15 juillet 1790 | Talleyrand à Mme de Flahaut | pensées philosophiques

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Contenu de la correspondance

"Si vous avez été aussi contente de votre place à la fête ridicule d'hier que je l'ai été de vous voir et de vous admirer où vous étiez assise, vous devez avoir supporté l'orage avec la même philosophie que votre ami Sieyès, qui en présence de seize personnes, me demanda, avec le sourire sardonique que vous lui connaissez, comment j'avais pu garder mon sérieux en exécutant si dextrement la bouffonnerie du Champ-de-Mars, et de combien de chrétiens, parmi les cent mille spectateurs, je croyais avoir reçu le serment national et chrétien. Je lui déclarai mon ignorance à cet égard. "D'après mon calcul, reprit-il, cela peut aller à cinq cents, y compris le duc (de Biron), vous, moi, et ceux de notre parti." S'il faut vous dire la vérité, ma chère amie, je crains qu'il n'ait encore exagéré le nombre des fidèles. Et tout philosophe que je suis, je déplore les progrès de l'incrédulité dans le peuple. Je partage l'opinion de Voltaire : soit que nous-mêmes nous croyions en Dieu, soit que nous n'y croyions pas, il serait dangereux pour toute société que la multitude pensât que, sans punition dans ce monde, et sans crainte d'un châtiment dans l'autre, elle peut voler, empoisonner, assassiner. Nous sommes dans un temps où les doctrines contraires à la morale sont plus à redouter que jamais, parce que les lois sont sans force et sans appui, parce que la masse du peuple se croit au-dessus d'elles. Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est l'intérêt que met l'Assemblée à entretenir dans le peuple cet esprit d'anarchie politique et morale. Je sais qu'il n'est pas très galant d'entretenir sa bien-aimée de rêveries philosophiques. Mais à qui pourrais-je confier mes pensées les plus secrètes, si ce n'est à vous qui êtes au-dessus des préventions et des préjugés de votre sexe ?"
"Pour moi, je ne sais, entre nous, lequel il faut plaindre le plus du souverain ou du peuple, de la France ou de l'Europe. Si le prince s'en repose sur l'affection du peuple, il est perdu et si, de son côté, le peuple ne se tient pas en garde contre le caractère du prince, je vois d'épouvantables malheurs, je vois couler des flots de sang pendant des années pour effacer l'enthousiasme de quelques mois. Je vois l'innocent enveloppé dans la même destruction que le coupable. Quoi qu'il arrive, ou la cause de la liberté est menacée, ou la tranquillité de la France est compromise.
Loin de moi la pensée de soupçonner Louis XVI d'être altéré de sang, mais un monarque faible, entouré de mauvais conseillers, devient aisément cruel, ou bien, ce qui revient au même, sa faiblesse laisse exercer des cruautés sous l'autorité de son nom. De quelque manière, donc, que j'envisage les conséquences des événements d'hier, je frémis sur l'avenir."
"Si mes frères en Jésus-Christ n'étaient pas des fous, ils suivraient mon exemple : ils penseraient un peu plus à s'assurer en France un sort heureux et s'embarrasseraient moins des scrupules de leur conscience et de leurs devoirs envers Rome. Après tous les serments que nous avons faits et rompus, après avoir tant de fois juré fidélité à une Constitution, à la nation, à la loi, au roi, toutes choses qui n'existent que de nom, qu'est-ce qu'un nouveau serment signifie ?"
"J'espère que votre pénétration n'a pu laisser échapper à quelle divinité j'adressais hier mes prières et mon serment de fidélité, et que vous étiez l'être suprême que j'adorais et que toujours j'adorerais. Comment va votre embonpoint ? Votre Charles aura-t-il un frère ou une sœur, ou est-ce seulement une fausse alarme ? Embrassez notre cher enfant. Je souperai avec vous demain. Brûlez cette lettre."

Flahaut (Françoise de Bernardy / Perrin / p.19-20)
Morny, l'homme du second empire (Dufresne / Perrin /p.20)
Talleyrand ou le cynisme (Castelot / Perrin / p.72-73-74)