Vous paraissez attacher beaucoup d'importance à la prière que je vous ai fait[e] de ne pas venir à Paris dernièrement. Croyez que c'est seulement par affection et dévouement pour vous que j'ai agi ainsi.
" Vous savez que je vous ai quelquefois parlé à cœur ouvert du prince. Je le connais mieux (J'ai eu encore plus l'occasion de le juger) depuis le 2 décembre. D'abord, il n'a d'amitié vraie pour personne (il n'aime personne) ; encore moins pour moi que pour quiconque,(moi peut-être un peu moins que les autres), car ma position particulière l'embarrasse et la vôtre aggrave encore les choses (…) (En outre, ma situation lui déplaît, et la vôtre ne fait qu'augmenter la dose). Je ne vous ai pas tout dit (Il y a bien des choses que je vous ai cachées). Lorsque vous aviez pensé à entrer dans le gouvernement, vous étiez animé par le seul désir d'aider le prince (dans son intérêt seul pour relever son pouvoir) et consolider sa position et vous pensiez sans doute que votre suggestion lui était agréable. Mais il n'y a rien qui lui aurait déplu davantage et il n'y aurait jamais consenti. Il supportait ma présence à regret et mes services mêmes le gênaient ( Il me souffrait là avec bien de l'impatience. Mes services lui ont été insupportables. Il n'a jamais été plus mal pour moi que durant ce temps. Il est méfiant (défiant) et ingrat et n'aime que ceux qui lui obéissent servilement et le flattent. Quand il a eu besoin de vous en Angleterre, il vous a demandé, et il ne vous a pas pardonné votre refus (le poste d'ambassadeur à Londres). Il n'a pu trouver personne pour le 2 décembre, aussi s'est-il servi de moi. (il m'a pris). J'ai risqué ma vie (ma tête) j'ai bien agi ; qu'importe, je le gêne. Je ne suis ni servile, ni flatteur, je suis un mauvais instrument.
Eh bien, que seriez-vous venu faire ? Assister à Paris à ce qui allait se commettre ? Un mot de vous eût été exploité, répété, dénaturé. Ou vous auriez conseillé les décrets, ou vous les auriez attaqués vivement. Ou vous seriez venu pour m'empêcher de quitter le ministère ou pour me le faire quitter. Le monde est si bête ! En outre, vous n'eussiez rien empêché, soyez-en sûr. Alors à quoi bon par votre arrivée jouer un rôle quelconque dans ces circonstances. C'est pour ne pas vous effleurer en rien que je vous ai retenu, sachant bien que vous approuverez ma conduite. C'est pour vous et non pour moi, ca vous savez bien que votre présence et vos conseils me sont bien précieux.
Maintenant venez si vous le jugez à propos. L'effet est produit. Le Sénat va être constitué ; vous et moi en faisons partie. Accepterez-vous ? Si vous refusez, j'en ferai autant. J'ai même envie de refuser quand même. J'ai assez de la vie politique, surtout avec un homme (un caractère) comme le prince. J'aimerais bien savoir ce que vous allez faire. Je ne crois pas du reste que vous puissiez dignement accepter, et à moi cela m'est fort désagréable.
Adieu, mon cher ami. Je suis bien triste et bien navré, et il y a loin de mon triomphe d'il y a deux mois à peine à mon découragement d'aujourd'hui. Je ne vous embrasse pas moins bien tendrement.
AUG."
Morny, un voluptueux au pouvoir (Rouart / Gallimard / p.169)
Morny, l'homme du Second Empire (Dufresne / Perrin / p.172)
Morny et son temps (Parturier / Hachette / p.101)
Flahaut (Françoise de Bernardy / Perrin / p.321-322)
Le secret du coup d'Etat (Guedalla-Kerry / Emile-Paul 1928 /p.259-261)