Charles de Flahaut | La Semaine des Familles

La Semaine des Familles

24 novembre 1860
… Dans un des moments les plus dangereux de la Révolution, madame de Souza émigra en Angleterre. Elle fit connaissance, durant la traversée, avec une femme qui lui était tout à fait inférieure comme condition et comme esprit, et qui, elle aussi, émigrait, mais par ton ; car tout est affaire de mode pour certaines gens ; ce qui n’empêche pas cette femme de s’être mise, avec madame de Souza, sur le pied de la plus complète familiarité.
« Ma chère amie, se prit-elle à lui dire au moment de débarquer, comme l’espionnage est fort à craindre ici, il nous faut changer de noms pour en prendre de tout à fait inconnus ; de la sorte nous serons tranquilles.
– J’approuve fort votre conseil, madame, répondit aussitôt madame de Souza en faisant une légère révérence d’adieu à sa vaniteuse compagne ; prenez le nom qu’il vous plaira, et, quant à moi, mon nom de guerre est tout trouvé, je prends le vôtre ! »
Une autre fois, madame de Balbi, ayant rencontré un soir madame de Souza chez un lord, dans les salons duquel se trouvait nombreuse société, s’approcha vivement d’elle et lui dit très-haut avec un accent de colère très-prononcé :
 » Madame, je sors de chez lady Blessington, où l’on m’a appris que vous disiez beaucoup de mal de moi !
– Eh bien, cela vous prouve, madame, que je n’aime pas les dettes. Nous sommes quittes maintenant », a dit madame de Souza en continuant tranquillement sa partie de whist.
Malheureusement un vilain défaut faisait tache en se glissant parmi les qualités aussi remarquables que brillantes qui distinguaient cette femme charmante, c’était sa passion pour la loterie ; tout l’argent qu’elle avait était employé à nourrir des ambes et des ternes qui jamais ne sortaient, de sorte que la pauvre femme était sans cesse inquiétée et gênée.
Ses amis, qui toujours lui venaient en aide, lui faisaient les plus sévères reproches sur ce fanatisme de l’ambe, plus digne d’une portière que d’une femme noble et distinguée comme elle ; alors, pour se justifier, elle racontait, à ceux qui ne la connaissaient pas, l’aventure vraie, quoique invraisemblable, qui lui était arrivée dans sa jeunesse, et avait fait naître en son esprit la superstitieuse croyance que de la roue de la loterie devait sortir sa fortune. cette histoire, la voici.
En 1776, madame de Souza, qui était encore madame la comtesse de Flahaut, et madame la comtesse de Marigny, sa soeur, toutes deux jeunes, quelque peu étourdies et imbues, comme l’était la société incrédule du dix-huitième siècle, d’une croyance absurde dans la nécromancie, eurent la curiosité d’aller consulter sur leur avenir un de ces charlatans alors à la mode…

1er décembre 1860
… Mais revenons à madame de Souza. Après la mort de son mari, madame de Flahaut passa en Angleterre, où elle ne trouva de ressources pour vivre que dans sa plume charmante ; puis, à sa rentrée en France, elle épousa M. de Souza, alors ambassadeur de Portugal. Comme de nouveaux désastres vinrent encore l’atteindre, et qu’elle sut, assurait-elle, que la prédiction s’accomplirait jusqu’à la fin, elle se mit à jouer à la loterie pour réparer sa fortune si fort ébranlée.
Mais elle essaya vainement de rappeler de la sorte à elle cette inconstante déesse ; les chances du hasard lui furent toujours contraires, et elle ne retira de cette habitude que la passion terrible du jeu, passion qui jeta une profonde amertume sur les dernières années de cette femme aussi aimable que spirituelle.
Ce fut tout à fait le hasard qui conduisit madame de Flahaut à se faire auteur.
Elle y habitait, près de Londres, un petit village où elle était fort embarrassée pour vivre, quand, un jour qu’elle se promenait tristement à travers la campagne, elle fit la rencontre d’un de ses anciens amis de la cour, émigré comme elle et comme elle malheureux.
On eut d’abord grand bonheur à se revoir, puis chacun raconta ses peines.
« Mais pourquoi n’écririez-vous pas un roman ? s’écria tout à coup le marquis de L…, vous nous faisiez de si jolies petites nouvelles à Versailles ! Vous n’avez pas perdu votre esprit avec votre fortune, je m’en suis aperçu.
– Flatteur !  » fit madame de Flahaut en souriant. Puis, étant devenue rêveuse, elle murmura, après avoir gardé le silence durant quelques instants :
– Ecrire ! moi ! mais vous n’y songez pas, marquis !
– Parbleu ! si j’y songe, et je vous envie, puisque vous avez une ressource pour ne pas mourir de faim. »
Madame de Flahaut soupira et sourit ; mais, le même soir, elle rentrait dans sa mansarde froide et délabrée, avec une bouteille d’encre, des plumes, du papier, du pain et de l’espérance ; puis, après quelques heures, non de repos, car le repos ne lui était pas possible en cet instant, mais de méditation, elle se mit à l’ouvrage et écrivit tout d’un trait un petit chef d’oeuvre littéraire : Adèle de Sénanges, qu’elle vendit cent livres sterling à un éditeur de Londres, argent dont elle ne garda que la plus faible partie pour elle, car elle employa presque la totalité de la somme à placer son fils (Charles de Flahaut) dans un des premiers collèges de la capitale de l’Angleterre, se fiant à Dieu et à sa plume pour subvenir aux frais de son éducation, et ni l’un ni l’autre ne lui firent défaut, puisque, le succès d’Adèle de Sénanges ayant été complet, ses écrits furent recherchés et enlevés par tout le monde…

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