Londres, 27 janvier 1852 Charles de Flahaut à Morny | conseils de modération et regrets du 2 décembre

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Contenu de la correspondance

Mon cher ami,
Je n'ai pas attaché une si grande importance à la prière que vous m'avez faite de ne pas venir à Paris, mais je tenais à en connaître les motifs, et d'après ce que vous m'écrivez aujourd'hui je les crois erronés. Je ne dis pas qu'il soit certain que j'eusse rien empêché, mais personne ne peut dire non plus que cela eût été impossible. Dans tous les cas, vous pouviez être certain que je n'eusse rien fait qui eût pu avoir un fâcheux effet pour ma réputation. Je ne vous aurais jamais conseillé quoi que ce soit qui eût pu faire du tort à la vôtre.
Vous dites que vous m'avez caché bien des choses. Pourquoi l'avez-vous fait ? Il me semble que dans nos rapports, on ne se cache rien, surtout dans des matière d'aussi haute importance. J'ai la conviction que la prière de ne pas venir n'est pas partie de vous, et je ne suis pas, mon cher ami, sans crainte que vous ne soyez aujourd'hui encore sous des influences hostiles, ou tout au moins des plus défavorables au personnage en question. (Peut-être est-ce là une allusion voilée à Mme Le Hon ?)
Mettez-vous en garde contre cela et, parce que certaines choses vous ont justement déplu, ne voyez pas tout dans des couleurs aussi sombres. Que l'on aime les flatteurs, que l'on soit mal disposé pour les hommes indépendants et qui résistent à nos volontés, qu'on les trouve incommodes - mon Dieu, c'est le cas de tous les hommes qui sont au pouvoir, et même de beaucoup de ceux qui n'y sont pas ! Croyez-moi, soyez amical envers le Président et faites-vous pardonner les services que vous lui avez rendus - ils ont été assez grands pour être pesants !
Vous avez bien fait de quitter le ministère, mais ne vous flattez pas qu'on vous en saura gré à Claremont. On nous y déteste tous les deux plus qu'on y déteste M. de Persigny ! Dites-vous d'ailleurs que votre attachement pour le Président et l'amour de votre pays sont les seules excuses que vous ayez pour votre conduite au 2 Décembre, et ces deux sentiments doivent encore la diriger.(Rappelez-vous que votre attachement pour le prince et l'amour pour votre pays sont vos seules excuses pour ce que vous avez fait au 2 décembre…)
Vous devez accepter d'être (la place de) sénateur, car vous aurez ainsi la possibilité (cela vous donnera l'occasion) d'être (encore) utile. Quant à moi, ma situation est différente (je ne suis pas dans le même cas). Ma carrière est finie. Si je pouvais effacer le 2 décembre, je le ferais volontiers, car au fond, je n'y avais que faire et sans vous, je ne m'y serais pas trouvé, parce que ce qui vient de se passer ne me laisse pas d'espoir que ce jour aura inauguré un avenir heureux pour mon pays. Mais vous n'aviez pas alors les opinions que vous m'exprimez aujourd'hui, et vos opinions ont eu une grande influence sur mon jugement et sur ma conduite. Je vous envoie ouverte une lettre pour le Président ; elle est pour vous seul, et souvenez-vous mon cher ami que le secret (qui ne vous appartient pas) vous n'avez le droit de le confier à qui que ce soit. Je vous prierai de la faire remettre à l'Elysée, à moins toutefois qu'elle ne soit de nature à vous nuire, et dans ce cas vous pourrez me dire ce que vous n'approuverez pas, ou bien (sans la remettre) conseiller au P[résident] de ne pas me nommer [sénateur]. Ce que je désire uniquement c'est de ne pas donner d'éclat à cette démarche. Trop de raisons s'opposent à ce que je prononce un blâme public contre lui. Je veux sauvegarder ma considération et ma délicatesse, et voilà tout.
Je ne puis vous cacher que lorsque je me rappelle la façon dont les affaires se traitaient autour de vous, le bavardage qui s'exerçait sur les choses et les hommes, je crains bien qu'il n'y ait eu des répétitions et des indiscrétions, et que cela n'ait produit de l'irritation et de bien mauvais effets. Dans la position confidentielle et importante dans laquelle vous étiez placé, une discrétion à toute épreuve eût été de rigueur. Enfin il ne s'agit plus de cela, mais je vous en supplie, ne permettez pas qu'autour de vous s'établisse un foyer d'opposition et des mauvais propos contre celui pour lequel vous avez témoigné tant de dévouement.
Soyez sûr encore, bien que vos motifs aient été excellents, que vous avez été mal inspiré le jour que vous m'avez écrit de ne pas venir, et que je vous aime trop pour n'avoir pas fait ce que vous désiriez, mais je l'ai fai avec un extrême regret.
Je vous embrasse de tout mon coeur.
F."
PS. Il court ici une histoire sur laquelle je vous demande une explication, afin de pouvoir la contredire s'il y a lieu. On dit que vous auriez fait [déplacer ?] à Lord Normanby la loge qu'il avait au Français, apr la raison que comme Ministre de l'Intérieur, vous désiriez l'avoir vous-même. J'ai répondu sur-le-champ que je ne croyais pas cela possible. Cela n'était ni dans votre caractère, ni dans vos manières. Votre administration aurait-elle fait à votre insu une démarche aussi inconvenante ? A propos de Lord Normanby, je crois qu'il ne retournera pas à Paris.
Vous savez probablement que les journaux anglais racontent une anecdote sur des communications entre vous et Mme d'Osmond, que je ne crois pas non plus, et je la range parmi celles dans lesquelles figure une visite que j'aurais faite à M Molé, et où j'aurais été à peu près mis à la porte.
Adieu encore. Envoyez donc vos lettres pour moi à Dumarest et Ducoing.
P.P.S. - Les journaux donnent (Le journal nous apporte) la liste des sénateurs. Je garde donc ma lettre (dans laquelle il demandait vraisemblablement de ne pas être nommé sénateur) qui devient inutile - ce que je préfère infiniment. Peut-être, comme vous le dites (selon vous) , le président a-t-il préféré que je ne sois pas nommé. Il savait (il devait être bien sûr) que je ne pouvais accepter. En ce qui vous regarde (Quant à vous), je n'y voyais aucun inconvénient (je n'aurais rien vu qui s'y opposât) et je crains beaucoup que certains de vos voisins (Mme Le Hon) n'aient été imprudents dans leurs propos. Il est évident qu'ils désirent vous mettre en mauvais termes avec le président (où il m'est évident qu'on désirait vous mettre mal avec le P[résident]. Essayez, je vous en prie, de les persuader d'être calmes et modérés. Rien ne pourrait vous faire plus de tort que si vous ou moi faisions preuve d'un esprit d'opposition ou parlions du président d'une manière hostile ou déplaisante (ou teniez un langage hostile et malveillant pour le P[résident].
Occupez-vous de vos affaires. Vous avez contribué pour une grande part à sauver la France d'un grand danger. Votre nom se trouve associé à toutes les grandes mesures d'ordre, et peut-être êtes-vous très heureux d'avoir dû mettre un terme à la mission dont vous aviez consenti par dévouement à vous charger. Mais croyez-moi, ne dites pas un mot qui donne à personne le droit de dire que vous êtes mécontent."
 

Morny, un voluptueux au pouvoir (Rouart / Gallimard / p.169)
Dans l'entourage de l'Empereur (Emile Dard / Plon / p.63)
Le duc de Morny (Gerda Grothe / Fayard / p.119-120)
Morny, l'homme du Second Empire (Dufresne / Perrin / p.171-172)
Flahaut (Françoise de Bernardy / Perrin / p.32-323)
Le secret du coup d'Etat (Guedalla-Kerry / Emile-Paul 1928 /p.262 à 267)
Morny et son temps (Parturier / Hachette / p.101)