Chère Madame de Flahault,
C'est bien bon à vous d'être aussi préoccupée de ma santé, et de m'offrir un moyen aussi agréable de mettre à l'abri du choléra. (Il y eut une grave épidémie de choléra à Paris pendant le printemps et l'été de 1849.) J'en profiterais sans le choléra avec bien du plaisir, je vous le jure, mais il se prépare un choléra politique qui me paraît devoir être plus grave, peut-être, que tout ce que nous avons vu jusqu'ici, et il m'est impossible de m'éloigner, surtout après la position que j'ai prise, et la confiance que j'inspire au prince. Je le vois tous les jours, plutôt deux fois qu'une. Il cause de tout avec moi : des hommes, des événements. Puis-je décemment le planter là dans un moment critique ? - C'est impossible !
Les élections (Au cours du mois, l'Assemblée constituante devait être remplacée par une Assemblée législative) paraissent devoir être moins bonnes qu'on ne s'y attendait. Le socialisme a fait des progrès effrayants; dans plusieurs départements, la liste rouge passera, et si la liste modérée passe dans d'autres, ce sera à une si faible minorité que l'effet moral en sera désastreux. (Morny se trompait. Il n'y eut que 100 socialistes élus sur 700 membres) Dans ce cas, il n'y aura plus qu'à plier bagage, à organiser une guerre civile, et à prier MM les cosaques de nous aider ! Je ris en écrivant cette phrase et je pense que votre fierté nationale va se révolter; mais croyez-moi, si vous voyiez un socialiste près de vous, vous n'hésiteriez pas à lui préférer un cosaque… Mon patriotisme s'arrête là.
Enfin il m'est difficile de tout vous écrire, mais soyez sûre que si la Chambre est mauvaise, nous sommes perdus dans huit jours, et si elle est médiocre nous le serons dans un mois. Il n'y a que l'Empire qui pourrait nous sauver. Les hommes politiques y mordent, les plus gros : mais le prince a des scrupules de probité. Enfin d'ici peu, il se passera de grandes choses."
(Seul l'Empire peut sauver la situation. Quelques-uns des principaux politiciens mordillent à l'hameçon, mais le prince a des scrupules…)
Je crois que je serai nommé en Auvergne, cependant on m'écrit que la liste rouge a énormément de voix. Dans ce cas, je serai exclu. Je le regretterais tout juste, car Dieu sait le sort qui sera réservé à cette Assemblée. Merci encore, chère Madame de Flahault, et croyez à mon sincère dévouement.
AUGUSTE
PS : M de Flahaut aurait tort de venir en ce moment. Il ne pourrait rien faire de bon. Il n'est lié à aucun parti et se compromettrait inutilement. (Il n'est dans le mouvement de personne : il s'exposerait sans utilité.)
Le Duc de Morny (Robert Christophe / Hachette / p.72-73)
Le duc de Morny (Gerda Grothe / Fayard / p.66)
Flahaut (Françoise de Bernardy / Perrin / p.301-302))
Le coup du 2 décembre (Henri Guillemin / Gallimard / p.110, 119 et 339)
La Deuxième République (Inès Murat / Fayard / p.404-405)
Le secret du coup d'Etat (Guedalla-Kerry / Emile-Paul 1928 /p.86 à 88)
Le duc de Morny (Marcel Boulenger / Hachette / p.44-45)
Lettres intimes du duc de Morny