" Nous voici à l'année qui vient, cher ami. Je vous la souhaite de tout mon coeur, bonne, heureuse, dans votre santé et vos affections. Je ne vous ai pas écrit le premier jour de l'an, et je me le suis reproché, mais j'ai eu le dîner de famille, puis M. Auguste qui est revenu de sa garnison pour me souhaiter la bonne année ; ensuite le bruit des étrennes, la joie de mes petites filles. Pour moi, j'ai eu d'Auguste le présent qui pouvait me faire le plus de plaisir. Il m'a donné son portrait, ce qui m'a causé un vrai battement de coeur, d'autant qu'il me l'avait annoncé comme m'ayant préparé des étrennes qui m'étonneraient et, pour me dérouter, il me disait : " C'est quelque chose qui va sur l'eau. " J'imaginais un bateau en chocolat ou quelque bêtise comme on en fait et c'est tout simplement parce qu'il passait les ponts pour aller chez le peintre et les a passés encore pour me l'apporter. Les Anglaises (qui ne sont pas des Anglaises pour rien) ne comprennent rien à nos jours de gaîté, j'ai beau leur dire : il y a tant de jours tristes dans l'année. Laissez-nous-en du moins deux où l'affection semble plus vive parce que vous en renouvelez les assurances. Elles n'y entendent rien !
" ... Je prétends que vous me donniez de vos nouvelles et que vous m'envoyiez tout ce que vous écrivez sur notre langue française. J'aimerais à tâcher de comprendre ce que vous aurez fait, car, pour moi, en grammaire, je chante juste, mais je ne sais pas la musique. Je me suis mise à relire le Dictionnaire philosophique de Voltaire. Je n'aime point ses articles contre la religion parce que, tout en détestant comme lui les fanatiques et les intolérants, j'ai sous les yeux une pauvre parente ruinée, malade, que la religion console et a rendue excellente. Ce topique-là est fort à considérer. Elle me soigne beaucoup, d'abord parce qu'elle m'aime, mais aussi parce qu'elle me couve des yeux et mitonne ma conversion. Aussi, quand elle me demande de mes nouvelles, je lui dis toujours que je me porte à merveille. (Cette lettre à M. Le Roi est la première dans laquelle Mme de Souza parle de la parente en question. Nous avons lieu de croire lu'il s'agit là d'une cousine de M. de Flahaut appartenant au lignage des Montiers. Cette pieuse parente arriva-t-elle à ses fins ? C'est un point qu'il nous a été impossible d'éclaircir, et aucune lettre n'a pu nous faire connaître si Mme de Souza persista, à l'heure suprême, dans les erreurs de son vague déisme ou si elle mourut en ouvrier de la dernière heure.) Mais revenons à ce mécréant de Voltaire. Que tous les autres articles sont instructifs, sans pédanterie ! Relisez celui sur l'art dramatique. Ces messieurs les romantiques devraient lire les vers qu'il citait alors. Que dirait-il aujourd'hui ?
J'écris en insensé. Mais j'écris pour les fous.
Le public est mon maître, il faut bien le servir.
Il faut pour son argent lui donner ce qu'il aime !
J'écris pour lui, non pour moi-même ;
Il cherche des succès dont je n'ai qu'à rougir.
" Adieu, cher et bon ami, cet hiver humide m'attriste parce que le ciel est gris, mais j'aime mieux la pluie que la gelée. Bonne année, beaucoup d'années encore, et aimez-moi tant que je vivrai. Mon fils m'a menée hier à l'Opéra. Mon cher, j'ai été frappée du raccourci des jupons. Mais ces demoiselles montrent leurs jambes jusqu'à l'épaule ! et on applaudit ! Il y a bien des années que je n'avais vu tout cela. La jeunesse actuelle me fait croire que j'ai un ou deux siècles et, sans doute, elle le croit encore plus que moi. "
* Madame de Souza et sa famille (baron André de Maricourt / Emile-Paul frères / p.368-370)* Le duc de Morny (Marcel Boulenger / Hachette / p.25)