Mon cher collègue,
J'ai lu le discours que vous avez prononcé à l'inauguration de la statue du Mal Davoust à Auxerre. On ne saurait louer en termes plus justes et plus dignes la mémoire d'un homme qui a rendu de si éclatants services à l'Empereur et au pays, et qui a déployé pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire tant de talent, de bravoure et de stricte probité.
J'ai regretté toutefois qu'amené à parler d'une anecdote racontée par Fleury de Chaboulon, vous ayez placé la scène décrite par lui comme s'étant passée dans le cabinet de l'Empereur sans témoins, tandis qu'elle a eu lieu dans le cabinet du gouvernement provisoire en présence de tous ses membres, de plusieurs ministres, du duc de Vicence et plusieurs autres personnages - en tout une vingtaine de personnes.
J'avais été envoyé de la Malmaison par l'Empereur pour demander au Gouvernement un ordre aux commandants des frégates alors à Cherbourg de se mettre à sa disposition ; il m'avait chargé de lui déclarer qu'il ne quitteroit les environs de Paris que lorsqu'on le lui aurait envoyé. Je venais de faire cette déclaration au Duc d'Otrante, lorsque le Maréchal Davoust, qui était debout près de la cheminée, prit la parole sans que quoique ce soit l'y obligeât et s'adressant à moi, me dit " Général, rendez-vous auprès de l'Empereur et dites-lui qu'il parte, que sa présence nous gêne et est un obstacle à toute espèce d'arrangements et que le salut du pays exige son départ - sans quoi nous serons obligés de le faire arrêter ; que je l'arrêterai moi-même ".
Ces paroles me consternèrent, et je lui répondis sur le champ à haute voix : " Monsieur le Maréchal, il n'y a que celui qui donne un pareil message qui soit capable de le porter : quant à moi je ne m'en charge pas et si pour vous désobéir il faut donner sa démission, je vous donne la mienne ".
Cette scène me laissa durant quelques minutes en proie à une émotion très vive, pendant laquelle le Duc de Vicence et plusieurs autres personnes vinrent m'exprimer leur sympathie et leur indignation.
Je me rendis alors à la Malmaison où je trouvai l'Empereur couché. Il me fit enter, mais je m'étais décidé à ne pas lui faire part de la scène à laquelle j'avais assisté, craignant d'ajouter à ses douleurs. Avec sa perspicacité ordinaire, il s'aperçut qu'il y avait quelque chose que je ne lui disais pas. Il me demanda de ne rien lui cacher, cherchant en même temps à me faire comprendre combien il lui importait de tout savoir. Alors je lui racontai tout ce qui s'était passé, et il porta la main à son cou en disant, " Eh bien, qu'il y vienne ".
Voilà l'exacte vérité. Je ne cherche pas à revenir sur ce triste sujet, car il m'en coûte de rien dire qui soit de nature à porter atteinte à une des gloires de la France ; mais seulement je ne peux pas consentir à ce que l'on nie ce qui n'est malheureusement que trop vrai.
* The First Napoleon / Some unpublished documents from the Bowood papers / The Earl of Kerry / p. 322-323
* Jadis (2ème série) (Frédéric Masson / Société d'éditions littéraires et artistiques / p.287)
Voir d'autres pages numérisées sur cet entretien