" Mon cher Auguste
Je vous fais mon compliment sur les succès que vous espérez de vos transactions avec les cérusiers. J'avoue cependant que je ne comprends pas à quelle indemnité ils peuvent prétendre pour abandonner une industrie qui est reconnue nuisible à ceux qu'elle emploie, et je ne comprends pas davantage de quelle poche elle sortira. Enfin, je m'en rapporte à votre capacité et serai charmé de voir arriver le jour où mes actions feront entrer quelque chose dans ma poche.
Je serais ravi de l'acte d'indépendance du tribunal de première instance, si je pouvais me flatter que cela ouvrira les yeux du Pr[ésident] sur ce que le décret du 22 janvier a d'injuste et d'impolitique. J'ai toujours été convaincu qu'en revenant sur sa décision, du moment où il pouvait avoir des doutes sur sa justuce, il se ferait le plus grand honneur, et je n'ai pas changé d'avis. Mais, comme je suis convaincu que les mêmes conseillers qui l'ont lancé ou encouragé dans cette funeste voie feront tout au monde pour l'y maintenir, je ne me berce à cet égard d'aucune espérance.
Leur but est surtout par là de l'isoler des honnêtes gens et de l'avoir entièrement entre leurs mains, et au fait ils y ont parfaitement réussi. Je regrette donc que la décision du tribunal ait donné à cette affaire un nouveau retentissement, et qu'elle aura malheureusement pour effet inévitable de produire un acte violent de l'autorité contre le pouvoir judiciaire. Cela fera au Prince encore plus de tort dans le pays, car, comme le disait M. de Talleyrand, "Malgré les évolutions, la France est un pays de légalité".
Je fais mon compliment à Félix de la gloire qu'il tire de son succès ; avec quelques succès de ce genre nos affaires extérieures seraient dans un bel état. Si vous ne connaissez pas encore l'affaire des Lieux-Saints, je ne me donnerai pas la peine, ou à vous l'ennui, de vous expliquer de nouveau ; car je crois l'avoir fait verbalement et par écrit dans tous ses détails.
Pour ce qui est de Walewski, je ne le crois pas disposé le moins du monde à être trop anglais. Il me paraît au contraire fort en garde contre l'influence que le gouvernement britanique pourrait vouloir exercer dans ses intérêts et contre les nôtres. Selon moi, il pousse cela même un peu plus loin qu'il n'est raisonnable de le faire. Mais il a une tête véritablement politique ; il comprend ce qu'est la grande diplomatie. Il sent très bien que La Porte a besoin de notre appui, mais ne peut pas nous être un allié utile ; et que ce n'est que par l'entente de toutes les grandes puissances que la vie peut être conservée à ce corps moribond. Ce n'est pas en soutenent en 1840 les intérêts du Pacha contre le Sultan, et en 1852 ceux du Sultan contre le Pacha, que nous contribuerons à soutenir l'intégrité de l'Empire Ottoman.
Au reste, mon cher ami, ce qui me paraît important pour notre dplomatie, c'est de maintenir de bons rapports entre le Prince et les grandes Puissances. Il est impossible qu'il ne soit pas amené à se faire Empereur, et de la nature de ces rapports, dépendra la manière dont ce changement sera accueilli. Soyez certain qu'avant l'affaire des Lieux-Saints, on était tout autrement disposé pour nous à Petersbourg qu'on ne l'a été depuis. C'est à cela que je m'attache, et il est impossible que vous ne soyez pas de mon avis, qui si pour rétablir notre protection exclusive des Chrétiens en Orient à laquelle toutes les puissances chrétiennes sont aujourd'hui opposées, nous nous brouillerons avec l'Empereur de Russie, en cherchant à priver les Grecs schismatiques de leur part du Saint-Sépulcre ; et si en même temps en poussant le Sultan à des attaques contre l'autorité du Pacha, nous aurons - de gaieté de coeur, et sans servir aucun intérêt sérieux - gâté nos rapports avec deux puissances avec lesquelles il nous importe d'être en bonne intelligence.
J'espère du reste que le Président s'occupera beaucoup lui-même de la direction de ses Affaires Etrangères. Je lui crois des idées fort saines et j'avoue qu'il n'y a que lui qui me rassure à ce sujet.
Vous savez que Philip n'a jamais envoyé les caisses de vos tableaux et qu'il prétend ne pas en avoir connaissance. Si donc vous avez réellement l'intention de les vendre bientôt, il faut vous y prendre un peu d'avance pour les préparatifs nécessaires à leur transport. Si vous aviez dû les garder nous eussions préféré que vous ne les fissiez venir qu'après la saison ; car lorsqu'ils seront décrochés, notre salon aura besoin nécessairement d'être repeint, et cela eût été plus commode dans la saison morte. Mais vous comprenez bien que cette considération est sans importance s'il s'agit de les vendre à un moment favorable.
Adieu. Je vous embrasse.
Je désire que vous lisiez la partie politique de cette lettre au Pr[ince]"
* Morny, l'homme du Second Empire (Dufresne / Perrin / p.182)* Le secret du coup d'Etat (Guedalla-Kerry / Emile-Paul 1928 /p.300 à 304)
28 Avril 1852 | Charles de Flahaut à Auguste Morny | compliment du succès
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