Lettre d'Hortense de Beauharnais à Lavalette , et copie à Eugène de Beauharnais
21 avril 1807, La Haye
Je saisis toutes les occasions, mon cher Lavalette, pour vous écrire un peu à mon aise. Vous saurez pour nouvelle qu'il n'y a rien de nouveau ici, si ce n'est que nous comptons aller bientôt au Loo et qu'il n'y a ni lits, ni chaises, ni cuisine.
Le Roi a été faire une petite tournée au Helder ; il revient vendredi. Nous sommes en apparence beaucoup mieux ensemble. Il resta à présent tous les soirs, et les personnes qui auraient craint de se compromettre en venant me voir pendant ce temps abondent à présent. L'Empereur, qui avait appris la manière dont nous étions, a écrit une lettre terrible au Roi ; il lui dit qu'il sait qu'il me rend malheureuse, qu'il lui souhaiterait une femme comme il en connaît à Paris et qu'au lieu de cela il a une femme vertueuse mais qu'il ne sait pas apprécier. Vous voyez, mon cher Lavalette, que la manière dont l'Empereur parle de moi et l'opinion qu'il a la bonté d'en avoir est bien faite pour me consoler et pour me donner la force de tout supporter.
Ne parlez jamais de tout cela à l'Impératrice, car il vaut mieux qu'on ignore tout cela, et, comme cela lui ferait du chagrin, elle le dirait. L'Empereur gronde aussi pour l'Ordre de Hollande donné à trop de monde et établi sans son consentement. Je ne sais pas à qui en France il permettra de le porter, mais il n'apparaît guère disposé à l'accorder à tous. La Hollande est un foyer d'intrigues ; heureusement que je suis nulle dans toutes et que je ne mêle de rien, car j'en verrais de belles. D'abord, comme on aime à tout savoir, tout le monde veut instruire et c'est toujours aux dépens les uns des autres.
Un Français part pour l'armée ? Aussitôt tout le monde chante victoire. L'illustre Sénégra, au teint pâle et livide, tient le sceptre de la police, des bêtises et des vilénies. Tout le monde le craint, le déteste et le ménage. Dans le Palais surtout, il faut faire attention comme l'on crache, l'on tousse, ou l'on se mouche ; moi seulement, avec mon air habituel d'indifférence, j'ai l'air de ne rien voir. Je reçois tout le monde également bien, excepté ceux qui me manqueraient ; je l'ai souffert longtemps sans rien dire mais, à présent, je ne souffrirai plus.
Le Roi s'occupe beaucoup de ses affaires, mais je crois qu'il manque beaucoup de stabilité dans ce qu'il fait. Je crois que, pour un roi, il faut mieux faire mal mais y tenir quand une fois on l'a fait. S'il voit tout le monde d'accord pour vanter un homme et que lui-même trouve qu'il le mérite, au lieu de lui accorder une grâce, il lui en accordera six : tout cela fait des jalousies et étonne même la personne qui les reçoit.
Vous voyez, mon cher Lavalette, que je vous parle bien à coeur ouvert. Je juge dans mon petit coin tout ce qui se fait, mais je ne le dis pas ; cependant, quelquefois, je suis tout fière de voir qu'une chose qui me choquait, sans me rendre compte pourquoi, l'Empereur le blâmait aussi ; cependant cela m'étonne moins en pensant à mon esprit patriotique qui me fait penser que tout doit céder à la France et que ce sera toujours l'intérêt de qui y cédera. Voilà, je crois, un beau cours de politique ; je ne me rappelle pas d'en avoir tant fait ; il est vrai que c'est bien ce qui m'occupe le moins.
Je sais qu'Eugène mène bien sa barque et cela me rend toujours heureuse de penser qu'il satisfasse l'Empereur (sic) ; c'est au moins la consolation qui nous est due ; je voulais lui écrire aujourd'hui mais je trouve qu'il est tard et que vous pourriez bien lui envoyer cette lettre. Ma politique le fera rire et ma confiance en vous ne le surprendra pas, car nous ne faisons toujours qu'un pour l'amitié que nous vous portons. J'embrasse Emilie et votre petite-fille.
Dites-moi donc pourquoi on ne joue plus la comédie à Malmaison. Quelle est la raison qui a fait rompre ce projet ?
Hortense
P.S. Ce mardi 21 avril. J'ai eu un plaisir extrême hier à entendre la Grassini dans Cléopâtre : comme elle est supérieure sur le théâtre ! C'est la première chose de bonne que j'ai entendue depuis que j'ai quitté Paris.
Lettre d’Hortense de Beauharnais à Lavalette , et copie à Eugène de Beauharnais | 21 avril 1807, La Haye
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