(Le Portefeuille de la comtesse d’Albany : 1806-1824, par Léon-G. Pélissier)
Paris, le 27 août 1812 |
D’abord, ma très chère amie, je veux vous remercier de votre bonté. Le Carlino m’est arrivé hier, et je n’ai jamais vu une tête plus agréable, un tableau qui me fit plus de plaisir. Il est charmant, charmant, m’est arrivé dans le meilleur état possible, enfin j’en suis toute ravie, et je vous en remercie de tout mon coeur. Vous pouvés bien vous dire que vous m’avez donné une vive joie, et que c’est la première depuis que le Carlino Néné est absent. Tout le monde l’admire, et je n’ai plus qu’un désir, c’est que mon pauvre Charles puisse l’admirer un jour. J’ai bien pensé le perdre, et cette mort si proche de lui m’a laissé dans une terreur, un accablement dont je ne puis me relever. Imaginés, ma très chère, que dans l’affaire du 25 (Le combat d’Ostrowno, gagné le 25 juillet sur Barclay de Tolly), une balle, venue de biais et tirée à dix pas, lui a coupé son aiguillette en quatre morceaux sur le sein droit, déchirée son habit, sans que sa chemise fut effleurée puis s’en est allée Dieu sait où. Il est inconcevable qu’il n’aie pas eu le bras cassé ou la poitrine percée ! Ma très chère, c’est moi qui ai senti ce froid de la mort, et je ne puis m’en remettre. Mais je ne veux pas vous entretenir de mes noires idées, de mes horribles craintes pour l’avenir. Eloignons-les, et ne me dites rien de raisonnable pour les calmer. Vous n’y parviendrés pas : je souffre, je tremble et je prie ; voilà ma vie comme si vous me voyés à tous les instants.
Le 25, jour de votre fête, j’ai prié à dîner tous les habitués de la casa et de plus la voisinne : nous avons bu à votre santé ; tous du fond du coeur, nous avons souhaité bonheur et santé, et pour moi j’ai remercié le ciel de m’avoir donnée une amie comme vous. Mais revenés-nous donc, j’ai tant besoin de m’appuyer sur votre coeur, de vous dire mes peines, de pleurer avec vous, de pleurer devant vous, de vous repetter cent fois, mille fois les mêmes choses, bien sûre que je trouverai toujours dans votre coeur, dans votre bonté, le même intérêt, la même patience, et que vos larmes se mêleraient aux miennes ! Ma chère, ma chère, je suis bien malheureuse. Cette mort qui a été si proche n’a qu’à revenir. Oh ! il n’y a que sur votre coeur que je pourrais m’appuyer sans crainte de fatiguer votre intérêt. Vous êtes si bonne, si parfaitement bonne, et je le sais si bien !
Mille remerciemens à M Fabre. Tous ses ordres auroient été exécutés, mais il n’est pas besoin de rien faire au Carlino, et je vais seulement m’occuper de lui donner un superbe cadre tel qu’il le mérite. J’avoue cependant que j’aurais mieux aimé que votre portrait m’arriva le premier. Ma bonne, mon excellente amie, c’est cela dont j’aurois besoin ; c’est cette excellente figure que je regarderois tous les matins avec ce sentiment de tendresse qu’inspire une parfaite. Je demande à tous les Italiens si le Neri Corsini arrive, et si j’étais plus jeune on me croiroit un sentiment passionné pour lui, tant je témoigne de désir pour son reour.
Je vous enverrai par la prochaine poste une lettre de change de cent louis pour que M Fabre veuille bien m’acheter des Carlinos s’il en trouve, un beau ou plusieurs petits à sa volonté. Les cent louis sont là, et je vais me lever pour les porter chez Doyen (Son banquier, dont elle annonce ailleurs la faillite.), afin de vous envoyer la ditte lettre de change. Mais cela prendra du temps, et c’est aujourd’huy la poste, et je veux que mes remerciemens partent aujourd’huy. Ce que je veux, ma très chère amie, c’est des figures divines et des sujets agréables. Lundi je vous écrirai encore et vous enverrai cette lettre payable à vue.
Ma bonne, mon excellente amie, priez pour Néné, pour moi qui vous aime de toute la tendresse de mon âme. Mon tableau est charmant, et M de Tall… (Son ancien ami M de Talleyrand. Est-ce par prudence ou par pudeur qu’elle n’écrit pas son nom tout entier ?) m’a dit de demander à M Fabre si ce regard élevé vers le ciel est piété ou volupté ; moi je crois qu’il y a une grande volupté dans tous les sentimens purs.
Ma bonne, ma chère amie, je vous aime de tout mon coeur, encore merci à M Fabre. je lui suis bien, bien obligée. Il m’a fait un grand plaisir, et c’est beaucoup dans la disposition d’esprit où je suis.
Papa est à vos pieds. Il n’a pas de nouvelles de son fils depuis le 28 avril ; sa petite belle-fille doit être accouchée depuis la fin de juin ; nous n’en avons aucune nouvelle, et dans ma disposition j’ai bien peu la force de ranimer ses esprits accablés. Cependant, j’y fais ce que je puis ; hélas, il n’y a qu’avec vous que je m’abandonnerais à dire tout ce que j’éprouve. Jugés comme je serois consolée si je vous avois ici.
Adieu encore, ma bonne amie. J’ai cependant eu une douce satisfaction à fêter ma Louise. Ah ! c’est dans la casa que vous êtes fêtée, chérie, appréciée ; enfin c’est la casa qui est à vous, et où vous êtes chez vous, et parmi les vôtres, ma bonne amie.
Faites donc partir le Neri. Personne ne le recevra avec autant de plaisir que moi.