant par le premier.
Elle dit, par exemple : un tel… né de un tel (ici le père avec l’indication de ses qualités et de son domicile) ET de une telle (avec les indications analogues). Or, cet ordre n’est point observé dans l’acte de naissance de M. de Morny ; cet acte constate simplement que l’enfant est né de Louise-Emilie-Coralie Fleury (sans autre désignation), épouse du sieur Auguste-Jean-Hyacinthe Demorny, propriétaire à Saint-Domingue, demeurant à Villetaneuse… Par l’omission de la préposition et on semble disjoindre les deux époux dans l’oeuvre dont on constate le résultat.
L’époux n’apparaît pas comme conjoint, mais en quelque sorte comme annexé : il est à remarquer aussi que la désignation du domicile semble ne s’appliquer qu’à lui, comme ne s’applique qu’à lui le titre de propriétaire qui la précède. Sans doute, ce participe présent – demeurant – offre l’avantage d’une précieuse ambiguité : on peut supposer qu’il s’adresse aux deux époux. Mais cette conclusion est difficile à concilier avec le témoignage que fit le médecin accoucheur, au nom prédestiné, M. Gardien ; il déclara que l’enfant était né à dix heures du matin, le 21 octobre, chez lui, rue Montmartre, 137. Pourquoi la soi-disant madame Demorny vint-elle accoucher dans l’établissement de ce docteur au lieu d’attendre sa délivrance au domicile conjugal ? – Voilà un acte prétendu authentique qui a déjà bien du douteux et bien du mystérieux !
Et ce mystère et ce doute invitent à se demander ce qu’était cette demoiselle Fleury, dont on ne dit rien de plus que son nom, et ce Demorny, dont elle aurait été l’épouse. Les hypothèses, là-dessus, sont allées leur train. On a présumé que la demoiselle Fleury était une personne de la domesticité de la reine Hortense ou peut-être de la reine Joséphine : car les prénoms, surtout celui de Coralie, et même son nom de Fleury, assez fréquents l’un et l’autre aux Antilles, ont fait penser qu’elle était créole, et sans doute de la Martinique, où le comte, qui y avait assez longtemps vécu dans sa jeunesse, se souvenait en effet d’avoir rencontré pas mal de Coralie et quelques Fleury. Les partisans de cette hypothèse en fortifient encore la probabilité de ce fait que le sieur Augustin-Jean-Hyacinthe Demorny est désigné dans l’acte comme propriétaire à Saint-Domingue. On prétend qu’il y était né, donc créole, lui aussi ! Mademoiselle Fleury et M. Demorny auraient endossé un enfant clandestin de la reine Hortense, et afin de constituer à cet enfant un état civil, on aurait, pour la circonstance, marié, dans son acte de naissance, les deux parents occasionnels. De là, l’aspect louche de cet acte, qui sollicite à toutes les défiances.

Car, enfin, le peu que l’on dit de Coralie Fleury, ce n’est que des conjectures ! Et des conjectures qui ne sont justifiées par rien du tout ! Ce n’est pas seulement sur son prétendu mariage avec le sieur Demorny qu’on ne trouve aucuns indices, ni à Villetaneuse, ni à Paris, – ni ailleurs, où qu’on en ait cherché – c’est sur elle-même. – Il se pourrait très bien qu’elle fût un personnage fictif dans un acte controuvé.
M. Demorny paraît moins hypothétique. Il a vraisemblablement existé un personnage de ce nom : on sait peu de choses de lui : on suppose qu’il aurait connu de longue date la reine Hortense ; et comme, en 1811, les propriétés à Saint-Domingue rapportaient peu, il devait être assez pauvre. Il aurait donc, volontiers, accepté l’aubaine d’une pension de six mille francs pour une paternité qui ne lui imposait aucune charge. – Telle est, du moins, la version de ceux qui, tout en reconnaissant l’irrégularité de l’acte du 22 octobre 1811, croient que l’enfant dont il s’agit est bien, en réalité, le fils de la reine Hortense et du comte de Flahaut. Il y a pourtant une apparence de divergence sur un détail qui a son importance.
L’acte civil fait naître l’enfant chez le docteur Gardien, rue Montmartre, 137. Une tradition, plus pittoresque, prétend que la reine aurait accouché, rue des Filles-du-Calvaire, dans une maison déserte entourée de jardins : pour couvrir ses cris et ses plaintes, des joueurs d’ogue apostés auraient, pendant tout le temps de la délivrance, moulu des airs différents dans un hourvari épouvantable. – L’épisode, quoique assez invraisemblable, n’est certes pas inconciliable avec le texte de l’acte : le docteur Gardien a très bien pu déclarer comme né chez lui un enfant né en réalité rue des Filles-du-Calvaire.
Mais que cet enfant soit notre duc de Morny, beaucoup en doutent et apportent à leur thèse des arguments assez sérieux.
Le fait de la grossesse de la reine Hortense en 1811 n’est ni contestable ni contesté : ses relations avec son mari étaient telles ou plutôt la vacance dre ses relations étaient si notoire qu’il était bien impossible de placer le nouvel enfant sous la responsabilité du roi Louis comme elle avait pu le faire quelques années auparavant pour le fils de M. de Verhuell. Elle dissimula son état le plus longtemps qu’elle put, jusqu’au moment où il l’eut trahie irrécusablement. Il faut, alors, qu’elle quitte la cour et se cache, mais il lui faut aussi un prétexte : elle se fait ordonner par les médecins les distractions d’un voyage et l’air de la campagne. Est-il admissible que c’est à Paris qu’elle va se réfugier contre les indiscrétions et les espionnages – fût-ce dans une maison isolée de la rue des Filles-du-Calvaire ? Sans doute, Paris est l’endroit où l’on peut, mieux que partout ailleurs, se terrer et se dérober, mais à la condition de n’être pas un personnage aussi en vue que l’était la reine Hortense. Il est donc probable que, lorsqu’après une assez longue absence elle reparait, publiant et faisant publier qu’elle revient de voyage, elle en revient, en effet. – D’où ?… C’est là le problème.
Enfin on a produit encore une autre objection contre l’assimilation de l’enfant mystérieux du 11 octobre 1811 avec le fils de la reine Hortense et de M. de Flahault. Si cet acte concernait ce dernier enfant, d’où vient que celui qui devait être M. le comte puis M. le duc de Morny, n’ait porté si longtemps que le nom de Flahault ? J’ai déjà dit qu’il le portait encore à Moulins, où il était officier, en 1834. Il avait alors vingt-trois ans. Ce nom, qui affichait sa bâtardise, devenait plutôt gênant pour le jeune et brillant aventurier. Il lui fallait un état-civil ; on se souvint alors de l’enfant de 1811 ; et, comme les incorrections de cet acte ne suffisaient pas sans doute, lui-même les aggrava d’un faux. Il fit subir au nom de Demorny une double opération nobiliaire : il l’étêta de sa première syllabe de qu’il transforma en particule et l’empanacha du titre de comte. Mais cet acte de 1811 pour quel enfant a-t-il été fabriqué s’il ne l’a été pour celui d’Hortense ? – On ne peut répondre à la question que par une hypothèse.

On a supposé qu’en effet il concernait un enfant clandestin qui serait né dans l’entourage de la reine Hortense, ou dans sa domesticité, à laquelle, précisément, une tradition prétend qu’appartenait la mystérieuse mère, Coralie Fleury. Et comme les dates des deux accouchements coïncidaient, on aura attribué cet acte de naissance au fils Flahault, qui n’en possédait pas.

Le cousin du comte venait de lui apporter une nouvelle version qui me semble se présenter et se tenir mieux que les autres. Tout d’abord, elle supprime cet invraisemblable épisode de la reine Hortense, se réfugiant au milieu de Paris pour accoucher dans la cacophonie complice des orgues. Elle nous montre, au contraire, la reine obéissant ostensiblement aux avis qu’elle a provoqués de ses médecins, et allant chercher, loin de Paris, un endroit où elle puisse rester cachée en un incognito, impénétrable aux indiscrétions et aux curiosités.
Selon cette version, c’est à Montpellier que la reine Hortense aurait fait ses couches clandestines dans la maison de santé du docteur Fages. Et il faut dire tout d’abord, en faveur de cette version, que rien ne paraît mieux justifié que le choix de la ville et celui du médecin.
En effet, Montpellier a été très fréquenté des Bonapartes …

p.249-250
… Enfin Louis, devenu roi de Hollande, et mari d’Hortense, en 1807, y retrouve sa femme avec laquelle Napoléon l’a, d’autorité, réconcilié. Cette même année, Hortense y fait deux pauses, entre lesquelles elle va à Bordeaux où elle voit l’empereur.

p.251-256
On avouera que cet asile, en une ville comme Montpellier, offrait un mystère plus assuré que la maison parisienne de la rue des Filles-du-Calvaire. La reine Hortense ne fut pas la seule « grande et honnête dame » qui vint solliciter en secret les soins du docteur Fages ; et, plus qu’aucune autre, Hortense, toute-puissante, et si choyée par Napoléon que, dans les faiblesses qu’il eut toujours pour elle, on est tenté de surprendre quelque chose de plus que de l’affection, était en mesure de s’assurer tous les bénéfices de l’incognito. Il n’y a donc pas à s’étonner que ni les registres de la paroisse, ni ceux de la mairie ne constatent la naissance de l’enfant mâle dont elle accoucha : leur silence est moins embarrassant à expliquer que l’étrange état civil des prétendus époux Demorny.
Si aucun document écrit ne permet de fixer la date précise de cette délivrance, on peut l’établir approximativement par celle de la disparition de la Reine pour ce voyage indéterminé qu’elle aurait, selon la version presque officielle, accompli en réalité rue des Filles-du-Calvaire. Ce fut sans aucun doute vers le dernier tiers de l’année 1811.

On sait qu’en 1810 la maison de la rue de Soldats était occupée par un certain Pillotres de Chambure préposé aux Salpêtres, à Nimes. Comment se fait-il que pour l’année 1811, les registres des iliers, qui contiennent le mouvement de la population, soient précisément perdus ?
Aussitôt rétablie, Hortense repartait pour Paris : elle laissait à la garde du docteur Fages l’enfant qui avait reçu le nom de Louis : c’est, en effet, un des noms du duc de Morny. Le docteur Fages l’éleva chez lui : son fils, Auguste, se rappelle encore fort bien son petit compagnon, et il était en âge d’avoir des souveirs précis puisqu’il avait alors dix-neuf ans, étant né en 1792. A défaut de document écrit, il reste deux témoignages matériels du séjour de la reine Hortense à la maison de santé du docteur, et de l’éducation de l’enfant dans sa famille
Le premier est une toute petite bourse que la reine aurait brodée pendant les ennuis de sa réclusion : elle est de soie amarante ; autour du fermoir d’or et dont la courbe en entame quelques-unes, courent et se suivent entrelacées des H majuscules brodées en fils d’or. Le second est un petit portrait du mystérieux enfant : il est fait à la mine de plomb et encadré de palissandre. On peut le voir encore, dit-on, dans la chambre du docteur Auguste Fages.
A en croire quelques intimes de la famille Fages, elle conserverait un autre témoignage de l’incident de 1811 : c’est une pièce de mousseline, marquée aux quatre coins d’un N surmonté de la couronne impériale. Sans être précisément une preuve, ce document vient au moins à l’appui de la tradition montpelliéraine.
Maintenant, l’histoire se complique un peu et n’est point sans présenter quelques difficultés. Pourtant, à côté de ces témoignages matériels, il y a un témoignage moral qui les vaut bien ou plutôt qui les confirme : c’est celui du docteur Fages lui-même. Bien qu’il ait persévéré dans la discrétion de son père et n’ait point publié le secret de 1811, il n’a pu faire pourtant que ce mystère reste tout à fait ignoré des amis de sa famille et de son entourage intime. Et c’est par là qu’on en sait ce que je vais ajouter.
Le jeune Louis serait resté plusieurs années chez le docteur Fages. Jusqu’à quelle époque ?… La tradition montpelliéraine, la recule jusqu’à 1818 ou 1819. Cela paraît un peu tardif : l’enfant aurait eu alors sept ou huit ans. La date serait-elle conciliable avec ce que l’on sait de positif sur l’enfance et l’éducation de M. de Morny chez sa grand’mère madame de Flahault, devenue madame de Souza ? Je ne sais : mais l’incertitude de la date, qu’il faudrait sans doute rapprocher davantage de celle de sa naissance, n’infirme ni le fait de la naissance elle-même ni celui de la première éducation dans la famille Fages.

Lorsque le docteur Joseph Fages reçut la demande expresse de renvoyer l’enfant à Paris, sa situation ou ses affaires l’empêchaient de faire le voyage lui-même. Il dut confier l’enfant à un homme sûr, et cet homme était son propre beau-frère, M. Fontanel. M Fontanel tenait rue des Etuves un magasin de curiosités fort achalandé et en grande réputation auprès des amateurs de la ville et même du dehors.
Comme M. Fontanel ne connaissait point les personnes auxquelles il devait remettre l’enfant, et n’en était pas connu, on s’avisa d’un moyen romanesque qui est bien dans les imaginations du temps. Il dut être fourni par Hortense, qui, comme on le sait, était compositrice de romances sentimentales et romantiques, ou par madame de Souza qui elle-même écrivit plusieurs romans dans le même goût.
M. de Fontanel partit de Montpellier avec le petit Louis et la moitié d’une médaille dont ceux auxquels il remettrait l’enfant devaient lui présenter l’autre moitié. Le rendez-vous était rue Saint-Martin, à l’auberge du Plat-d’Etain.
Là, M. Fontanel fut reçu, dans une salle du premier étage par une personne qui, après la vérification convenue, c’est-à-dire après le rapprochement des deux moitiés de la médaille, prit l’enfant et l’emmena dans la pièce à côté, où il était attendu. Fontanel y entendit des voix sans qu’il pût rien comprendre de ce qu’elles disaient. Après quoi, il fut congédié. Il essaya de revoir l’enfant ; mais il dut repartir pour Montpellier sans y avoir réussi.
Telle était la version que le cousin du comte lui avait racontée : ils la trouvaient tous deux plus satisfaisante qu’aucune autre. Qu’elle offre toutes les certitudes, il ne faut pas tant en demander. Il est bien impossible que les obscurités, qu’on a épaissies autour de cette naissance, s’éclaircissent assez pour qu’il ne flotte pas encore dessus quelque mystère. Mais, si l’on n’ose se prononcer en cette énigme par où débute l’énigmatique vie du grand aventurier, il faut du moins incliner vers ce qui paraît le plus vraisemblable.

Il est vrai qu’on a cherché à infirmer cette version en lui opposant celle dun mystère à peu près identique qui se serait passé vers 1818 ou 1819. En ce mystère, dans lequel il s’agit d’un autre enfant dont une grande dame aurait accouché à la même maison de santé du docteur Fages, M. Fontanel aurait rempli exactement le même rôle qu’il a joué en celui-ci. Il aurait également amené cet enfant à Paris, d’où il serait reparti aussi sans l’avoir revu. La reconnaissance se serait faite par le même moyen romanesque ; seulement aux deux moitiés de la médaille auraient été substitués deux morceaux de papier dont les coupures devaient parfaitement s’ajuster. Il n’y a pas là, apparaît-il, la négation du premier fait ; mais plutôt son dédoublement. Le cas de la reine Hortense n’a pas dû être isolé, et il est très compréhensible qu’en des circonstances identiques on soit revenu à l’emploi du même moyen. L’enfant mystérieux de 1818 ne réfute pas l’enfant mystérieux de 1811.
Je dois ajouter ici, en confirmation de la version que je viens de raconter, que le comte eut la curiosité de s’assurer si, comme on le lui avait dit, cette auberge du Plat d’Etain, où se serait faite la remise de l’enfant, existait encore.
Elle existe encore en effet ; elle est située au haut de la rue Saint-Martin, au n° 326, entre la rue Meslay et l’impasse Planchette dont elle fait l’angle. Le rez-de-chaussée dans la rue Saint-Martin contient les salles du restaurant, encore réputé, et forme la partie, sinon la plus neuve, du moins la plus rafraîchie de l’ancienne auberge. Elle porte encore son enseigne : Au Plat-d’Etain. La partie qui semble avoir à peu près conservé son ancien aspect, avec ses trois étages de fenêtres rapprochées et sombres, est celle qui donne dans l’impasse Planchette ; là se trouve encore une grande cour vitrée par où autrefois entraient les diligences. L’auberge du Plat-d’Etain appartient depuis plusieurs générations à la même famille. La légende montpelliéraine parle d’une grande salle au premier étage, dans laquelle on serait venu prendre l’enfant des mains de Fontanel pour le faire passer dans une pièce, à côté, où l’attendaient plusieurs personnes ; on répondit au comte qu’en effet il se trouvait une grande salle au premier étage et qu’elle avait été assez récemment détruite par des aménagements nouveaux. La confirmation de ce détail a sa valeur ; elle précise le témoignage de M. Fontanel, et en même temps l’exactitude de celui du docteur Fages. On ne peut pas plus suspecter la mémoire du docteur Fages que sa probité ; il est impossible de supposer que M. A. Fages, qui, comme je l’ai dit, avait dix-neuf ans, lors de l’incident de 1811, ait pu confondre le souvenir avec celui d’un incident à peu près analogue, qui se serait passé huit ans plus tard, c’est-à-dire quand il avait vingt-sept ans !…