Lettre de Flahault à Thiers. Vienne, 9 juillet 1846 | campagne de 1809

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Contenu de la correspondance

Mon cher ami,
Bien que ma main soit infirme, et peu en état d'écrire une longue lettre, je ne veux pas différer de répondre à la vôtre.
L'absence est une détestable chose, car lors même qu'elle n'agit pas - je l'espère du moins - sur le fond des affections, elle en change les expressions, et substitue à celles de l'amitié, une espèce de formalite à laquelle vous ne m'aviez pas accoutumé, et dont les sentimens que je vous ai conservés sont loin de s'accomoder. Sachez une fois pour toutes, et ma vie en a fourni quelques preuves, que mes sentimens sont durables, et que ni le tems ni l'absence n'ont d'influence sur mes rapports avec mes amis.
Ceci dit, venons au sujet de votre lettre. Elle me vient dans un moment peu opportun, l'Archiduc Charles étant à la campagne ; mais je verrai sont Grans maître le Général Comte de Grunne, et m'entendrai avec lui sur le meilleur moyen d'obtenir de Son Altesse Impériale les renseignements que vous désirez, et qu'Elle-même a intérêt à vous fournir.
En attendant que nous les ayions, permettez-moi de vous raconter une anecdote relative à notre premier passage du Danube qui vous prouvera que l'Empereur Napoléon ne s'attendait pas à la présence si rapprochée de l'armée de l'Archiduc. J'étais 1er aide de camp du prince de Neufchâtel et dans l'après-midi du 21 mai, veille de la bataille, au moment où les troupes passaient le petit bras du Danube, l'Empereur me voyant causer avec des chasseurs du 13è Régiment, qui revenaient blessés de l'avant-garde, m'appela et m'envoya voir ce qui s'y passait, avec ordre de revenir lui en rendre compte. Il n'y avait encore de passé que la cavalerie du Général Lasalle qui tiraillait avec l'ennemi. Le corps de Masséna arrivé à l'Ile de Lobau, s'apprêtait à suivre la cavalerie au-delà du petit bras.
J'allai d'abord au général Lasalle, et poussai ensuite jusqu'aux tirailleurs les plus avancés et j'y restai jusqu'à ce que la nuit mit fin au combat. Regardant alors avec attention du côté de l'ennemi, je crus apercevoir une très longue ligne de feux, fort clairsemés, il est vrai, mais si régulièrement établis, que je ne doutai pas de la présence d'un corps considérable de troupes.
De retour près de l'Empereur je lui fis part de ce que j'avais vu, et de la conviction qui en était résulté pour moi. Il parut fort surpris, et me fit répéter ce que je venais de lui dire, et, appelant le maréchal Masséna, il lui ordonna de passer avec moi de l'autre côté, sur la rive gauche du petit bras, pour voir ce qui en était.
Nous trouvâmes que nos troupes s'étaient, ainsi que cela se fait toujours la nuit, repliées fort en arrière du point jusqu'où je m'étais avancé, et, pour remédier à ce désavantage, et apercevoir aussi loin que possible, nous montâmes au clocher de l'église d'Essling.
On ne distinguait pas la ligne non interrompue de feux que j'avais aperçue, mais on en voyait assez pour que je pusse indiquer au Maréchal l'espace qu'elle occupait. Il serait trop long et superflu de mentionner ici, la discussion qui eut lieu entre nous, et dans laquelle le général Becker, son Chef d'Etat-major, partagea son opinion ; mais il déclara qu'il ne voyait rien qui indiquât la présence d'une Armée, ni même celle d'un corps considérable de troupes, et que par conséquent je m'étais trompé. Nous retournâmes près de l'Empereur qui était encore près du pont sur le petit bras, et le maréchal lui fit connaître son opinion. L'Empereur, après l'avoir écouté, ayant eu la bonté de se tourner vers moi, et de m'encourager du regard, je me permis de dire, qu'ayant le malheur d'être en désaccord avec le maréchal Masséna, il me siérait mal de maintenir mon opinion ; que cependant, m'étant trouvé en position de voir ce que l'on ne pouvait apercevoir du clocher, je ne croyais pas manquer au profond respect que je lui devais et que je lui portais, en conservant la conviction que j'avais exprimée à Sa Majesté, celle de la présence assez rapprochée d'un nombre considérable de troupes. Ainsi se termina l'entretien ; mais les événements du lendemain me donnèrent que trop raison, et je pense que si le maréchal eût été de mon avis, et que l'Empereur eût cru à la proximité de l'armée autrichienne, il ne serait pas sorti de l'Ile de Lobau, et n'aurait pas livré la bataille avant d'avoir réuni toutes ses troupes sur la rive gauche du grand bras.
Quant au moment où l'archiduc a appris notre passage près d'Essling, lui seul peut le dire ; mais vu le peu de mobilité des troupes autrichiennes et l'impossibilité de leur faire faire des marches forcées, sans laisser la plus grande partie des hommes en arrière, il doit avoir eu besoin de plusieurs jours, pour réunir ses troupes et concentrer son armée.
Jamais l'Empereur Napoléon n'a paru se souvenir de l'incident que je viens de vous raconter ; mais j'ai lieu de croire qu'il ne l'a pas oublié, car à dater de ce jour, il m'a traité avec une bonté particulière. Dans plusieurs circonstances il m'a désigné au Major Général, pour des missions de confiance, et à la fin de la retraite de Moscou il m'a fait l'honneur de me nommer son Aide de Camp.
Je pense que l'énergique résistance de nos troupes à la bataille d'Essling, a seule empêché qu'elles ne fussent jetées dans le fleuve ; mais je crois que si l'archiduc les eût fait attaquer le 23, à la pointe du jour dans l'Ile de Lobau, il est difficile de dire quel eût été le résultat de cette attaque. Tout ce que je ouis vous dire moi qui ai repassé la rivière et suis retourné à Ebersdorff sur le même bateau que l'Empereur, c'est qu'on n'était pas sans inquiétude à ce sujet.
A propos d'Ebersdorff, je crois que vous devez avoir fait une méprise dans votre cinquième question.
Vous dites :
"Le Prince aurait-il pu descendre sur Presbourg, immédiatement y passer le Danube, remonter la rive droite jusqu'à Enzersdorff".
,'est-ce pas Ebersdorff que vous avez voulu dire ? c'est dans ce village qu'était établi notre quartier Impérial et près de là qu'étaient jetés les ponts.
Répondez-moi un mot à ce sujet. Enzersdorff est sur la rive gauche.
Flahault