Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut | Dossier 11 | trois lettres du 11 janvier au 29 juin 1824

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Correspondance familiale
Lettres de Madame de Souza à son fils Charles de Flahaut

Dossier 11

trois lettres du 11 janvier au 29 juin 1824

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 188)

11 janvier 1824

Il faut que je vous raconte un trait charmant d’Auguste et qui m’a rappelé les bons mouvements de coeur de Charles dans son enfance. Le jour de l’an, papa lui a donné le matin 20 francs en or, ce qui lui a fait grand plaisir. Vers deux heures, papa, moi et Auguste nous sommes sortis en voiture pour aller acheter d’autres étrennes pour des enfants. Papa avit le lumbago, e, si je l’ose dire d’un homme si bon, papa avait un peu d’humeur ; il m’a dit qu’il n’y voulait mettre que 10 f . J’ai répondu qu’il en fallait au moins 20. Il a repris qu’il ne le voulait point, j’ai répliqué que c’était nécessaire pour donner quelque chose d’un peu bien. Et nous étions à nous disputer lorsqu’Auguste, avançant un peu son corps pour se mettre entre M. de S… et moi, et n’être pas vu de lui, Auguste, sans tourner le tête vers moi, pose sa main sur mes genoux et y dépose sa pièce de 20 francs. Il y avait dans toute son attitude, dans sa crainte d’être aperçu par M. de S. tant de respect pour lui , et dans le sacrifice de son trésor tant de dévouement pour moi, que j’en ai été touchée jusqu’aux larmes.

Nous étions sur les boulevards, arrivés devant le passage du panorama, j’ai fait arrêter la voiture, et j’ai envoyé Auguste avec Louis chercher des pains de la … qu’il aime beaucoup. Dès qu’il a été parti, j’ai raconté à M. de S. ce qu’il venait de faire et pour aussi en a été si attendri que je l’ai entendu dire entre ses dents : il vaut mieux que nous tous. Vous excusez bien qu’après cela il n’a plus été question de disputer sur les étrennes; pour que tout le monde fut content, j’en ai acheté pour 15 francs. Vous voyez bien aussi qu’en ayant la pièce d’or sur mes genoux, je l’avais à l’instant rendue à Ayguste avec autant de mystère. Depuis je ne lui en ai pas dit un mot. Il est si bon, si simplement bon qu’il n’a pas besoin d’éloge pour se bien conduire, et je ne voudrais que des louanges ne fissent naître un peu de vanité dans une âme si pure ; il serait bien dommage d’y mêler le moindre argument. Enfin, il est excellent, mais léger, étourdi, comme une vraie linote. Si vous êtes contents d’Auguste, mandez-nous seulement que vous l’embrassez, mais ne parlez jamais de ce trait, que papa serait peut-être fâché que je vous eusse mandé, cette pauvre petite dispute ne tenait qu’au lumbago.
M. Brito est venu trois jours de suite me chercher pour me faire des excuses sur le paquet renvoyé. D’après ses explications, je ne le crois pas tout à fait aussi incapable et Manuel qui, entre nous, brouillerait un régiment, a sûrement bien amplifié la chose, cependant, il y en a encore assez plus que je ne demande plus à M. Brito aucun service de ce genre ni d’aucun genre.
Le Prince de Beauveau Père a eu hier une audience particulière du Roi. Il est nommé Pair, ainsi que M. … ; M. de Turenne, maréchal de camp, ce pauvre duc de Vicence est retombé, et il m’a dit, tout bas, avant hier (pour que sa femme ne l’entendit pas) Je suis plus mal que je n’ai jamais été. Ce sera un noble caractère, du moins sa pauvre mère est bien malheureuse. Brousset ne dit de ce pauvre duc lui a fait mettre deux … sur l’estomac. On dit que c’est un supplice affreux, mais il a toutes les sortes de courage. Voilà toutes mes nouvelles. Le comte et la comtesse de M… sont ici pour quatre mois et m’ont chargé de mille compliments pour vous. M. et Mme de …sont aussi arrivés. Elle est fort bien, sans être jolie, lui est très engraissé, l’on voit bien que c’est un coq en pâte ; enfin j’ai contribué à son mariage, ils paraissent heureux, et j’en jouis. Il m’a bien bien prié de le rappeler à votre souvenir.
je vous embrasse tous les cinq de tout mon coeur.
Les petites toussent-elles encore ?
Lord John Russell qui part aujourd’hui pour l’Angletere vous porte une pièce de vers sur le jour de l’An ; elle m’a paru charmante, et comme elle ne se vend point, j’ai pensé que vous ne pourriez point l’avoir et qu’elle vous ferait plaisir. Cependant, il ne faut pas la dédier aux enfants.
Je voudrais avoir, avec un fil, la hauteur des robes d’Emilie et de Clémentine. On fait actuellement de très jolies broderies en laines sur de la mousseline, et je leur broderai chacune une petite robe.
Adieu encore. M. le Roy entrant dans sa 87ème année est plus jeune et plus gai qu’Auguste. Il vous fait mille compliments, ainsi que les Lobau.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 189)

11 février 1824

Voilà j’espère une lettre datée, mais c’est que j’ai le coeur bien triste, et je marque plutôt le jour que ma lettre. Ma pauvre amie Mme d’Albany est morte, elle n’a été que onze jours malade et elle a fini avec une résignation bien digne de la force d’âme qu’elle a toujours eue. M et Mme de Lobau sont bien affligés de sa mort. C’était sa nièce favorite ; cette bonne tante était revenue à Paris il y a 18 mois, Félicité et moi nous la voyons tous les jours, et ce retour nous rend encore plus sensible le malheur de ne plus jamais la revoir. Le général Lobau m’a demandé son portrait, vous jugez que je n’ai pas voulu le lui donner (quoi que ce soit un portrait de famille), mais je lui ai promis qu’à ma mort vous le lui remettriez. Souvenez-vous en mon enfant. J’ai écrit à M. Fabre pour lui prier de me donner plus de détails sur les derniers moments de cette excellente femme, qu’elle eût mieux fait de nous rester ! au moins nous l’aurions soignée ! mais elle nous regrettait, elle était fâchée de partir, et cependant elle est partie parce que, disait-elle, son établissement était à Florence. Elle y sera donc pour jamais, et sans que ses derniers moments aient été consolés, adoucis par ses véritables amies. Je suis bien sûre que M. Fabre l’aura soigné avec un profond attachement, mais il me semble qu’elle s’accomodait mieux de notre douceur, enfin la destinée l’a voulu et je la regrette de tout mon coeur.
Ce temps-ci m’est affreux, c’est à présent que ma soeur a tourné à une fin prochaine et inévitable ; je n’avais besoin de cette seconde perte pour me la rappeler, mais je m’afflige pour deux amies sur lesquelles je pouvais compter, et que je ne verrai plus. Je suis vieille et je ne persuade pas encore comment un instant peut vous enlever à la plus ardente affection ; comment ni les cris ni les larmes ne peuvent arrêter une seconde cette âme que vous aimiez, et qui vous aimait, enfin, je suis profondément triste, mais parlons d’autre chose car je ne veux point porter dans votre solitude de si noires pensées.
Je pense qu’en effet ce grand voyage avec 4 marmots sera une chose difficile pour vous, et bien fatigante pour Marguerite ; qu’elle fasse vacciner le nouveau venu avant de l’embarquer, car je crois que le vaccin d’ici n’est pas bon. C’est étonnant ce qui est mort de la petite vérole cette année, il est vrai que le peuple ne se fait plus vacciner, et c’est donc le peuple.
Je crois vraiment Emilie un petit prodige, c’est un enfant qu’il faut élever en courant, je suis persuadée qu’elle n’aura jamais besoin d’être grondée, ni punie. Pour la pauvre Clémentine, vous devriez la laisser un an à mon entêtement, et à ma patience.
On a adouci la loi qu’on avait portée d’abord contre les petits proscrits de Louis le Grand. Ils pourront être admis dans les autres collèges. On a trouvé dans le pupitre de l’un d’eux la preuve de leur conjuration, et voici le corps du délit. Vous vous souvenez qu’ils étaient furieux contre le nouveau proviseur qu’on leur a donné et qui est lui-même un irato (?) Il y avait donc dans ce pupitre une espèce de circulaire que les enfants s’étaient fait passer entre eux ; elle était comme en ces termes : « Lorsqu’à la grand’messe on nous dira d’entonner le Domine Salvam Fac Reginam, il faudra tous nous arrêter à Fac pour faire bisquer le proviseur. » Comme ils se l’étaient promis, ils l’ont fait ; et vous jugez que le voile du temple s’est déchiré ; lorsqu’après ce Fac crié du haut de leur tête, avec leurs voix pointues, il a succédé un silence à entendre une mouche voler ; certes ils méritaient d’être punis, un peu de pain et d’eau leur aurait fait du bien, mais chasser, à 9h du soir, c’était beaucoup trop.
Adieu, mon enfant, je finirai ma lettre demain.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 189)

12 février 1824

Je n’ai d’autres nouvelles à vous annoncer, si ce n’est que cette nuit il a gelotté bleu et que cela m’a donné des douleurs de côté, car … , j’ai beau garder ma chambre je sens toutes les variations de la température au coin de mon feu. Voilà un des agréments de ce beau côté de la vie où je me trouve.
Est-ce que vous n’avez point reçu la lettre de bonne année d’Auguste, il s’étonne fort que vous ne lui répondiez point, moi je vous demanderai aussi si vous n’avez point reçu mes deux jolies histoires de Ferdinand VII, et je commence comme Auguste à me formaliser.
Ma très chère fille, je suis bien occupée de vous, je désire bien que vous ayez un garçon, ne fut-ce que pour changer. Je voudrais déjà tous vous voir, et je suis bien curieuse de juger de la beauté de Georgina. Emilie embellit-elle ? Je voudrais bien l’embrasser ainsi que Père, Mère, et toute la couvée.
Croyez, ma chère fille, à mon tendre attachement, à ms voeux pour votre bonheur, pour votre santé. On dit ici Tullyallan un Royal château. Charles, je ne vous embrasserai que lorsque ma commission Muron sera faite, tenez-vous le pour dit, mais dépêchez-vous, car il m’est fort désagréable d’avoir de l’humeur, c’est ma triste disposition.

Madame de Souza
à son fils Charles de Flahaut
(pièce 190)

29 juin 1824

Je viens de passer 20 jours véritablement au supplice. La pauvre petite fille de Mme Linhares qui avait eu 11 heures de convulsions est tombée aussitôt dans un sommeil de mort. Et malgré tous les remèdes (qu’on a commencé trop tard) car M.de Linhares, par excès d’affection pour cette pauvre petite a été 8 jours sans permettre qu’on lui mît de vescicatoire, mais il ne faut pas dire cela car il est trop malheureux aujourd’hui. cependant il est bien sûr qu’il a tué sa fille par excès d’affection.
Enfin cette pauvre petite est morte hier après avoir lutté vingt jours, et la mère me désirait toujours près d’elle parce que je la consolais et quelquefois faisais entendre raison à ce mari qui a le meilleur coeur qui soit au monde, mais pas le sens commun, et qui par-dessus le marché a lu des livres de médecine qui lui ont été bien funestes dans cette occasion. Du reste, peut-être serait-elle morte également, mais Dupuytrain dit q’elle avait de l’eau dans la tête, que cependant si on lui eût mis les vescicatoires plus tôt, on aurait peut-être empêché l’épanchement, mais Dieu le sait, je n’ai de ma vie vu une plus belle et plus jolie petite fille, à son âge de 22 mois, elle entendait parfaitement, et sans jamais se tromper l’italien car sa nourrice était italienne, le portugais et le français. Elle comprenait dans les trois langues tout ce qui était à sa portée. Enfin, elle était charmante ! Mais où vais-je me laisser aller à vous parler de tout cela qui ne vous intéresse pas du tout. C’est que je n’ai pas une autre pensée et que de longtemps cette scène de désolation ne me sortira pas de la tête.
Parlons d’Auguste. C’est éonnant comme il aime la géographie. Hier encore il était le 6ème ce qui le place sur le banc d’honneur, car on donne le samedi les places pour la semaine suivante, et toujours d’après le travail de la semaine qui vient de finir. On en est très content sauf le bavardage qui est incorrigible parce que son esprit est trop vif. Il ira à Nogent aux vacances, avec les petits L’Aubepin et Losterie passer 15 jours avec M. Carbonnel. Je crois que l’air de la campagne lui fera grand bien et il s’en fait une fête dont il tremble de joie.
Je ne suis pas étonnée de l’entêtement de Clementine, parce que vous étiez tout de même, cela passe, ou du moins cela se modifie, il y a beaucoup de ces entêtements dont il faut se moquer, devant elle, sans parler à elle, les enfants comprennent beaucoup plus de choses qu’on ne croit, et si elle sait que d’être entêtée est une vraie sottise, vous la corrigerez plus sûrement que par les batailles. A-t-elle eu bon coeur, vous aime-t-elle, enfin aime-t-elle quelqu’un ? Parlez-moi plus en détail de ce petit caractère qu’il faut corriger doucement. Je suis bien aise que Georgina soit une seconde Emilie car on n’a jamais vu un plus joli enfant, embrassez-les bien toutes trois pour moi.
Il n’y avait qu’une robe pour Mme Muron. Si votre bonne intention avait été d’en donner deux, vous pouvez recommencer ; au plaisir qu’a fait la première, vous pouvez juger de celui que causera la seconde, mais il faut toujours 7 aunes de France, car cette mode de garniture emploie beaucoup d’étoffe.
Nous n’avons aucune nouvelle du Portugal, ni de Louis. Cependant, on assure que Jean VI donnera à son pays la constitution anglaise. Il n’y a qu’un Roi libéral qui puisse vendre les peuples royalistes.
J’ai vu lord Howick et son frère une seule fois, parce que j’étais chez cette pauvre Mme de Linhares ; ils n’ont resté que trois jours à Paris, et sont repartis pour Genève, ils doivent revenir ici au mois d’octobre. Lors Howick me paraît bien faible, il n’entends point le français. Le frère a une jolie figure et paraît plus fort. Ld Howick boîte bien plus que M. Henry Fox. Sa figure est pleine de boutons, et je doute qu’il vive bien longtemps. Dites-moi ce que vous pensez des deux que je voie si mon esprit de divination m’a bien servi.
Je travaille pour vous ma très chère fille et j’espère vous envoyer bientôt un grand et large tabouret pour mettre les pieds de Charles quand il aura la goute. C’est un mal qui va à la dignité d’un seigneur de château.
Je vous embrasse tous les cinq de tout mon coeur. La mort de cette pauvre petite, les scènes de désolation de cette maison ont replongé papa dans sa mélancolie, et m’ont fait bien mal au côté.
Le miroir est arrêté, cela vous est encore bien égal, mais c’est encore une de nos contrariétés. Il faut bien que vous en entendiez parler.
M. Vernet sera très marqué, on dit que cela lui est bien égal, j’en doute, personne n’aime à perdre.
Nous avons ici un temps affreux, l’été est allé voyager en Russie, où il y a 30 degrés de chaleur, tandis qu’hier encore nous avions du feu. M. Fin (?) vient de faire paraître ses mémoires qu’on dit fort curieux, les avez-vous ? Je n’ai pas encore eu le premier.
Donnez-moi l’adresse de Tullyallan. On dit que c’est le plus beau château qu’il y ait en Ecosse, les habitants de Meiklour ont dû bien vous regretter.
Quelqu’un qui tient de très près au château m’a confié sous le secret que M. le duc d’Angoulême avait par-dessus la tête des Royalistes, de l’armée de la foi, et de la Régence de Madrid, je le crois. Du reste, S.A.R. s’est fait très aimé de son armée. Mais je ne serais pas étonnée qu’un beau matin la Régence le priât de se mêler de ses affaires. C’est dans l’orgueil espagnol. Leurs mendiants ne se disent-ils pas gentilhommes en demandant l’aumône. Que dit l’amiral Fleming ?
Adieu encore, je vous embrasse de tout mon coeur.

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